Chapitre IV

Excursion à Pétropolis. – Rencontre du comte d’Eu. – Sa famille. – La colonie allemande. – L’ingénieur Bonjean. – La filature la Pétropolitana. – Les bois de construction. – Pourquoi on délaisse l’industrie française. – Le corps diplomatique. – L’internonce et l’administration religieuse. – Le téléphone. – La Chambre des députés. – Les chemins de fer. – Le baron de Teffé et l’exploration de l’Amazone.

Le 14 juin, à trois heures, j’étais sur le petit steamer qui traverse la baie pour rejoindre le chemin de fer de Pétropolis. Nous longeons à gauche une quantité d’îles verdoyantes et pittoresques. À mesure que nous avançons, les montagnes de Pétropolis et de Teresopolis appelées de los organos, à cause de leur forme en guise de tuyaux d’orgues, nous paraissent plus hautes. Peu de monde dans le navire ; j’ai près de moi un voyageur à physionomie française, je lui demande divers renseignements sur le pays que je vais visiter. Il répond à mes questions avec beaucoup de bonté ; je lui demande aussi si M. le comte d’Eu est à Pétropolis. « Je ne pense pas, » me dit-il (et en effet, il n’y était pas en ce moment), mais comme je lui montre une lettre pour Ramiz Galvao, instituteur de ses enfants, il me dit : « Vous êtes sans doute M. Ernest Michel ? » Sur ma réponse affirmative, il ajoute : « Je suis moi-même le comte d’Eu ; M. le vicomte de Buon Ritiro m’a parlé de vous, et M. le comte de Noiac m’a écrit de Paris pour m’annoncer votre visite ; je serai heureux de vous recevoir. » J’exprime ma satisfaction et mon étonnement pour la simplicité des chefs de l’Empire. Dans un siècle où on ne cesse de parler d’égalité, le peuple aime et apprécie cette simplicité.

Le long de la route, l’auguste prince n’a cessé de me renseigner sur une quantité de choses concernant le pays, et notre conversation variée m’a laissé de lui le meilleur souvenir. Le navire est à la jetée et nous montons dans de larges wagons pour traverser la forêt qui sépare la baie du pied des montagnes. Partout d’impénétrables fourrés, mais pas d’arbres de haute futaie, la main de l’homme a déjà fait ici ses ravages. Il faudra maintenant dix ans pour que le petit bois soit un taillis ou puera, comme disent les Brésiliens, et quarante ans pour qu’il soit forêt ou pueran.

Au pied de la montagne, on quitte les grands wagons et on prend place dans des petits wagons. La large voie de 1m50 est remplacée par la voie étroite d’un mètre. Une locomotive nous pousse lentement sur une voie à crémaillère à pente de 15 %. C’est le système du chemin de fer du Righi, mais adouci, car celui-là a une pente de 25 %. À mesure que la locomotive s’élève, la nature alpestre nous apparaît dans toute sa beauté : forêts, ravins, cours d’eau, cascades, etc. Au loin la vue plonge sur la rade, sur Rio et les pics environnants. Derrière ces pics, le soleil se couche enveloppé dans un nuage aux riches couleurs. En une demi-heure, nous atteignons 7 à 800 mètres d’altitude. Sur le plateau, une locomotive nouvelle reprend le train à l’avant et nous traversons une charmante petite vallée parsemée de blancs chalets alpestres. C’est la demeure des bonnes familles allemandes venues ici il y a quarante ans. Les vieillards seuls ont vu la mère patrie, la jeune génération est brésilienne. Le terrain qui entoure les chalets est cultivé en potagers : c’est bien petit pour faire vivre une famille ; mais ces bons Allemands ont apporté avec eux leurs industries : ils font le beurre et fabriquent la bière.

À cinq heures et demie, le train nous dépose à Pétropolis. Une pleine voiture d’enfants autour de leur mère envoyent avec leurs mains mignonnes des baisers vers le train : ce sont les enfants du comte d’Eu qui ont aperçu leur père. « Voilà pour vous du nouveau, » me dit le prince en me montant un bond ou tramway tout neuf ; j’y monte, et quelques instants après, je suis à l’Hôtel d’Orléans. Ce vaste établissement à peine achevé ne figurerait pas mal même au milieu des meilleures stations hivernales ou balnéaires d’Europe.

