Départ pour l’intérieur. – L’esclavage. – La filature de Macaco. – La plantation de D. Pedro Paes-Leme. – Son usine à sucre. – Une famille heureuse. – J’arrive à Barra do Pirahy. – La fazenda de café du baron de Rio Bonito. – La forêt vierge. – La plantation des caféiers. – Cueillette du café. – Préparation. – Coût de production et prix de vente. – Les 800 esclaves. – Les fauves et le gibier.
Je devais dans l’intérieur visiter les fazendas de M. Pedro Paez-Leme à Belem et du baron de Rio Bonito à Barra do Pirahy. Après le dîner, je boucle mes malles et recommande au garçon de ne pas manquer de m’éveiller le matin pour que j’arrive à la station pour le train de 7 heures. Au milieu de la nuit, il frappe à ma porte en me disant : « Le coq a chanté et il fait clair. » C’était le clair de lune, et je l’envoie dormir. Je dors moi-même encore quelques heures, et à 7 heures je suis à la gare du chemin de fer D. Pedro II. Le matériel a été construit par les Américains du Nord, et il me semble voyager sur une ligne de New-York.
Je suis heureux de retrouver ici M. Bonjean, qui se rend à son usine de Macaco : il me présente M. Oliveira, un des trois propriétaires de l’usine. Chemin faisant, la conversation tombe sur la question de l’esclavage. La loi de 1871, qui a déclaré libre tout enfant né d’un esclave, en a diminué le nombre de 300 000 jusqu’à ce jour, soit par les décès, soit par l’affranchissement volontaire ou le rachat au moyen des fonds établis par la susdite loi. L’empereur et les communautés ont affranchi 9 000 esclaves ; les particuliers, 70 000. Il en reste encore environ 1 300 000, et on voudrait voir la besogne marcher un peu plus vite. Le parti libéral verrait volontiers la mise en liberté immédiate de tous les esclaves avec ou sans indemnité pour les propriétaires. Le parti conservateur désire voir cesser au plus tôt l’esclavage, mais il croit atteindre le but en améliorant simplement la loi de 1871. De par cette loi, tout esclave qui n’a pas été déclaré devient libre. On recherche les omissions de déclaration et on espère arriver ainsi à en délivrer une centaine de mille. Peut-être augmentera-t-on la capitation ou impôt sur chaque tête d’esclave ; cela déprécierait la marchandise et faciliterait le rachat. Entre les impatients et les attardés, les sages trouveront le juste milieu pour faire cesser cette plaie hideuse sans causer trop de perturbation et en ménageant une heureuse transition au travail libre.
M. Oliveira me parle aussi d’un essai de colonisation qu’il fait dans la province de Santa-Catharina, sur les terres du comte d’Eu. Les colons, en arrivant, y trouvent leur petite maison et reçoivent assez de terres pour faire de brillantes affaires : ils appellent alors leurs parents et leurs amis, et la propagande se fait d’elle-même. Pour que l’émigrant quitte volontiers son pays natal, il faut qu’il puisse se dire : un tel que je connais a fait dans tel pays sa fortune, j’y ferai aussi la mienne.
