Chapitre V

Excursion à Copa-Cabana. – Sauvés par un bambin. – Le jardin botanique. – L’Hospicio Don Pedro II.– L’orphelinat de Sainte-Thérèse. – Le Casino Fluminense. – Encore le bureau de colonisation. – Le téléphone. – Le marché. – Les aumônes impériales. – L’Hospicio de la Misericordia.

Le 17 juin, à six heures du matin, le soleil darde ses rayons derrière les montagnes, de l’autre côté de la baie et sur les cimes opposées. La ville au pied de la colline se réveille, et les gens endimanchés se meuvent, dans toutes les directions ; je descends à Praja do Framengo, chez M. Duvivier. Sans perdre du temps, nous montons à cheval et nous voilà en route pour Copa-Cabana, où l’aimable banquier veut me montrer le nouveau quartier qu’il va faire surgir en cet endroit. Il est concessionnaire d’un tramway qui aboutit à une plage superbe. Il se propose d’élever dans la mer, sur des poteaux de fer, un magnifique établissement de bains. Je l’informe de la destruction par le feu de la Jetée-promenade de Nice et l’engage à prendre ses précautions. Après une heure de marche au pas et au trot, nous laissons à gauche le cimetière, garni de monuments de marbre, et gravissons une charmante colline que le tramway traversera en tunnel. Au sommet, un docteur, fusil au bras, fait mine de nous barrer le passage ; il entend nous conduire chez lui et nous offrir café et vin de Porto. Comme il apprend que nous pressons le retour pour assister à la messe, il nous dit : « Voilà, sur ce rocher là-bas, la chapelle ; la messe s’y dit à dix heures, il est neuf heures ; vous n’avez que le temps d’arriver. »

Nous descendons donc l’autre pente de la colline et arrivons à la plage, couverte d’un sable fin et blanc qui éblouit nos yeux. Le soleil est brûlant, il faut attirer un peu d’air par la vélocité du galop, et nous voilà galopant, galopant. À dix heures moins cinq minutes nous sommes au pied du rocher, sur lequel les pêcheurs étendent leurs filets. La montée est rude, au point que mon compagnon voit sa selle retomber en arrière. À dix heures nous étions à la chapelle, mais la messe avait été dite à neuf heures. Le docteur, sans doute, n’y était jamais venu. Déjà, en approchant de Rio, j’avais admiré cette gracieuse coupole couronnant le rocher en dehors de la baie ; jamais je n’aurais pensé qu’un jour je me trouverais sur la terrasse de ce petit monument. La vue en est excessivement gracieuse ; les lames de l’Océan se brisent à ses pieds et on a en face un îlot sur lequel un ingénieur français élève un phare électrique. Mais l’heure avancée nous laisse peu de temps pour la contemplation. Nous saluons deux amazones et leur cavalier qui nous avaient rejoints, et, pour éviter le sable brûlant, nous nous engageons à gauche dans une petite forêt, avec l’espoir aussi d’abréger la route par une diagonale. Mal nous en prit, car, une demi-heure après, ayant perdu le sentier, nous nous trouvons engagés dans les broussailles, sans issue. Les branches menacent nos corps et nos têtes ; les chevaux eux-mêmes ne peuvent avancer qu’avec peine. Forcés de descendre et de les conduire à la main, nous errons par des tours et détours, revenant sur nos pas, et nous engageant dans toutes les directions, lorsque enfin, en percevant au loin le toit d’une maison, M. Duvivier pousse à pleins poumons ce cri : O di casa. Une voix répond, mais on ne voit personne. À la fin, un enfant de sept ans paraît, et nous reconduit jusqu’au chemin. Sauvés par un bambin !

Rio-de-Janeiro. Avenue des Palmiers au Jardin botanique.