La chaleur et les odeurs de Rio m’avaient fatigué. Après le dîner je gagne mon lit et le lendemain à sept heures j’inspecte la ville.

Pétropolis m’a paru comme Cannes, comme Menton à leur début, une ville à la campagne. Partout chalets, villas entourées de parcs gracieux, aux plantes variées, aux fleurs éblouissantes. En passant devant la villa du comte d’Eu, j’admire encore une fois la simplicité de la famille régnante. Je rends visite à M. l’ingénieur Bonjean. Né au Brésil, mais d’origine savoisienne, il est parent du président Bonjean, fusillé sous la Commune. Lauréat de l’École centrale à Paris, il s’est occupé ici de chemins de fer et dirige actuellement deux usines de filature et tissage de coton. Il me donne des détails très intéressants sur le pays et sur ses immenses ressources. L’esprit de routine laissé par les Portugais fait qu’on n’a pas encore bien compris l’importance de l’immigration. On néglige les moyens de la faire affluer. Les immenses ressources de la contrée sont donc encore perdues pour tout le monde. Les terrains accessibles sont presque tous propriété privée, et les propriétaires incapables d’en tirer parti en demandent des prix qui éloignent tout acheteur. Les terrains plus éloignés appartiennent à l’État, qui les donne au prix minime de 15 à 20 fr. l’hectare, 1 reis par mètre carré, mais le manque de routes les rend peu abordables à l’immigrant. Les compagnies qui se formeraient pour construire des chemins de fer traversant les terrains riches et vierges et recevant comme gratification une large bande sur les deux côtés de la voie, feraient certainement ici comme aux États-Unis, d’excellentes affaires. Le gouvernement, en facilitant l’action de ces compagnies, bénéficierait le premier par l’augmentation de la population, par l’impôt direct qui est minime, et surtout par l’impôt indirect qui, par les droits de douane, est très productif. Ce sera toujours un mérite pour ceux qui ont la direction de la chose publique, de sortir de l’horizon étroit des préoccupations locales ou personnelles et de regarder les choses du point de vue élevé qui embrasse l’humanité. Or, la nature qui a produit les immenses terrains encore vierges de l’Amérique du sud, ne les a pas produits pour les reptiles et les animaux sauvages qui les parcourent, mais pour en faire bénéficier l’homme, auquel Dieu a dit : « allez, croissez et remplissez toute la terre. » Qu’importe la nationalité et la race, si on veut bien utiliser le sol à la sueur de son front ? À la longue, tous ces travailleurs venus de tous les points du globe feront une race qui, pour être le résultat du mélange de nombreux éléments actifs, n’en sera pas moins homogène et plus forte.

M. Bonjean veut bien me conduire à la Pétropolitana, fabrique qu’il dirige depuis peu de temps. Après une heure de voiture, le long d’un charmant cours d’eau, nous arrivons à un point où il se précipite d’une vingtaine de mètres en cascade à deux étages le long d’un rocher de granit : c’est la cascatella. On refait le pont de bois qui traverse le torrent. À cette occasion, M. Bonjean me fait remarquer les jolis bois de construction de la contrée. C’est d’abord le vignatico, de la famille des cèdres, dont on fait de beaux meubles, des marches et des parquets ; le tapinhoam à bois jaune ; le masananduba, à bois rouge ; le cèdre à feuilles larges ; le paineira au tronc épineux, qui donne la paina, espèce de fruit rempli d’une soie végétale, qui sert pour garnir les oreillers ; le pigno ou sapin du pays, dont les feuilles courtes et larges piquent comme des épines.

Il y a actuellement au Brésil 40 filatures de coton, dont 2 à Pétropolis. La plus importante est celle de Macaco, que M. Bonjean dirige-depuis huit ans ; la seconde est la Pétropolitana, dont il vient de prendre la direction en février dernier. La première donne un dividende de 15 %, la seconde cause encore des pertes, preuve de l’importance de la direction pour le résultat d’une affaire.

