Une séance à la Chambre des députés. – Le collège San-Salvador. – L’hôpital. – La charité privée. – Le collège San-José. – Pensées d’un voyageur. – Plantation de la canne à sucre dans les diverses provinces.
À Buenos-Ayres, je commence mes visites d’adieux, mes préparatifs de départ. J’achète des spécimens des curiosités du pays, la conquilia et le maté, le lazo et le boleador, et des peaux de huanaco. À l’Officina national de tierras y colonias, je me munis des documents nécessaires, et M. Latsima, à la douane, me donne ses importants travaux de statistique et une carte pour les études géographiques. À trois heures, je me rends à la Chambre des députés. Il y avait foule, car on discute la grave question de l’enseignement. Les gardes éloignaient les curieux, mais, grâce au député-avocat Zeballos, président de l’Institut géographique, je suis admis et placé dans la première tribune. La salle n’est pas vaste et ressemble à un théâtre de province, dont le parterre est occupé par les sièges des députés et les galeries par le public. Elle sert alternativement aux sénateurs et aux députés ; ils siègent trois jours par semaine ; c’est de l’économie. Les députés, élus directement par le peuple, à raison de un par 20 000 habitants, sont au nombre de 86 ; les sénateurs sont 30 et élus au nombre de deux par chaque Chambre des députés de province.
Au moment où j’entre, un député ecclésiastique a la parole : il soutient le projet de loi présenté par la commission et prouve la nécessité de donner l’enseignement religieux dans les écoles ; il est souvent interrompu par un ministre, et à chaque interruption les tribunes manifestent leur adhésion à l’interrupteur : il y a évidemment un vent réel ou artificiel de libéralisme dans le public. Les députés ne gardent pas le chapeau sur la tête comme en Angleterre et dans ses colonies ; ils s’adressent au speaker, qu’ils appellent ici Président. Les libéraux soutiennent que l’enseignement religieux doit être banni de l’école et qu’il incombe uniquement aux parents et aux ministres des différents cultes ; ils reproduisent tous les arguments qui ont été entendus dans les Chambres françaises sur la matière. Ils semblent vouloir prendre toutes les précautions pour réussir et demandent que la Chambre se déclare en permanence jusqu’à la solution de la question. La proposition mise aux voix est rejetée par 31 votes contre 30 ; les applaudissements d’une partie du public prouvent que plusieurs voudraient voir aboutir le projet de la Commission qui repousse la loi.
Je passe ma soirée chez la famille Carranza, où frères et sœurs jouent sur violon et piano les sonates de Beethoven. Le lendemain je visite l’établissement des Sœurs de la Charité, rue Moreno. Elles ont là 160 internes payantes, 150 gratuites et 20 orphelines internes gratuites. Partout où il y a des Sœurs de Charité on retrouve l’orpheline ; elles aiment à se faire les mères des pauvres enfants qui n’en ont plus. La bourgeoisie leur confie volontiers ses enfants. J’ai vu des demoiselles élevées par elles qui parlent parfaitement le français et l’anglais. À la fin de leur éducation, elles les groupent en congrégations d’Enfants de Marie, pour la persévérance dans le bien. Ces jeunes filles ont établi à leurs frais une pharmacie où elles distribuent gratuitement les remèdes aux pauvres. Les mamans vont acheter une maison attenante à l’établissement pour que les bonnes Sœurs puissent y fonder une école professionnelle. Les filles du peuple y apprendront un métier adapté à leur sexe, qui les aidera à gagner le pain quotidien. Cette institution ne semblait guère nécessaire jusqu’à ce jour ; la femme ne s’occupait que du ménage, et le travail du mari suffisait à tout ; l’abondance était grande, la misère inconnue. Mais la fièvre jaune qui, en 1871, a enlevé 25 000 personnes, a laissé beaucoup d’orphelins, et les révolutions périodiques en ont augmenté le nombre. D’autre part, l’affluence des étrangers pauvres a aussi contribué à apporter la misère, et il faut maintenant que la fille et la femme apprennent à mieux utiliser leurs doigts.
M. Lodola veut bien me prendre à l’hôtel pour me conduire à une conférence de charité, au collège de San-Salvador. Je profite de l’occasion pour visiter le collège. Il a un internat avec 415 élèves qui suivent les divers cours de l’enseignement secondaire. Cet établissement est dirigé par les Pères jésuites espagnols. Au dortoir je remarque que les élèves sont enfermés, la nuit, dans de petites cellules ayant au plafond une toile métallique ; le Père prétend que dans ce pays toutes ces précautions sont nécessaires pour préserver la décence et la moralité.