Nous aurions eu envie de fouetter le docteur, mais le temps pressait et un galop effréné nous conduit bientôt à Praja de Buttafogo. M. Duvivier trouve prudent de ne plus affronter le soleil et laisse les chevaux dans une écurie pour prendre le tramway. À midi nous rentrions chez lui ; un bain froid restaure les membres et un bon déjeuner redonne des forces. Mme Duvivier fait les honneurs de la maison avec grâce et simplicité. On fait un peu de récréation avec ses quatre charmants bébés, puis M. Duvivier prend le chemin de la ville pendant que, dans la direction opposée, je me rends à l’Orto botanico.

Après une heure de bond sur une route pittoresque, j’arrive à ce superbe jardin. Une allée de palmea gigantea s’étend jusqu’au pied de la montagne. Ces véritables géants portent leur plumet à 30 mètres dans les airs ; ils n’ont que le défaut d’être trop hauts. Le vert gazon qu’on appelle ici grama forme partout une gracieuse pelouse sur laquelle s’élèvent par-ci par-là des bouquets de bambou, des espèces de joucas dont les feuilles tournent autour du tronc en forme de spirales ; des bouquets de palmiers variés, parmi lesquels je remarque le palmier bambou et une espèce de palmier qui laisse tomber du tronc des racines qui, venant se souder au sol tout autour, forment comme une rangée de pieux qui l’étayent. Parmi les géants, je compte le jacquier, le manguier, l’araucaria et bien d’autres dont j’ignore les noms. Je vois par-ci par-là de gracieuses pièces d’eau, et j’arrive à une charmante petite cascade à plusieurs étages, ombragée par des géants séculaires. Là-dessous sont disposés des bancs et des tables de pierre sur lesquelles diverses familles étendent des journaux en guise de nappe et distribuent la nourriture à de joyeux enfants. Excellent usage que celui des piques-niques à la campagne, mais je doute que le jardin botanique, si admirablement disposé pour cela, soit accessible au grand nombre. Il faut environ deux heures pour l’atteindre en tramway, et le prix est de 400 reis (1 fr.) pour l’aller et autant pour le retour. Une famille de 10 personnes aura donc à dépenser 20 fr. seulement pour le transport. Il est bien vrai que l’ouvrier est, ici, dans l’aisance, puisqu’il gagne de 7 à 8 fr. par jour, mais les nombreuses familles absorbent facilement ce gain dans la nourriture, le logement et le vêtement. C’est pourtant la famille ouvrière qui a le plus besoin de respirer, le dimanche, l’air des champs ; de ranimer ses forces à l’atmosphère pure, de relever son esprit et son cœur aux beautés de la nature.

En face du jardin, une grande affiche, avec le mot Restaurant, me fait croire que j’y trouverai patron ou domestique français ; pas un ne parle cette langue, et j’ai recours à mon mauvais portugais. À l’ombre des manguiers, sur une grande table, des mets variés sont étalés : un mécanisme en forme d’horloge fait tourner deux grandes ailes qui, se promenant au-dessus des plats, en chassent les mouches. Je goûte la bière du pays ; elle ressemble bien plutôt au cidre de Normandie. Enfin le bond arrive et me ramène à Buttafogo, d’où je gagne l’hospice don Pedro II.

Cette immense construction a été commencée en 1841, et forme un véritable palais, plus somptueux que celui de l’empereur. C’est la royauté du pauvre, du malheureux, qui se trouve ainsi honorée, c’est de l’ordre chrétien. L’établissement est en effet destiné à la plus grande des misères qui affligent l’humanité : c’est l’hôpital des fous. Il a la forme d’un immense carré coupé en deux par la chapelle ; à gauche sont les hommes, à droite les femmes. Les malades tranquilles occupent le premier étage ; les furieux, le rez-de-chaussée. Dans le grand salon, je vois la statue de l’empereur Pedro II, protecteur de l’établissement : il a à sa droite le buste de José Clément Pereira, et à sa gauche celui de Ivan de Boles Pinto, les deux promoteurs de l’institution. Il y a aussi celui du commendator Thomé Rivero de Farias, qui a donné le terrain. On ne saurait jamais assez honorer la mémoire de ces hommes qui mettent leur fortune et leur activité au service de leurs frères malheureux ; ils sont les instruments fidèles de la bonté du Père céleste, qui a créé le riche pour qu’il soit le serviteur du pauvre. Vingt-deux Sœurs de Charité prennent soin de l’établissement, et la cornette se tire d’affaire, même avec les fous. Le Père Hehn, lazariste, survient avec le supérieur du petit séminaire de la ville de San-Paulo, et nous formons ainsi : une petite caravane pour parcourir les différentes salles.