Tout en causant, nous arrivons vers neuf heures et demie à Belem. Là, un nègre se présente au nom de M. Paes-Leme, pour m’annoncer que la voiture qui doit me conduire chez lui est à la gare ; mais MM. Bonjean et Oliveira désirent me faire visiter leur belle usine de Macaco. Je renvoie donc la voiture, déclarant que dans deux heures j’arriverai dans la fazenda, à cheval, à travers champs. À Macaco, M ; Bonjean me présente à un ingénieur français qui dirige, dans les environs, une fabrique de dynamite. Cette dangereuse matière est employée, ici pour faire sauter la roche dans la construction des voies ferrées. Deux charmants enfants, arrivés depuis quatre mois de Paris, semblent regretter les boulevards. Des vendeurs nous offrent de beaux poissons ; ils sont ici si nombreux, qu’au dire d’un mécanicien, on les tue parfois à coups de bâton, et on en détruit un grand nombre par la dynamite. L’homme abuse des biens qu’il a en abondance. Le chemin de fer de Belem à Macaco a été construit par les propriétaires de l’usine, et ils l’ont donné ensuite au gouvernement, qui l’exploite. Nous montons sur la locomotive pour franchir le petit trajet entre la gare et l’usine, et bientôt nous sommes en face d’une immense construction en briques, à rez-de-chaussée et 3 étages, ayant une longueur de 130 mètres sur 15 mètres de large. Deux tours coupent gracieusement la façade. Au rez-de-chaussée sont les magasins, les ateliers, les batteuses et les cardeuses ; au premier, les fileuses à machine automatique, dernier modèle ; aux deuxième et troisième fonctionnent 450 métiers à tisser, dont les plus rapides battent jusqu’à 120 coups à la minute. Les métiers seront bientôt portés au nombre de 600. Le Brésil consomme annuellement pour 125 millions de francs de tissus de coton, et les 40 fabriques du pays en produisent à peine pour 15 millions de francs ; il y aura encore, pour de longues années, beaucoup d’argent à gagner sur ce produit protégé par les droits de douane.
L’usine de Macaco, qui est la plus importante du Brésil, produit en ce moment 15 000 mètres de toile par jour, d’une valeur d’environ 8 000 fr. Les 450 ouvriers sont payés partie à la journée, partie à la tâche, et gagnent de 3 à 8 fr. par jour. Les femmes s’acquittent plus délicatement du tissage et filage ; aussi tendent-elles peu à peu à remplacer les hommes. Le mouvement est donné à cet ensemble de machines par une chute d’eau de 78 mètres sur des turbines. Deux machines à vapeur fonctionnent comme supplément. Les propriétaires de l’établissement, comprenant leur devoir de paternité sociale, prennent soin de leurs ouvriers et ouvrières. Les sexes, autant que possible, sont séparés, et on donne à l’ouvrier, non loin de l’usine, un petit lot de terrain sur lequel il construit sa case, et où la famille cultive les fruits, les fleurs, les légumes. M. Bonjean veut bien s’inscrire à l’Union de la paix sociale et enverra à la Revue la monographie de l’usine de Macaco.
En sortant de l’usine, je trouve un cheval sellé, bridé, et accompagné d’un cavalier mulâtre : je trotte à travers champs et forêts pour arriver chez M. Paes-Leme. Les collines sont pittoresques, la forêt vierge toujours admirable. Après une heure de marche, nous arrivons dans une plaine couverte d’une espèce de roseau sauvage qu’on appelle matto ; il est si élevé dans ce terrain marécageux, que le cheval disparaît littéralement, et c’est à peine si nos têtes surnagent. C’est avec difficulté que nous avançons dans ce fourré, et, après une demi-heure de cette épreuve, nous nous trouvons en pleins champs de cannes à sucre. À midi et demi je descends devant la porte de Don Pedro Paes-Leme.
Ce gentilhomme s’occupe depuis longtemps d’agriculture ; il a été délégué du gouvernement à l’exposition universelle de Philadelphie. Il a parcouru en observateur les États-Unis et a tiré de ses voyages grand profit pour lui et pour son pays. Il me reçoit avec bonté, et me présente à sa jeune dame et à sa gentille famille, composée d’un garçon de sept ans et de 3 jeunes filles. Après le déjeuner il me conduit à la visite de la fazenda, c’est le nom qu’on donne ici aux propriétés ou fermes. Celle-ci comprend 800 hectares, la plupart plantés de cannes à sucre. C’est par boutures couchées dans la terre qu’on la propage : après 18 mois elle produit un plumet, elle est mûre ; alors on la coupe, mais elle repousse et on la coupe une seconde fois après 8 mois ; elle repousse encore et on la coupe une dernière fois après 8 autres mois. Après 3 coupes on laboure la terre avec des charrues américaines et on la plante à nouveau. 70 personnes suffisent à D. Paes-Leme pour cultiver sa terre. Sur ce nombre, 20 seulement sont esclaves, les autres sont des familles de cultivateurs lombards, ou vénitiens, ou des Chinois qui cultivent librement aux conditions suivantes : le propriétaire fournit la terre nécessaire ; une famille peut cultiver de 4 à 5 hectares : ce qu’elle produit de maïs, fruits, grains, légumes, est sa propriété ; la canne à sucre est vendue au propriétaire, qui la paie à raison de 5 000 reis (10 à 12 fr.) la tonne. Un hectare de canne à sucre donne environ 100 tonnes par an. Ainsi une famille peut gagner 4 à 5 000 fr. l’an et vivre bien plus à l’aise que sur les terres d’Italie surchargées d’impôts.