Parlant à un Espagnol, je veux savoir son avis sur les horribles combats de taureaux. À mon grand étonnement, il trouve des raisons pour les justifier comme un exercice et un art. Les préjugés de nation sont si forts qu’ils aveuglent même ceux de qui on attend la lumière tout art ou tout exercice qui aura pour résultat de torturer les animaux pour le plaisir de l’homme sera toujours contre nature.
Or, ce n’est jamais impunément qu’on enfreint les lois de la nature ; et si, en guerre, le peuple espagnol est le plus cruel des peuples, c’est que, dès l’enfance, on l’habitue aux spectacles du sang. Heureusement, la République argentine a aboli ces jeux qu’on voit encore à Montevideo.
M. Lodola veut bien me conduire à la visite de quelques familles pauvres ; elles habitent les quartiers éloignés de la ville. Dans ces parages, les rues ne sont pas pavées, et sans les trottoirs on ne pourrait circuler ; elles ont 0m 40 de boue. Dans un endroit nous trouvons même un cheval mort probablement, à la peine pour tirer la charrette ou la voiture embourbée. Après bien des tours et détours nous voyons une jeune fille gracieuse et élégante, sur une porte, et nous nous renseignons auprès d’elle sur l’adresse que nous cherchons ; elle nous fait entrer dans un salon : bientôt les frères et sœurs arrivent au nombre de neuf, puis la mère, veuve depuis quelques années. Le mobilier est propre, tous ont des vêtements en parfait état. Je croyais que nous avions fait erreur, mais c’était bien la famille que nous cherchions. En sortant, je témoigne à mon confrère mon étonnement, mais il me dit : C’est une famille de pauvres honteux ; c’est l’exception, et nous avons bien des familles dans la vraie misère. Je tenais à les voir ; mais n’ayant pu réussir à trouver les adresses, après avoir interpellé tous les caballeros que nous trouvions, et prononcé bien des caramba, lorsque nous étions embourbés dans un dédale de rues non encore nommées ni numérotées, fatigués par les difficultés de la circulation, nous entrons à l’hôpital qui se trouve sur nos pas. Nous y trouvons les Sœurs de Charité françaises, qui soignent 250 malades hommes. Les femmes sont dans un autre hôpital et confiées à des Sœurs italiennes.
L’établissement est nouvellement construit, le terrain est vaste et planté d’arbres et de fleurs ; on a évité ces malheureuses cours qui enferment l’air vicié ; les salles sont presque toutes au rez-de-chaussée, mais elles renferment un très grand nombre de lits. Le système allemand, qui ne place que quatre à cinq lits par chambre, fait mieux éviter la pourriture d’hôpital. La cuisine fonctionne par la vapeur, qui, introduite entre les doubles parois des chaudières, chauffe l’eau en quelques minutes. La même vapeur chauffe aussi les bains. Le système d’hydrothérapie est complet.
En parcourant les salles, j’interroge quelques malades : un bon vieillard m’apprend que, déserteur de Gênes, en 1848, il est arrivé ici comme cuisinier. Après avoir amassé un bon pécule, il avait cru l’augmenter en fondant un almacen (nom qu’on donne ici aux magasins de comestibles) ; il aurait réussi, mais il faisait facilement des crédits à des familles pauvres qui ne l’ont pas payé, et il ne lui reste plus que l’hôpital. Un banquier n’en aurait pas fait autant ! Un autre a deux côtes brisées : c’est l’effet d’une rencontre de deux trains qui, il y a trois semaines, a tué plusieurs ouvriers et blessé un plus grand nombre. Le pauvre homme se préoccupe de savoir si la compagnie l’indemnisera. Un jeune homme lit un plus ou moins mauvais journal. – Je m’ennuie, dit-il, j’aimerais bien avoir des livres pour tuer le temps. Je faisais le gaucho à la campagne ; l’humidité m’a donné un rhumatisme aux jambes et je ne puis me lever. J’engage M. Lodola à établir à l’hôpital une petite bibliothèque et à faire visiter les malades par ses confrères, qui pourront souvent rendre à plusieurs de précieux services : un grand nombre en effet ont leur famille à l’étranger. Je quitte l’hôpital et m’en vais au loin visiter le collège de San-José, tenu par les Pères baionnais ; c’est le nom qu’on donne ici à la congrégation qui tient le collège de Bétharam dans les Pyrénées. Un bon Père me fait parcourir rétablissement. On y donne l’enseignement secondaire à 300 internes. Les casernes d’enfants précèdent celles des soldats. Le jour où les familles sauront élever elles-mêmes leurs enfants, les gouvernements auront moins besoin de soldats pour garder les citoyens.