Partout grande élévation des plafonds, aération parfaite ; aussi, malgré la haute température, on ne sent ici aucune de ces odeurs fétides habituelles aux établissements de cette nature. La maison abrite environ 400 malades ; les hommes sont un peu plus nombreux que les femmes ; mais, par contre, celles-ci, de l’aveu des Sœurs, donnent plus de fil à retordre. Il y a 15 pensionnaires de première classe, logés en chambre ; ils payent 5 000 reis par jour (10 à 12 fr.) ; 24 sont dans la deuxième catégorie, et payent une pension de 3 000 reis par jour ; 40 de la troisième catégorie donnent une pension de 2 500 reis ; le reste est gratuit. Dans la première et la deuxième classe on compte des personnes distinguées. Dans ce siècle de la vapeur et de l’électricité, bien des cervelles sont emportées par le mouvement trop rapide de la vie.

Les bonnes Sœurs se livrent à des études comparatives entre les folies des diverses nationalités, car il y a ici des gens de tous les pays. Pour confirmer leur dire, elles nous appellent tantôt un Allemand, tantôt un Français, tantôt un Portugais ou un Brésilien, et toujours l’examen de l’individu donne raison à leurs observations. Le Brésilien a la folie douce ; le Français, furieux ou gai, fait volontiers de l’esprit ; celui que nous interrogeons se dit Jonathas : Vous aimez donc le miel ? lui dis-je ; et il répond : J’aime l’abeille, elle est discrète et gracieuse… et ainsi de suite. L’Anglais est morne ; l’Allemand, têtu, et l’italien déclame : celui qu’on me présente est Gênois, il préfère me demander des sous pour acheter des cigares. L’Espagnol est méchant, et le nègre insolent.

À la chapelle, de beaux chandeliers et candélabre exécutés par les fous ornent l’autel ; dans le compartiment des femmes une salle d’exposition contient des fleurs artificielles et des broderies exécutées par les folles et vendues au profit de l’œuvre. La maison vit de dons et de legs, et quatre loteries annuelles complètent les sommes nécessaires à son entretien.

Les Sœurs élèvent là 40 orphelines qui sont employées comme domestiques dans la maison. Nous passons à la cuisine. Au réfectoire nous trouvons les bols prêts à recevoir le thé. L’ordinaire est ainsi composé : à sept heures, café ; à midi et demi, dîner avec mets variés et viande fraîche cinq fois par semaine ; à cinq heures et demie, le thé. La pharmacie, les douches, les bains sont des modèles d’ordre. Chez les femmes, une vieille Espagnole, couronne en tête, se croit l’impératrice et nous aborde avec une grande dignité ; mais, au rez-de-chaussée, les pauvres furieux inspirent des sentiments de profonde pitié. Le P. Henh réunit les Sœurs, heureuses de voir un compatriote porter intérêt à leurs œuvres. Je quitte ce séjour de la douleur pour me rendre, un peu plus loin, au Recoglimento das orphas de la Santa Casa, connu aussi sous le nom d’orphelinat de Sainte-Thérèse. Cet établissement, confié aux Sœurs de Saint-Vincent de Paul, est sous la direction de l’administration de l’hôpital de la Miséricorde. Il est richement doté et contient 200 orphelines de toute nationalité. Ne sont admises que les orphelines de père, et nées d’unions légitimes. Lorsqu’elles sont majeures, on les marie avec une dot de 2 500 fr. et un trousseau confectionné par elles. La maison n’a qu’un rez-de-chaussée ; elle est vaste et bien aérée. J’y vois une grotte de Lourdes, une belle chapelle et un petit théâtre : la récréation est, aussi bien que la prière, un besoin de la nature humaine. Là encore les bonnes Sœurs se livrent à des études sur les caractères des diverses nationalités : les Brésiliennes et Portugaises aiment la danse ; les Espagnoles excellent dans les castagnettes ; les Anglaises sont masculines ; les Italiennes aiment la poésie ; les Françaises, la coquetterie ; les Allemandes sont entêtées ; les négresses orgueilleuses. Nous parcourons les classes, et les élèves, croyant me saluer en français, me disent : Bonjour, Señor ; d’autres plus habiles, disent : Bonjour, Seigneur. Sur toutes ces jeunes figures de toutes les nuances, on lit la joie, la paix, le contentement. Déjà, j’avais visité les établissements des Sœurs sous tous les climats. En Orient, les Arabes les appellent les filles du ciel ; et la joie, la paix et le contentement sont en effet des fruits du ciel.