Le prix des terres à cannes est d’environ 600 fr. l’hectare. La canne donne de 6 à 7 % de sucre ; ainsi, il faut 100 tonnes de cannes pour extraire 6 à 7 tonnes de sucre. M. Paes-Leme produit une moyenne de 150 tonnes de sucre raffiné par an, mais il se propose de construire une nouvelle et grande usine et de multiplier ses plantations avec le travail libre. Il compte bientôt donner la liberté à ses derniers esclaves, qui la désirent de grand cœur et qui la recevront avec reconnaissance.
Nous visitons l’usine actuelle ; le mouvement est donné par une roue hydraulique : elle fait tourner des cylindres entre lesquels la canne est broyée et laisse tomber son jus. Celui-ci passe dans des chaudières, où il laisse évaporer la partie aqueuse au moyen de l’ébullition ; le sirop se cristallise et se blanchit par le soufre et la chaux, et se sèche à la turbine. Tous les jours, des machines perfectionnées arrivent d’Europe et des États-Unis.
Dans le beau verger qui entoure la maison, M. Paes-Leme cueille des oranges de qualités multiples : il y en a de plus grosses que l’espèce de Jaffa. Il me fait remarquer et goûter des fruits nouveaux pour moi : le cambuca et l’abuticaba, deux fruits noirs et parfumés ; le caju, espèce de figue portant au bout une sorte de châtaigne ; le caranbola, gousse blanchâtre ayant le goût de l’ananas, et l’abiu, sorte de caki du Japon. Il me fait remarquer deux espèces de manioc : le doux, qui est inoffensif, et l’autre espèce qui, mangé frais, est toxique.
Enfin nous retournons à la maison pour la collation. Des fruits de toute sorte couvrent la table, mais le plus bel ornement sont les personnes. Les enfants viennent d’achever leur leçon de chant et de musique ; ils entourent avec amour leurs parents, qui les voient grandir avec bonheur. La vie à la campagne, avec identité de goût dans les époux, le temps partagé entre les travaux de l’esprit et celui des champs, les soins de nombreux enfants, et le dévouement au personnel d’exploitation, telle m’a toujours paru la meilleure condition pour obtenir la plus haute dose de bonheur ici-bas. La famille Paes-Leme a réuni ces conditions.
Mais le temps marche et la voiture est à la porte. C’est une espèce de tarantas russe suspendue sur de longues lattes de bois : le pas du train est très long et les roues posées à grande distance ; ces précautions sont nécessaires pour éviter de tourner dans ces chemins qui n’en sont pas. Je prends congé de l’aimable dame et des gracieux enfants, et nous voilà on route avec M. Paes-Leme et le professeur de musique. Après une demi-heure, nous arrivons à l’endroit de la propriété cultivée par les Chinois : ils sont six, venus de Cuba ; ils n’ont pas ici, comme en Californie, la queue légendaire et le costume national ; ils sont habillés en Brésiliens, et on ne les distingue qu’à leur teint jaune et à leurs yeux en amande. Un d’eux est malade dans sa case. M. Paes-Leme ordonne aussitôt les remèdes nécessaires. Nous quittons là ce bon propriétaire, et la voiture, suivant sa route, nous dépose une heure après à la station de Belem. Chemin faisant, le professeur de musique me fait remarquer des passants au teint rougeâtre. Ce sont des Indiens ou descendants d’Indiens, aborigènes du pays. À mes questions sur sa profession, il répond qu’il donne environ 10 leçons par jour au prix de 5 000 reis la leçon (10 à 12 fr.), et que la leçon chez M. Paes-Leme lui est payée 35 000 reis, environ 80 fr. Il gagne ainsi de 30 à 40 000 fr. l’an, plus que nos bacheliers de France.