Le moteur est l’eau du ravin avec une chute de 40 mètres. La toiture, échelonnée en petites bandes en forme de scie, éclaire à grand jour la vaste construction. Au rez-de-chaussée sont les ateliers de réparation : forgeron, rabotage, ferrage, tournage de fer, charpentiers et ajusteurs ; puis les ateliers de teinture du fil et les entrepôts divers. Au premier étage sont alignés sur cinq rangs 5 000 broches à filer et 100 métiers à tisser, outre les batteuses et les cardeuses de divers degrés. La toile confectionnée atteint environ 6 000 mètres par jour, emballée mécaniquement en ballots de 340 mètres prêts à être dirigés sur les marchés du pays. La bonne toile blanche de coton de 0m90 de largeur revient à environ 1 fr. le mètre ; elle sert au vêtement des esclaves. Celle qui, par les dessins variés et ses teintes brillantes, sert au vêtement du peuple, coûte 1 fr. 50 le mètre. On fabrique aussi de la toile à voiles pour les navires. Le soir, la lumière est fournie par le gaz de ricin : on met dans les cornues les graines et bois de ricin et on opère comme avec le charbon. Déjà, j’avais vu l’hôtel éclairé par un extrait de pétrole appelé la gazotine.

Dans ces pays nouveaux on observe ce qui se produit en Europe en fait d’invention, et on introduit toujours les dernières découvertes. Ainsi, on voit partout fonctionner ici le téléphone, pendant qu’il est à peine en usage dans quelques rares établissements des grandes villes de France. Sur le steamer, j’ai fait route avec un Portugais qui importe ici les tramways mus par l’électricité, pendant qu’on commence à peine à en parler chez nous.

En examinant les nombreuses machines de la Pétropolitana, je remarque qu’elles sont presque toutes de construction anglaise et américaine, et je demande au directeur s’il n’aurait pas intérêt à les commander en France. Les machines françaises sont plus chères, me dit-il, mais la fabrication est meilleure, et à la longue elles procurent encore une économie ; mais il est difficile de traiter avec les maisons françaises, car elles sont ou lentes ou chicaneuses, et en tout cas elles manquent d’esprit pratique. Vous voyez ces dessins ; ils marquent les machines montées et les machines démontées avec les numéros d’ordre à chaque pièce. Si j’ai besoin d’une pièce de rechange, je n’ai qu’à écrire à Manchester en indiquant simplement le numéro, et la pièce m’arrive par le premier navire ; mais s’il s’agit d’une maison française, rien de semblable. Je suis obligé de dessiner la pièce, de bien donner la dimension, et souvent on aura besoin de nouvelles explications qui font perdre des mois, et à la fin la pièce arrive peut-être incomplète ou mal adaptable. J’aurais eu cent fois l’occasion de faire d’importantes commandes en France, soit pour les chemins de fer, soit pour l’industrie ; j’ai échoué : quand je télégraphiais, on mettait un mois à me répondre parce que tel inspecteur ou tel autre était en voyage, et en attendant, l’occasion d’une affaire était manquée. Quand je demandais les prix ou les devis, on me répondait qu’on ne pouvait les donner de suite, et on les envoyait six mois après. Si je réclame un nouveau modèle, on me répond qu’on a le leur, et qu’on ne saurait en adopter un autre. Par contre, lorsque je vais chez l’Américain du Nord ou chez l’Anglais, il me montre les modèles et je choisis. Si j’en veux un autre, il me le fait sans retard : il me donne le devis et le prix, et je puis contracter immédiatement en saisissant l’occasion. Les hommes intelligents et sérieux ne manquent pas en France : il est certain que s’ils connaissaient ce qui se passe par le monde, ils organiseraient mieux leurs affaires, s’affranchiraient un peu du fonctionnarisme et de la routine, et se mettraient en mesure de lutter avantageusement sur les divers points du globe avec l’industrie de leurs voisins. Jusqu’à ce jour, le Français reste chez lui, et réduit le monde à l’Europe. Le personnel consulaire qui devrait le renseigner sur ce qui se passe n’a pas été préparé par des études professionnelles, et pourtant le monde marche, et celui qui négligera de se tenir au courant du mouvement de tous les jours sera nécessairement dominé par les plus habiles. Or, il ne faut pas l’oublier, dans les pays nouveaux, si le champ ouvert au commerce et à l’industrie devient tous les jours plus vaste par l’introduction des chemins de fer et des usines, l’Europe entière est là pour offrir ses services : et non seulement l’Europe, mais encore l’Amérique du Nord qui, non contente de s’être en cela émancipée de l’Europe, lui fait maintenant concurrence.