Qui est l’étranger, qui nous fait l’honneur de nous visiter ? demande la supérieure. C’est Michel, répondis-je. Pressé par le temps, je les laisse à deviner qui peut bien être cet étrange Michel et me sauve à l’hôtel. Vista Allegre, où j’arrive après deux heures, bien avant dans la nuit.

Le lendemain, fatigué de l’excursion et du soleil de la veille, je reste à l’hôtel pour écrire aux amis et rédiger mon journal de voyage. Le 19 juin, je rends visite à M. Galvao, directeur de l’École polytechnique. Cette école réunit environ 300 élèves, mais l’École de droit en a 700 et celle de médecine 1 000. Clients, sur vos gardes ! Il y a une seconde école de droit à San-Paulo. Les pays gouvernés par les avocats en général ont peu prospéré.

Je vais prendre congé de M. Netto, directeur du musée ; il veut bien accepter d’envoyer quelques objets à la fête projetée par la Société de géographie de Lyon. Avec beaucoup d’amabilité, il m’offre de m’envoyer quelques-uns de ses écrits que j’échangerai avec mes récits de voyage.

Enfin, je remplis un devoir en allant remercier le vicomte de Buon Ritiro pour toutes les bontés dont il m’a comblé. Il demeure à la campagne, à 2 lieues de la ville ; la route est pittoresque, et son gentil pavillon est caché dans un bouquet d’arbres et de bambous, sur un des monticules du quartier Ingenio nuovo. Il est à dîner, mais l’étranger ne fera pas antichambre. À peine annoncé, il est introduit et admis à la table de famille, où il reste le temps nécessaire pour exprimer ses remerciements. Pour ne pas abuser, je me retire, encore une fois charmé de la bonté et de la simplicité des grands de ce pays.

Le soir, à sept heures, je redescends la colline de Santa-Theresa pour assister à une réunion de charité. J’y trouve des professeurs, des conseillers de la Couronne, des avocats, des hommes du monde. On m’apprend l’existence d’une association de dames de charité pour la visite des pauvres. Je leur indique le précieux concours que ces associations, en France, trouvent dans les Sœurs de Charité ; j’engage ces messieurs à organiser un cercle de jeunes gens ; ils portent au bien l’ardeur de leur âge, et si on néglige de les diriger vers le bon côté, ils plieront vers le mal. Leur activité ne pourrait rester sans emploi. M. Galvao me présente à M. Lopo Denis et Cardeiro : ce monsieur est un des administrateurs du Casino Fluminense, et veut me faire visiter ce magnifique établissement. Il me montre avec enthousiasme les lambris dorés de la grande salle de bal, les nombreuses glaces, les appartements pour la toilette de l’impératrice et de ses dames, et celui destiné à l’empereur. Il me fait remarquer quatre grandes amphores, pour les rafraîchissements, qui ont coûté 15 000 fr. Ce cercle, le plus important de Rio, appartient à une Société d’actionnaires ; les actions sont d’un conto de reis ou million de reis, soit 2 500 fr. On est reçu sur présentation et moyennant 120 fr. l’an. L’administration organise quatre bals dans l’année ; toute la société distinguée du Brésil y assiste, et la famille impériale ne manque jamais d’y venir. Le 29 nous avons le bal d’hiver, me dit M. Lopo, je serai heureux de vous donner une carte d’invitation ; vous pourrez ainsi voir réunie toute notre noblesse. Je remercie M. Lopo, mais, obligé de continuer ma route, je ne pourrai profiter de son invitation. L’administration du casino met son superbe local à la disposition des œuvres charitables. Tous les ans, environ douze concerts de charité ont lieu dans ses vastes salons. M. Lopo est président du Jockey-Club et voudrait me voir assister aux prochaines courses ; mais j’ai moi-même une course bien longue qui m’empêche de trop m’arrêter dans chaque ville.