Enfin, à six heures le train arrive, et après deux heures et demie d’ascension dans les montagnes de la Serra, il me dépose à la station de Barra do Pirahy. Là, un jeune monsieur, teneur de livres chez le baron de Rio Bonito m’attendait : il fait charger mes bagages, et trois quarts d’heure après, la voiture nous dépose à la fazenda. Le baron ne s’y trouve pas en ce moment, mais il a télégraphié à son fils, et celui-ci me reçoit à la manière des grands seigneurs. Bientôt un copieux souper est servi, puis on cause de chose et d’autres avec les quelques visiteurs qui sont déjà à la fazenda, et à onze heures on va au repos.
Le lendemain matin, à sept heures, les chevaux sont sellés. M. de Rio Bonito monte une belle mule de 3 000 fr. Avec une pareille bête, me dit-il, on peut facilement voyager plusieurs jours à 60 kilomètres par jour. Je monte un cheval fringant d’égale valeur ; un vaillant piqueur, dompteur d’ânes sauvages, ouvre la marche ; un Corse employé à la fazenda forme l’arrière-garde. Durant deux heures nous parcourons le flanc des collines plantées de café, parsemées d’orangers, de limiers, de bananiers, d’ananas et de maïs ; puis nous arrivons à la forêt vierge, avec ses inextricables lianes. Les ouvriers viennent d’achever l’abattage d’une partie et sont en train de la planter. Voici comment ils procèdent : les arbres de haute futaie sont coupés, équarris et mis à part pour la construction ; le reste est coupé et brûlé sur place ; ce que le feu ne peut consumer pourrit lentement et engraisse la terre. Sur le terrain ainsi préparé, un esclave intelligent trace au cordeau et marque par des piquets les points où seront posés les plants : ils sont distancés d’environ 16 pieds. Cinq autres esclaves suivent et enfoncent les jeunes plants enlevés au pied des anciens buissons. Trois ans après, le caféier commence à donner sa première récolte ; à 7 ou 8 ans, il atteint sa plus grande vigueur, et ne s’épuise qu’au bout de 20 à 25 ans, selon les terres et les soins. Alors il perd sa feuille et meurt ; nos vieillards aussi laissent tomber leur chevelure au déclin de la vie. Lorsqu’une terre est épuisée, on laisse de nouveau repousser la forêt durant 25 ans, ensuite on la coupe et on replante.
Le buisson de café est à feuille verte et persistante, de l’épaisseur et grosseur des feuilles moyennes du mûrier ; il atteint ici la hauteur de 2 à 3 mètres, mais, dans la province de San-Paulo, il prend les proportions d’un arbre, et produit le double. Le caféier donne tous les ans quantité de petites billes vertes qui, en mûrissant, deviennent rouges et de la grosseur des cerises. Les esclaves les ramassent durant 6 mois, les mettent en paniers, puis sur des chars qui les portent à l’usiné. Par-ci par-là nous voyons des hangars où ils préparent les aliments et s’abritent de la pluie, puis des dortoirs où ils couchent pendant la semaine, afin d’éviter l’aller et le venir, parfois fort éloigné de la maison.
La première chose pour défricher la forêt vierge, c’est d’y construire un chemin de 3 mètres de large, afin de pouvoir l’atteindre avec les chars ; la construction de ces chemins est donnée à forfait aux Portugais, qui les font au prix de 2 200 reis le mètre ct (environ 5 fr.). Les mesures de surface sont ici la sesmaria (ou demi-lieue carrée). La lieue, au Brésil, est de 6 kilomètres, ce qui forme un carré ayant 1 500 brasses de côté. La brasse carrée équivaut à 4m 85 c. et la brasse linéaire à un peu plus de 2 mètres linéaires. La sesmaria se compose de 225 aliqueires ou carrés ayant 100 brasses de côté. Dans la province de San-Paulo les mêmes mesures équivalent à la moitié de celles de Rio-de-Janeiro. La forêt vierge vaut environ 225 contos de reis la sesmaria ; le conto de reis, soit 1 000 000 de reis, équivaut à 2 500 fr.