M. Bonjean me fait remarquer les divers avis affichés à la porte de l’usine : ce sont des recommandations ou des prohibitions. Au commencement, me dit-il, j’avais introduit les règlements des usines d’Europe, mais le résultat n’était pas satisfaisant. Alors j’ai jeté les règlements au loin, et me suis borné à recommander, et au besoin ordonner ce qui m’a paru bon, et à défendre ce que je trouvais mauvais. Je laissais ainsi le règlement se former par lui-même à la suite des années par l’action de la coutume. Ce système m’a parfaitement réussi à l’usine de Macaco et je le reproduis ici. J’ai 460 ouvriers à l’autre usine et je cherche à les attacher à l’établissement en leur rendant la vie facile et commode pour eux et pour leur famille. Moyennant une redevance, annuelle, au bout de quelques années, ils sont propriétaires de la maison qu’ils habitent, d’un lot de terrain précieux pour les légumes, et menus produits qu’il procure à un ménage. Quand j’ai pris la direction de l’usine, je l’ai trouvée entourée de débits de boissons, source de désordres, et je me suis empressé de les expulser ; mais sachant que l’ouvrier a besoin de délassement, j’ai organisé pour eux et par eux une bande musicale, et une salle de gymnastique au moyen d’une association dont le médecin est le président. Ils ont leur société de secours mutuels, et la chapelle occupe le centre de l’usine. Je témoigne à tous une affection paternelle, mais j’évite la familiarité. Tous les mois cinq récompenses en somme d’argent sont données aux cinq ouvriers ou ouvrières qui se sont distingués par la conduite et le travail. La plus grande impartialité préside à ces distributions ; précaution d’autant plus nécessaire que je suis en présence de plusieurs nationalités souvent disposées à se jalouser.

Les infractions sont punies au moyen d’amendes rendues publiques par l’affichage. Le résultat de ce système a été la paix et la stabilité dans le personnel des ouvriers, le relèvement du niveau moral, l’aisance dans les familles, l’augmentation des dividendes ; en un mot, la prospérité de l’usine. Heureux les hommes qui savent ainsi procéder par l’expérience plutôt que par la théorie, et s’inspirer de l’amour de leurs frères : ils recueillent l’affection en même temps que l’abondance.

La maison du directeur est bien disposée pour le climat, entourée d’un beau jardin dans lequel je trouve, à côté des fleurs et des fruits des tropiques, les poires, les pommes, les figues, les raisins, les asperges, les salades et les choux, et jusqu’à une plante de thé. Le tout est encadré par les bois, dans lesquels on retrouve les espèces les plus odoriférantes, depuis le colosse, qui produit le clou de girofle, jusqu’au canela capitanmor, dont l’odeur rappelle absolument les matières fécales.

Pour rentrer en ville, nous parcourons la route pittoresque du matin : il me semble que je traverse un coin de la Suisse. Nous nous rendons à une autre filature de coton : l’usine de San-Pedro de Alcantara. Là, nous trouvons 180 ouvriers et ouvrières faisant manœuvrer 5 000 broches et 70 métiers. Le directeur, avec beaucoup de complaisance, nous explique comment, par suite d’insuffisance d’eau, il a été obligé d’établir une machine à vapeur à côté de sa roue hydraulique. Je l’engage à remplacer celle-ci par une turbine, qui exige moins d’eau que la roue : il en convient, mais la roue, il l’a, et la turbine devrait être achetée. Ainsi, n’ayant pas le courage de donner peu pour se rattraper grassement, il continue de voir passer en combustible une bonne partie des bénéfices. Combien de calculateurs à courte vue on rencontre dans la vie ! M. Bonjean aussi avait trouvé à Macaco des turbines insuffisantes, et n’hésita pas à sacrifier 30 000 fr. en s’imposant un mois de chômage pour les remplacer par des turbines plus puissantes. Le résultat a été une telle augmentation dans la quantité de toile produite qu’immédiatement les frais furent couverts, et tout le surplus est maintenant bénéfice. Je demandais à M. Bonjean ce qu’il avait fait de ses ouvriers durant le mois de chômage. Je les ai employés, dit-il, aux travaux nécessités par le changement des machines et autres travaux supplémentaires. C’est de l’administration paternelle !