Me disposant au départ, je prends des renseignements auprès des diverses compagnies de bateaux à vapeur qui vont à Montevideo. Les Messageries maritimes et le Pacific Steam C° refusent de prendre des passagers pour cette destination : elles pensent ainsi éviter la quarantaine. La Compagnie brésilienne n’a que de petits navires, qui font escale à tous les ports du littoral, et mettent dix jours dans le trajet ; mais la Royal-Mail de Southampton a un navire qui doit toucher à Santos le 27, et je me dispose à gagner ce port qui, cette année, a été exempt de la fièvre jaune. Cette combinaison me permettra de visiter en route une fazzenda de sucre et une de café, de parcourir 700 kilomètres dans l’intérieur et de voir la ville de San-Paulo. Je ne veux pas quitter Rio sans voir le marché et l’Hospicio de la Misericordia, et sans essayer d’avoir encore des renseignements plus précis sur la colonisation. J’étais déjà allé au bureau de renseignements das terras sans y avoir appris grand-chose. M. Duvivier me fait observer que je me suis présenté sans lettre de recommandation ; il m’en procure une par un de ses amis et me fait espérer meilleure réussite : or, il advint que la lettre était pour un employé et non pour l’inspecteur. Celui-ci déclare que, ne lui étant pas adressée, il ne peut l’ouvrir, se montre un peu étonné de ma nouvelle démarche, et dit qu’il n’a pas d’autre renseignement à me donner. Sur mon insistance et mes interrogations, il m’apprend qu’on vend aux immigrants de 30 à 60 hectares de terre au prix de 2 reis la brasse carrée (un peu plus de 4 mètres carrés) et qu’ils le paient par cinq acomptes égaux dans les cinq ans qui suivent les deux premières années, pendant lesquelles ils ne paient rien. Ils peuvent se libérer avant ce temps, et aussitôt le prix payé, ils sont propriétaires définitifs. Ils peuvent demander la naturalisation. Dans ce cas, ils acquièrent les droits politiques et sont éligibles et électeurs lorsqu’ils possèdent une rente de 200 fr. et qu’ils savent lire et écrire. Ils peuvent aussi garder leur nationalité, et leurs enfants nés ici sont traités sur le pied de la réciprocité de leur nation.

Comme j’insiste pour avoir un manuel ou traité indiquant ces choses, il me fait remettre un opuscule imprimé en 1865, ayant soin d’ajouter que son contenu a subi de nombreuses modifications. Ce bureau serait mieux nommé le bureau de non-renseignement. Aux États-Unis l’immigrant trouve à ce bureau, non seulement les brochures, mais toutes les explications verbales qu’il désire, avec les échantillons des blés, maïs, soie, vins, grains, etc. Lorsqu’il désire aller visiter les terres, les compagnies de chemins de fer lui donnent un billet gratuit pour l’aller et il n’aura que le retour à payer. Rien donc d’étonnant que l’immigration, qui, aux États-Unis, s’élève déjà à 7 ou 800 000 immigrants par an, se chiffre à peine ici par une moyenne annuelle de 27 000 colons, desquels il faut défalquer les départs. Mais aux États-Unis, le plus souvent l’immigration est provoquée par des compagnies qui ont des terres à la suite de concessions de chemins de fer. Pour vendre ces terres et rendre le chemin de fer productif, elles ont intérêt à faire connaître les richesses à exploiter, pendant qu’ici le soin de l’immigration est confié au gouvernement. Celui-ci n’aura jamais l’énergie et l’activité de l’intérêt privé.