Voici le coût du défrichement de la forêt vierge : un planteur peut aligner 50 pieds de café par jour. L’aiqueire contient 3 000 pieds ; il faut donc 60 journées pour planter un alqueire à 1 500 reis ou 3 fr. par jour, y compris la nourriture : 90 000 reis.
Pour marquer le terrain qui doit recevoir les plants : 20 000
Abattre le bois, brûler le matto (herbe sauvage) : 80 000
190 000 reis, soit environ 400 fr. l’alqueire de 4 hectares, ou 100 fr. l’hectare. Plus le coût des chemins.
Les 3 fazendas du baron de Rio Bonito, contiguës l’une à l’autre et actuellement gérées par son fils, comprennent environ 6 sesmarias, soit 60 000 hectares. Le fils vient d’en acheter une d’une sesmaria pour son compte, il l’a payée 500 contos de reis, soit 1 250 000 fr.
On calcule que le coût de production du café est, pour la main-d’œuvre (il faut le labourer à la pioche 3 fois l’année) de 3 000 reis, soit 7 fr. pour chaque aroba de 15 kilog. ; le transport à Rio est de 400 reis, et le droit dû au commissionnaire, à Rio, de 3 %, soit 300 reis. En tout, 3 700 reis l’aroba, soit 8 à 9 fr. les 15 kilos. On le vend, en ce moment, 10 500 reis, soit environ 22 fr. l’aroba de 1re qualité. Les frais de transport sont plus considérables dans l’intérieur : il faut payer un droit de province lorsqu’on passe d’une province à l’autre, et le prix du café était tombé l’an dernier à 4 ou 5 000 reis, en sorte que les planteurs de la province de Minas Geraes ne purent couvrir leurs frais. Ajoutez à cela que, depuis la guerre du Paraguay, le gouvernement perçoit un droit de douane de 10 % sur le café exporté.
Les trois fazendas du baron de Rio Bonito donnent en moyenne 50 000 arobas de café par an. Il a environ 3 000 000 de pieds de caféiers ; on calcule que 1 000 pieds de café produisent de 30 à 50 arobas l’an ; ils donnent le double dans la province de San-Paulo.
Le Brésil produit le quart du café consommé dans le monde entier, mais les java, les ceylan, les moka ont plus de parfum et un prix supérieur. Après deux ou trois heures de cavalcade, nous rentrons à la maison, où un bon déjeuner nous attendait pour refaire nos forces. M. de Rio Bonito est époux de 4 mois ; il me présente à sa jeune et jolie femme, qui dit se plaire à la vie champêtre, mais qui paraît regretter parfois la vie plus animée de la ville. Plus tard, la distraction des bébés lui fera trouver la campagne plus douce. Dans l’intervalle, le dévouement aux nombreux enfants de la ferme pourra utilement occuper ses loisirs.
Après le déjeuner, on me fait visiter les dortoirs des nègres : ils sont 800 dans les trois fazendas. Hommes et femmes sont séparés : ils couchent comme les soldats au corps de garde et ont la discipline militaire ; les moins dociles risquent la salle de police. À l’infirmerie, il y a une vingtaine de malades ; ce sont tous des enfants atteints de la rougeole ; leurs mamans les soignent : un pharmacien est attaché à la fazenda et un médecin est appelé toutes les fois qu’on en a besoin. Les maladies habituelles au pays sont les maladies de cœur, de foie et de poitrine. On transpire constamment, et les courants d’air établis pour la fraîcheur sont souvent désastreux. Le régime journalier est le suivant : l’esclave se lève à cinq heures, et on lui sert du café ; à neuf heures et demie, il a un déjeuner composé de viande salée, de haricots noirs et de légumes ; à trois heures et demie, idem. Le soir, polenta ou pâtée de maïs blanc. À neuf heures et demie les portes sont fermées, tout le monde est au logis. Les esclaves ont un jour de repos sur sept. Ce jour, ici, c’est le jeudi. Chaque fazenda prend un jour différent, pour éviter le mélange ou les querelles avec le personnel des fazendas voisines.