Le corps diplomatique du Brésil passe la plus grande partie de l’année à Pétropolis, où il paraît subir les atteintes de l’ennui. J’appris trop tard, pour lui rendre visite, que le chargé d’affaires d’Italie était un Niçois, le comte Deforesta.

Je me rends chez Mgr Felici, l’internonce apostolique. C’est un Romain calme comme les habitants de l’ancienne capitale du monde. Il me fait bon accueil, et me présente son secrétaire, abbé sicilien au regard de poète. Il me renseigne sur les choses religieuses du Brésil, et m’assure que pour lui il ne connaît pas l’ennui, vu qu’on le tient constamment occupé par les formalités de dispenses en matière matrimoniale.

Il y a 12 diocèses au Brésil pour une population d’environ 12 millions d’habitants, et une étendue presque aussi grande que celle de l’Europe. Plusieurs n’ont même pas de séminaire ; mais Dieu supplée à ce que les hommes ne peuvent faire. Les Indiens, au nombre d’environ 500 000, sont évangélisés par des Ordres divers, et surtout par les capucins italiens, qui dépendent directement de la Propagande. Les évêques sont présentés par l’empereur et confirmés par le Pape.

Je passe chez M. Ramiz Galvao, ancien directeur de la bibliothèque publique et précepteur des enfants de Son Altesse le comte d’Eu. M. le comte de Noiac m’avait envoyé une lettre pour lui. Nous causons éducation et instruction, et je peux bientôt me convaincre combien mon interlocuteur est digne du poste de confiance qu’il occupe. Il comprend à merveille la haute importance de diriger les premiers pas dans la voie du savoir de celui qui sera appelé plus tard à régler les destinées de l’Empire. Il sait bien que tout en armant l’intelligence, il faut surtout cultiver le cœur.

Je ne pouvais quitter Pétropolis sans présenter mes hommages à Son Altesse le comte d’Eu ; il est Français, fils du duc de Nemours, et son oncle le prince de Joinville a épousé une des sœurs de l’empereur. Comme je l’ai déjà dit, la loi salique n’étant pas en vigueur au Brésil, sa femme, fille unique de Pedro II, règnera après lui et aura pour successeur son fils aîné âgé de dix ans actuellement. Le comte d’Eu aura donc à remplir ici le rôle qu’a si bien rempli le prince Albert en Angleterre.

Je me rends au palais impérial : même simplicité qu’à Rio, auprès de la Cour et des grands. La porte est grande ouverte : pas de concierge, je traverse le parc, j’arrive au palais ; là aussi la porte est ouverte, et pas de portier. Je parcours les corridors, me dirigeant du côté du bruit de rires enfantins. J’arrive à une chambre où le prince joue avec ses enfants et guide les premiers pas d’un bébé de deux ans. Il interrompt ses amusements pour s’entretenir une demi-heure avec moi. Il me parle d’une exposition pédagogique dont il préside la commission : cela me rappelle que j’avais eu pour compagnon de cabine sur le steamer le Niger un journaliste de Paris, délégué à cette exposition. Est-ce hasard ou coïncidence ? Deux jours après l’arrivée du Niger, j’aperçois dans la rue Ouvidor, aux vitrines du libraire qui sert de correspondant au journal dirigé par ce délégué, une exposition de Vénus et de Cupidons sous lequel on lisait en grandes lettres : novedades, nouveautés. C’est aussi de l’enseignement, mais du mauvais.