Au dortoir, je ne vois pas les petites cellules et leur toile métallique : le professeur pense qu’il est plus utile d’habituer le jeune homme à avoir assez de force morale pour se garder lui-même. Nous montons au sommet d’une tour qui semble faite pour un observatoire. Les Pères en effet en projettent la création. Observer le cours des astres, se rendre compte des vents, de la pluie, de l’électricité sont choses utiles que des moines peuvent faire et enseigner, d’autant plus qu’elles sont de mode ; il est toujours bon d’être de son temps. Du haut de la tour on jouit d’un magnifique panorama ; la ville est à nos pieds. Avec ses maisons basses couvertes en terrasse et laissant percer partout les plantes des patio, elle offre l’aspect d’une ville d’Orient. Les Espagnols ont imité les constructions arabes et en ont porté le goût ici. Le Père me montre au loin la Penitencieria, immense construction où les prisonniers, installés d’après le système cellulaire, sont contraints au travail, et en sont privés lorsque leur conduite laisse à désirer. Il paraît que l’ennui et l’inaction leur est une plus dure pénitence.
Le 15 juillet, dans une librairie où je vais pour chercher la carte géographique et la Constitution de la République argentine, on me présente un album sur lequel des prélats et autres personnes distinguées écrivent quelques pages ou quelques lignes. Il doit se vendre au profit d’une œuvre charitable. On me prie d’inscrire quelques pensées. Les pensées d’un voyageur ne peuvent être que courtes et rapides ; les voici telles que je les consigne à la hâte :
I.– L’homme n’est qu’un voyageur sur la terre ; il importe qu’à sa mort on puisse dire de lui : il a passé en faisant le bien.
II.– En punition du premier péché, l’homme a été condamné au travail ; mais le juge s’est montré père en faisant que l’homme trouve dans le travail accompli sa plus douce satisfaction.
III.– Le but du travail n’est pas la richesse, mais la vertu.
IV.– Il serait facile à Dieu de rendre tous les hommes riches, puisque la terre et ce qu’elle renferme lui appartient ; mais comme l’homme résiste difficilement aux dangers de la richesse, c’est par un effet de sa bonté paternelle qu’il tient le plus grand nombre dans la nécessité de demander le pain de tous les jours.
V.– Celui qui s’applique à remplir le but de la richesse en économe fidèle et distribue dûment le superflu, celui-là est sûr de voir affluer vers lui les biens de la terre.
VI.– J’ai visité presque tous les peuples du monde. Je n’en ai trouvé aucun sans religion. La plupart pratiquent la loi de nature, mais tous ont conservé les principales vérités révélées.
VII.– Les catholiques qui ont reçu la vérité tout entière sont obligés à plus de vertu. Lorsqu’ils se contentent d’énumérer leurs privilèges sans correspondre par une exacte fidélité, ils ressemblent aux Juifs qui allaient disant : Nous sommes les enfants d’Abraham ! nous sommes les enfants d’Abraham ! Or, ils s’attirèrent ce reproche : Si vous êtes les enfants d’Abraham, faites donc les œuvres d’Abraham !
VIII.– Ceux qui s’appliquent à arracher la religion du cœur des peuples sont les pires ennemis de l’humanité ; ils préparent à leur génération des maux sans fin, et ils en seront maudits ; mais après l’épreuve et la souffrance, l’humanité revient avec bonheur à la religion comme le pilote balloté par l’ouragan rentre volontiers dans le port.
IX.– Ceux qui prennent le culte pour la religion prennent la partie pour le tout. Ils sont coupables s’ils s’arrêtent au culte qui est le moyen, et ne vont pas au décalogue qui est le but.
X.– Celui qui aime son pays s’applique à lui former une jeunesse vertueuse. Le jeune âge a besoin d’agir : si on ne lui donne le bien à faire, il fera certainement le mai ; mais il ne faut pas présenter au jeune homme le travail comme à l’homme mûr, il faut savoir se faire tout à tous.
XI.– J’ai vu souvent des riches se croire les plus malheureux des hommes, et personne n’est exempt de souffrances ; mais j’ai vu ces mêmes riches changer d’opinion au sortir de la mansarde du pauvre ou de la salle d’hôpital. En voyant la misère vraie, et la souffrance réelle, ils trouvaient leur lot léger et en bénissaient la Providence.