L’esclave peut, ce jour-là, se reposer, travailler pour le maître au prix de 1 000 reis, ou pour lui-même en cultivant le morceau de terre qui lui est assigné. Il sème du maïs, plante du café, élève des poules et vend le produit au maître. Avec l’argent ainsi gagné, il peut s’acheter des objets de vêtements, ou autres : il a toujours un compte courant où est marqué son doit et avoir. Le maître le nourrit, le soigne s’il est malade ou infirme, et lui donne 2 vêtements par an. Ce vêtement consiste en une chemise et un pantalon pour les hommes ; une chemise et un jupon pour les femmes, le tout en cotonnade blanche et solide. Le prix d’un esclave valide est actuellement de 5 à 6 000 fr.
La famille n’existe pas. Les nègres changent souvent de femmes : quelques-uns pourtant sont fidèles, et M. de Rio Bonito me citait un maçon qui avait eu 7 enfants de la même femme, formant une famille modèle. Les enfants appartenaient au maître de la mère ; maintenant ils sont libres, mais ils doivent rester avec la mère jusqu’à un certain âge. J’en ai vu un grand-nombre qui jouaient gaiement à la ferme ou grouillaient au soleil. Il est regrettable qu’ils n’aient pas encore d’écoles. Ils sont censés catholiques ; le vicaire du village vient leur dire la messe à la chapelle de la fazenda deux fois le mois et baptiser les nouveau-nés ; la cloche sonne l’angélus trois fois le jour ; et la salutation en usage est : sia loclato Jesu Cristo, auquel on répond sempre sia lodato ; c’est ce qui leur reste de l’ancienne évangélisation par les missionnaires.
À la lingerie, je vois bon nombre de jeunes mères. Elles ne vont pas aux champs et raccommodent le linge tout en soignant leur négrillon : celui-ci souvent est mulâtre, parfois presque blanc.
Près des usines, s’étendent par-ci par-là d’immenses glacis en ciment : ce sont les séchoirs pour le café. Nous arrivons au point où les chars laissent tomber leur cargaison de cerises-café dans un bassin d’où l’eau les entraîne dans un canal. De grosses pierres y sont posées de distance en distance. Les cerises se heurtent contre ces obstacles et se dépouillent de la terre qui se perd dans les grillages placés à courts intervalles. Elles arrivent ainsi bien propres à l’usine ; mais là, celles qui surnagent s’en vont tomber sur un glacis où elles sèchent au soleil ; les plus lourdes au fond de l’eau sont entraînées dans un cylindre qui, par le frottement de chevilles, les dépouille de l’écorce rouge. Les deux graines intérieures se séparent, passent à un tamis, tombent dans un deuxième cylindre qui les roule et les délivre de la gomme, et arrivent ainsi sur les séchoirs. Après 10 jours de soleil, pendant lesquels les esclaves les tournent et les retournent avec des râteaux, elles passent sous des pilons qui les dépouillent de la deuxième écorce ; une seconde opération sépare les graines rondes qui sont vendues pour moka, puis le tout est porté sur de grandes tables, où les femmes qui ont des bébés enlèvent les quelques graines défectueuses, et la marchandise est mise en sac pour l’exportation. Le café ainsi préparé s’appelle café despolpado. Il est moins fort, plus délicat et plus cher ; il prend le chemin du Havre. Celui qui est séché en graine est séparé des deux peaux par une machine américaine, bruni à un cylindre et envoyé de préférence aux États-Unis. Il s’appelle café terrero ; il est plus fort que le premier. Le café s’améliore en vieillissant : on m’a montré des échantillons de dix ans d’un parfait arôme. M. de Rio Bonito plante aussi la canne et prépare le sucre pour son nombreux personnel ; il opère à peu près comme M. Paes-Leme, mais il fait aussi de l’eau-de-vie qu’il donne quelquefois à ses travailleurs ; ils en consomment une centaine d’hectolitres par an.