Le discours tombe sur l’esclavage qui va en diminuant. Il n’y a plus actuellement que 1 346 648 esclaves au Brésil : la loi de 1871 rend libre tout enfant né d’une femme esclave. Ces enfants restent jusqu’à dix-huit ans sous la tutelle du maître de la mère. Naturellement ils sont un peu négligés et Son Altesse projette une association pour s’occuper d’eux, les patronner et les instruire. L’association est le levier des sociétés modernes. Elle sera toujours le plus grand instrument du bien et du mal. Tous les jours je lis dans les journaux l’annonce d’esclaves rendus à la liberté par leur maître, ou rachetés par des associations. On en affranchit aussi un grand nombre par testament ; et Son Altesse me cite une dame qui vient de léguer sa vaste propriété à ses 400 esclaves, voulant qu’elle soit partagée par familles. Belle et grande pensée de cette propriétaire qui fait de ses esclaves ses héritiers ! Une commission a été nommée pour exécuter la pensée de la noble dame. Tout le monde s’accorde à croire que dans vingt ans il n’y aura plus d’esclaves au Brésil et que le travail libre les remplacera avec avantage. Nous causons enfin de dom Bosco, dont Son Altesse a visité l’établissement à Turin ; je lui raconte ses succès à Lyon, à Paris, à Amiens, à Lille, et le prince m’apprend la mort de M. de Laboulaye, chez lequel j’avais conduit le saint prêtre quelques semaines avant. Un grand nombre d’enfants court dans les rues de ce pays. Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul ont de nombreux établissements dans lesquels elles prennent soin des orphelins ; mais les garçons sont livrés à l’abandon, et Mgr Lacerda, qui sent la nécessité de s’occuper aussi du sexe masculin, a appelé les missionnaires de dom Bosco.

Il est bien tard quand je quitte le prince pour rentrer à l’hôtel prendre un repos nécessaire.

J’aurais voulu passer la soirée avec un avocat auquel on m’avait adressé. Nous aurions causé sur les lois et la magistrature. Déjà je savais qu’imitant un peu notre code, les lois brésiliennes, en fait de succession, avaient réduit au tiers la portion disponible, et j’avais entendu des plaintes à ce sujet. On y voyait un obstacle à la stabilité des familles. J’aurais voulu connaître l’appréciation d’un homme compétent à ce sujet, mais les forces étaient à bout, et je dus renoncer à cette visite. Le lendemain matin à six heures je suis sous la douche froide qui ranime les nerfs ; j’admire le beau lever du soleil, je revois encore une fois les têtes blondes et les yeux bleus des enfants des colons, et à sept heures je suis à la gare. Mme la comtesse de Barrai, qui avait été l’institutrice de la princesse, y accompagnait son fils récemment marié à Mlle de Paranagua, fille de l’ex-premier ministre. Elle me parle de la famille Bernis, ses parents qui habitent Nice. Peu après, la locomotive nous entraîne sur la pente de la montagne d’où nous dominons la plaine et la baie couvertes d’épais nuages que nous atteignons bientôt. À neuf heures et demie le bateau me dépose à Rio. Je me rends au bureau télégraphique pour voir si par hasard quelque dépêche d’Europe m’y attendait. L’agence Havas a ici son bureau ; elle perçoit 17 000 reis pour le premier mot et 5 000 reis pour chaque mot suivant. Le bureau anglais perçoit 7 000 reis indistinctement pour chaque mot. Cette Compagnie, au capital de un million et demi de livres sterlings, a une recette d’environ 4 000 000 de francs par an. C’est bien faire ses affaires.

À la Chambre des députés pas de séance, mais plusieurs députés semblent occupés à des travaux et discussions. Grande simplicité dans le monument et le mobilier. Ces députés de l’Empire sont moins exigeants sous ce rapport que ceux de certaines républiques. Ils ne laissent pas quelquefois d’être irascibles. Je lis en effet qu’il y a peu de jours un d’entre eux, qui s’est cru insulté dans les colonnes d’un journal, a voulu se faire justice à coups de canne sur le nez du journaliste. Il est vrai d’ajouter que la presse ne comprend pas toujours sa mission et qu’elle confond trop souvent la licence avec la liberté.

Au bureau de la colonisation, le directeur me remet une carte de la province de San-Paulo et une de la province de Santa-Cattarina, avec un règlement en 5 langues relatif à l’hôtel des immigrants à Rio-Janeiro. J’y lis que les immigrants y sont logés et nourris pendant 8 jours, mais je n’y trouve aucun renseignement sur les conditions auxquelles ils reçoivent les terres et en quelle quantité. Les Yankees sont plus habiles : ils multiplient les prospectus et les programmes avec gravures et toute sorte de détails. On les trouve à tous les hôtels, dans les gares, et on les reçoit dans les trains. Ici je n’ai même pu trouver à la gare un indicateur de chemin de fer. Le chef de gare s’est contenté de me dire que l’horaire et les prix, sont collés aux murs de la station ; en sorte que je dois aller les consulter toutes les fois que je projette une excursion. C’est peu pratique et surtout peu commode. On pourrait croire que cela tient au peu d’importance des lignes dans un pays nouveau. Erreur ! il y a environ 5 000 kilomètres de chemins de fer en exploitation au Brésil, dont le coût moyen a été d’environ 100 000 fr. le kilomètre ; 15 000 autres kilomètres sont en construction ou concédés.