M. Duvivier me conduit encore au bureau central d’une seconde compagnie de téléphones dont il est membre. Elle ne fonctionne que depuis trois mois, et déjà elle a plus de 300 abonnés. Quatre employés sont occupés à joindre les fils selon les demandes : ils parlent à voix presque basse, car, obligés de parler du matin au soir, ils ont besoin de ménager leurs poumons.

Au marché je remarque presque tous les fruits et légumes de l’Europe, à côté des fruits et légumes de la zone tropicale. Les légumes sont un peu plus chers que chez nous ; la viande fraîche coûte 1 fr. le kilo, la viande salée des pampas 1 fr. 25. mais elle est sans os ; en cuisant elle augmente en volume. Un poulet se vend 1 fr. 50, une poule 3 à 4 fr., les œufs 2 fr. la douzaine.

En passant devant le palais de l’empereur, je vois un attroupement de pauvres ; on me dit que c’est le jour de la distribution des aumônes. L’empereur, non seulement fait une large distribution chaque mois, mais il fait étudier à ses frais des garçons intelligents appartenant aux familles nombreuses : une personne bien renseignée m’assure qu’il dépense ainsi en bienfaits 500 000 fr. par an : le quart de sa dotation. Puisse l’exemple être suivi par tous les souverains ! Il y aurait moins de nihilistes !

Désireux d’emporter une collection de photographies de ce pays, je parcours un grand nombre de magasins, mais elles sont rares, chères et d’une exécution qui laisse à désirer. Les Japonais ont fait plus de chemin dans cet art.

Enfin j’arrive à l’Hospicio de la Misericordia. C’est un riche et vaste palais, à côté duquel ceux de l’empereur disparaissent. Il a 500 pieds de long et quatre ailes parallèles de même longueur, séparées par jardins et cours. Il n’a qu’un étage sur rez-de-chaussée, mais la hauteur des plafonds est au moins de 7 mètres : aussi l’aération est parfaite et on ne sent pas l’odeur d’hôpital.

Soixante Sœurs françaises de Saint-Vincent de Paul servent les 1 200 malades de l’établissement et distribuent en outre journellement, sur recette du médecin, des médicaments à environ 600 personnes qui viennent du dehors.

Sous le vaste porche, je remarque la statue des deux Pères jésuites fondateurs de l’œuvre. Je parcours les vastes salles, les cuisines, la pharmacie, les lingeries. Partout propreté et ordre parfait. J’aurais voulu voir les malades de la fièvre jaune, mais ils ne sont pas là. Pour éviter la contagion, on envoie les fiévreux dans un établissement spécial au-delà de la baie. Cette année, les cas ont été nombreux au fort de l’été (décembre et janvier) ; ils dépassaient cent par jour et presque tous étaient mortels. Les étrangers y sont plus sujets que les autres, spécialement les natures fortes des Portugais et des Italiens. Cette horrible maladie, importée de l’Amérique centrale, est connue ici sous le nom de febbre amarilla, ou vomito negro. Elle consiste en un empoisonnement du sang qui se traduit souvent par des vomissements et des selles noirâtres : on en meurt au bout de quelques jours. Si on traverse le septième jour, on peut en guérir ; on la soigne ou par la glace, qui arrête le vomissement, ou par les sudorifiques et les purgatifs.

Je crois que le jour viendra où chez toutes les nations on comprendra la nécessité de ne plus parquer les malades dans les vastes salles d’immenses établissements où ils s’empoisonnent mutuellement.

Le système allemand de les placer à la campagne au milieu des arbres, de séparer les maladies par maisons isolées, et les degrés de la même maladie par des chambres contenant au plus quatre malades, a donné d’excellents résultats : le nombre des guérisons est bien plus considérable que dans les anciens hôpitaux, et déjà il est imité avec succès au Japon et aux Indes orientales.