Dans la même usine, on pile, pour le blanchir, le riz récolté à la fazenda pour les ouvriers, et une machine égrène les épis de maïs. La qualité blanche sert pour la nourriture des gens, la jaune pour les animaux ; le bois de l’épi est passé au moulin, et, mélangé au son et à la farine, sert à engraisser les porcs ; les feuilles et le résidu de la canne à sucre sont convertis en fumier ; l’écorce de la cerise du café donne un excellent combustible, et de ses cendres on extrait 40 % de soude. Un administrateur intelligent sait tirer parti de tout.
Prévoyant la fin prochaine de l’esclavage, le propriétaire se préoccupe de préparer graduellement la transition au travail libre et rétribué. Les esclaves étant bien traités chez lui, il compte qu’ils lui resteront presque tous comme travailleurs à gages.
Le jeune baron me cite l’exemple d’un employé qui est resté cinquante ans dans sa maison ; il accumulait ses gages, et avait réuni une somme de 250 000 fr. En mourant, il a légué 5 contos de reis (12 500 fr.), à chacun des enfants de son maître. C’était le vrai serviteur qui est considéré et se considère comme étant de la famille.
Au verger, je remarque encore les fruits nombreux et variés des tropiques ; le palmier de Madagascar déploie ses immenses branches et laisse tomber ses longs épis ; l’arbre à canelle donne son écorce de senteur, et l’arbre à girofle ses clous parfumés ; le palmito, ou palmier mince et long, fournit un excellent légume dans sa partie supérieure, et le sagou ressemble aux fougères arborescentes. Après le dîner, j’interroge encore sur les conditions auxquelles le gouvernement concède les terres de l’intérieur, et j’apprends qu’il fait des concessions d’une sesmaria (1/2 lieue carrée), à condition qu’on y bâtisse une maison et qu’on y place une famille pour la culture. Le prix demandé est minime : 1/2 reis (1/8 de centime) par brasse carrée, payable à long terme. Ces renseignements ne concordent pas avec ceux fournis par le bureau de la colonisation à Rio-Janeiro ; là, en effet, on m’avait indiqué 2 reis pour prix de la brasse carrée ; en sorte que je suis en présence d’un mystère, lorsque je cherche à m’expliquer la conduite de ce bureau ; voudrait-on éloigner l’étranger capitaliste et intelligent, de l’achat des terres, pour n’avoir que des bras ignorants, afin de remplacer l’esclave ? Il n’y a que le cœur grand et l’esprit large qui aboutisse aux choses grandes et profitables !
Enfin la conversation roule sur la chasse. Un pays presque encore vierge doit, nécessairement, abonder en gibier : il y a, en effet, ici, pour les amateurs, 4 espèces de tigres ou oncas, 3 sortes de chats sauvages, 4 qualités de cerfs, 4 qualités de sangliers, une grande quantité de lapins.
La Prighizza ou le paresseux, animal lent qui met un jour à grimper sur un arbre, mais qui serre tout à coup ses ongles allongés, et gare si on est pincé ; le paca qui a la face du phoque et le goût du mouton ; le capivara, le cutia, plus petit que le paca, et l’anta, qui tient de l’éléphant et du mulet, mais plus petit que celui-ci ; s’il est poursuivi, il brise tout avec sa poitrine dans la forêt vierge : son cuir, très épais, est fort recherché.
Le gibier de plume n’est pas moins abondant. On me cite le macuco, espèce de dinde sauvage ; le jacu, sorte de coq de bruyère ; le jao, poule sans queue ; l’uru, un peu plus gros qu’un pigeon ; le mutu, espèce de coq ; le pavon, sorte de faisan ; le jaburo, oiseau piscivore, dont les ailes ont une brasse d’envergure ; le pattu silvestre ou canard, le marecu et l’ariri, autres variétés de canards ; le curicaca, qui ressemble à un oiseau de proie, etc.