Mais revenons à mes visites. Je traverse la ville vieille et me rends aux quartiers nouveaux, chez le baron de Teffé, chef de division à l’arsenal de marine. M. de Teffé est un officier distingué qui revient de l’expédition organisée pour observer le passage de Vénus. Il me donne sur son travail des détails intéressants : il en envoie les résultats à l’Académie des sciences su Paris, où se réuniront les savants en congrès pour se mettre d’accord sur les conclusions définitives.

M. le baron de Teffé me parle longuement de ses explorations dans l’Amazone, où il a passé deux ans et neuf mois. Il dirigeait la Commission qui devait, avec celle du Pérou, tracer les frontières des deux pays, pendant que deux autres Commissions traçaient celles de la Bolivie. Une première Commission péruvienne avait été anéantie par les Indiens. Son chef, amputé d’une jambe par le fait de cinq flèches empoisonnées, avait survécu et avait eu le courage de se mettre à la tête de la seconde expédition ; mais, durant les opérations, il fut enlevé par la fièvre paludéenne. Les rivières débordent et se retirent laissant d’immenses marais mortels.

Les Brésiliens aussi furent très éprouvés. Sur 80 personnes, M. de Teffé en perdit 27 de la fièvre, parmi lesquelles son propre frère. Les Indiens leur causèrent bien des difficultés, mais il avait trouvé moyen d’échapper à leurs flèches en couvrant complètement les canots d’une toile métallique derrière laquelle se tenaient les rameurs.

La Commission rencontra un jour un superbe emplacement qu’avait visité Humbold en 1808. L’illustre explorateur y avait laissé une inscription enthousiaste pour déclarer que c’était là un endroit admirable pour une grande ville, et que dans cinquante ans il serait couvert de maisons et de monuments. Or, M. de Teffé, plus de cinquante ans après, n’y avait encore vu que de l’herbe. La prophétie pourra se réaliser ; mais Humbold s’était trompé de date.

De Paris, sur la demande d’un ami, M. de Thurino, illustre Brésilien que j’avais connu à Nice, m’avait envoyé des lettres nombreuses pour ses amis du Brésil, et entre autres une pour son fils. Je me rends donc chez lui, mais, à mon grand étonnement, je trouve le père en personne. Il était arrivé de la veille, et nous pouvons ainsi causer des choses de l’Europe.

Brésil : Chef indien.

Continuant ma course, j’arrive chez le comte d’Ignassu, chambellan de l’empereur. Il était de service au Palais. Il est frère du comte de Barbacena dont j’ai déjà parlé. Ils appartiennent à la famille des Brants, contraction de Brabant, originaires de la Belgique. Après s’être perpétués sans interruption de mâle en mâle depuis cinq siècles, les deux frères n’ont maintenant chacun qu’une fille. Après ce pèlerinage, lorsque nous nous trouverons réunis dans le sein de Dieu, nous verrons qu’il n’y a qu’une grande famille humaine, dont Adam est l’arrière-grand-père.

Je clos ma série de visites par celle de M. le comte de Paranagua, jusqu’au mois dernier président du Conseil des ministres. Sa maison est celle d’un bourgeois. Heureux pays, où les grands savent donner un si bon exemple ! M. de Paranagua comprend le français et parle le portugais, mais si clairement que je ne perds rien de la conversation. Elle roule sur des sujets multiples, et j’admire dans mon interlocuteur l’homme calme, au jugement clairvoyant, aux appréciations bienveillantes : c’est l’homme habitué à la conduite des hommes. Il se rend à San-Paulo pour voir son fils au petit séminaire, et si je puis trouver le temps de faire cette intéressante excursion, il me dirigera dans la visite des choses intéressantes de cette province, la plus avancée de l’Empire, pour l’industrie comme pour l’agriculture.