XII.– Le véritable bonheur pour un cœur bien fait, c’est de faire le bonheur des autres.
M. A. Wagner, fils, dont le frère s’occupe au grand Chaco de la plantation de la canne à sucre, veut bien, sur ma demande, rédiger une note détaillée que je crois bon d’insérer ici.
« Le grand centre de production a été jusqu’à présent la province de Tucuman.
Il n’existe que quelques fabriques de sucre dans les autres provinces du nord, Salta et Jujuy. Cependant, dernièrement, il s’est fondé trois établissements importants dans Santiago de l’Estero. Ce sont les établissements de San-Yermes, Hileret, et Jaymes Vuira.
Dans toute cette partie de la République, la canne à sucre a besoin d’irrigation.
On cultive également la canne à sucre sur les rives du Parana, dans la province de Corrientes, dans les Misiones, et enfin au grand Chaco. Partout la canne vient admirablement.
À Corrientes, les sucreries n’ont pas donné de bons résultats à cause des révolutions incessantes qui ruinent toutes les entreprises agricoles et industrielles.
Les Misiones sont encore trop peu connues et trop peu peuplées pour que l’on puisse y établir une industrie quelconque.
Le Chaco se trouve dans de meilleures conditions que Corrientes et les Misiones. Les moyens de communication sont faciles et économiques, tous les transports pouvant se faire par le fleuve. La canne n’a pas besoin d’irrigation, et les terrains sont meilleur marché qu’à Tucuman. On commence aussi à s’occuper sérieusement du Chaco ; malheureusement les Indiens sont encore fort à craindre dans cette partie de la République.
Il ne s’est fondé qu’une grande sucrerie au Chaco jusqu’à présent. C’est la colonie d’Ocampo. On doit y travailler l’année prochaine 50 cuadras ; j’ignore les dimensions de ces cuadras : celles de Tucuman ont 166 mètres de côté, soit 12 583 mètres carrés, un peu plus d’un hectare.
Toutefois beaucoup de colons de las Toscas, Ocampo, Resistencia et Formosa, s’occupent activement à planter la canne en prévision du rush qu’il y aura sur les terrains riverains du Parana, aussitôt que l’usine Ocampo aura commencé à travailler ; et, comme le terrain utilisable sera entre les mains des planteurs, les capitalistes seront obligés de les associer.
Ici la fabrication du sucre rend pour le moment 100 pour cent.
En effet, la production locale étant inférieure à la consommation, les fabricants peuvent écouler leurs produits au même prix que les sucres venant d’Europe ; ils profitent donc du montant du frêt, douane et commission, qui chargent les sucres étrangers.
Terminons par quelques chiffres qui montreront l’essor qu’a pris l’industrie qui nous occupe, dans les dernières années.
En 1874, il existait dans la République 2 297 hectares de cannes.
En 1877 2 487 hectares de cannes.
En 1881 5 403 hectares de cannes.
C’est-à-dire que, pendant les années qui se sont écoulées entre 1874 et 1877, l’on n’a planté que 63 hectares par an, tandis que de 1877 à 1881 on a planté 729 hectares par an.
Enfin, pour finir, voici le tableau des importations de sucres bruts de 1876 à 1882 (en tonnes de 1 000 kilos) :
1876 | 8 699 | |
1877 | 11 857 | |
1878 | 8 900 | |
1879 | 7 899 | |
1880 | 9 080 | années de révolution. |
1881 | 8 726 | |
1882 | 7 662 |
La canne atteint une hauteur moyenne de. 4 mètres. Elle se plante en juin, juillet, août et septembre, et se récolte l’année suivante pendant les mêmes mois.
La canne se plante couchée dans les sillons ; quelquefois l’on place trois cannes côte à côte ; d’autres fois l’on place les cannes l’une au bout de l’autre ; les deux méthodes donnent le même rendement par unité de surface ; la seconde méthode exige moins de cannes pour couvrir un espace donné.
La distance entre les sillons varie également selon les cultivateurs, mais ceux qui espacent bien les sillons en ont un bon résultat.
On récolte de 40 à 60 tonnes par hectare, qui donnent 5 1/2 à 6 % du poids brut en sucre et 30 à 40 barils d’alcool.
Les grands établissements se sont presque tous outillés à la compagnie Fives-Lille.
Les procédés de fabrication ne diffèrent en rien de ceux des autres pays sucriers.