Une nouvelle autrement plus grave vint me shooter en pleine gueule. Pépito me téléphona pour m’annoncer qu’elle me larguait. Et mon pote Martial, depuis Paris, me laissa entendre qu’elle fricotait avec un blanc-bec. Pour avoir joué le messager, je m’engueulai avec lui. J’avais beau avoir fait lanterner Pépito pendant une pige, pour moi, elle était toujours ma femme. Cette rupture, je la vécus dans la douleur. En sortant avec moi, Pépito avait gagné le respect, plus un seul trou du cul n’essayait de la draguer, et voilà qu’elle venait de tomber dans un piège. Car, ce qu’elle n’avait pas compris, c’était que le mec qui m’avait remplacé consommait de la frangine à tout-va. Le mec était un ami de mon « cousin » Mo. Facile d’emballer avec des voitures et des motos, mais les pièges à huîtres, c’est réservé aux connes. Une fois qu’il en avait marre, il les envoyait à la poubelle comme un fruit exotique pourri. Mes potos me proposèrent bien d’aller brûler sa caisse et son appart, mais je refusai de rentrer dans ce genre d’histoires de merde.
J’ai pris le zinc pour Paris, sapé comme un milord, avec la sensation d’un tournevis planté dans le bide. Comme chaque fois que je nippais en milord, costume en cashmere, les pieds campés dans des Richelieu, j’avais une pensée pour le beau-père de mon ami P., un voyou de la vieille école, que je n’avais vu que trois fois dans ma vie, mais dont la ganache m’avait imposé le respect pour toujours. Il avait fini par prendre une douille ; faites une prière pour le malfrat.
J’arrivai chez Pépito à huit heures du matin. On se jeta l’un sur l’autre comme des morts de faim. À midi, quand je me réveillai, je la trouvai bouche à bouche avec son mec dans le salon. Franchement, me battre avec lui aurait été déchoir. Il n’avait fait que son job de dragueur, c’est moi qui avais abandonné la partie.
Je ne m’étais pas cogné le voyage pour rien, aujourd’hui on allait tout se dire. Avec Pépito, nous partîmes à Bobigny rendre visite à Chris, la future mère de ma fille. Sur le chemin, derrière ma paire de lunettes, je n’arrêtais pas de pleurer. J’aimais Pépito et j’avais tout cassé. À quelques centimètres du bonheur, il me filait entre les pattes et pourtant, dur comme fer, je voulais (et veux) toujours fonder une famille. Ce qui s’est passé avec mes parents m’avait fait trop de peine. Ce qui se passerait avec ma fille m’en ferait tout autant.
Chris nous a ouvert la porte, en cloque jusqu’aux yeux. Difficile de soutenir que la môme n’était pas de moi, je n’en avais de toute façon pas l’intention. Aujourd’hui, je crois que Pépito avait besoin de cette confrontation pour pouvoir vivre son histoire sans arrière-pensée. Les deux filles se dévisagèrent un moment, et Pépito dit à Chris, parlant de moi : « Tu peux le garder. » Chris lui répondit, tout aussi sobrement : « Merci, mais je n’en veux pas. » J’ai raccompagné Pépito au métro, plus mort que vif. Je savais qu’on se quittait pour toujours. Je ne lui en voulais même pas, à ma Pépito. Cette histoire, elle la vivait sincèrement, alors qu’en face, ce mec ne voyait qu’une gonzesse de plus. La dernière chose qu’elle me dit, ce fut : « Je ne t’aime plus. » Plus dur à encaisser qu’être braqué par un julot antillais défoncé au crack.
Je suis remonté chez Chris pour comprendre comment elle s’était débrouillée pour se retrouver avec un pain au four. Je lui mettais moi-même la pilule dans le bec mais, apparemment, elle poussait la gaudriole un peu plus loin. J’ai gueulé un peu, pour le principe. En réalité j’étais super-heureux d’avoir un enfant (même si j’aurais préféré le concevoir avec Pépito). Malgré son caractère de cochon, j’avais beaucoup d’estime et d’affection pour Chris. Ce jour-là, nous avons décidé qu’à mon retour de Berlin (si toutefois je revenais) nous essaierions de nous rabibocher. Je l’ignorais, mais il me restait à peine un mois avant de repartir en calèche, et pour longtemps. Chris sut se venger des années plus tard en se servant de ma fille et en faisant de nous de parfaits étrangers.
Je marchai toute la journée dans Paris, pleurant comme un gosse en détresse. Le soir même, à Bobino, je retrouvai Michou et Théo ; c’était bon de les avoir à mes côtés, j’avais bien besoin de soutien, surtout quand Pépito et son mec arrivèrent bras dessus bras dessous. Elle qui m’avait soutenu que jamais un Blanc ne se mettrait entre nous ! Et, pendant que ses yeux brillaient, je voyais de loin son mec draguer une gonzesse avec laquelle il la tromperait tout le long de leur histoire ; j’aurais pu le jouer d’avance. Je passai les trois jours suivants en larmes. Pépito, pourquoi m’as-tu fait ça ?
J’allai voir Martial pour lui dire qu’il avait eu raison, et m’excuser. J’avais mis ma greluche sur un piédestal, mais ce n’était pas Cendrillon, c’était la fée Carabosse. Effondré, je retournai pitoyablement à Berlin, à côté de mes grolles. Pour étrangler mon chagrin, je mis les bouchées doubles et visai plus haut.
À Zoologischer Garten, j’étais souvent passé devant un magasin de fourrures qui me clignait de l’œil ; il était tenu par un vieux Loubavitch et son employé. J’y passai en repérage technique. Quand on pénètre dans le magasin, le patron met au moins trente secondes à descendre de l’étage. Au plafond, une caméra sans témoin lumineux (elle ne fonctionne pas). Pour moi, c’était du vingt sur vingt. Je tapai cet en-cas avec deux petits enragés de ma connaissance, Faust et Makan – mes complices habituels étant occupés ailleurs. Makan était un brave gosse, mais il ne réfléchissait jamais, il n’en avait pas le temps. Un jour, il avait braqué son propre vidéoclub en rapportant une K7, et s’était appuyé trois piges pour ça. Je lui avais quand même filé un fer, en espérant qu’on n’aurait pas à s’en servir. On est repartis avec trente visons, la carlingue remplie jusqu’au plafond, mais ça ne m’amusait plus. Avec le recul, je peux le dire, j’étais en pleine dépression, je n’en avais plus rien à foutre de rien. Entre mon chagrin avec Pépito, ma môme à venir et mes amis morts ou en calèche, je n’étais plus maître de mes émotions. J’étais submergé comme si tout ce que j’avais enfoui depuis toujours ressortait d’un coup ; je voulais que la douleur s’arrête et, pour ça, j’étais prêt à tout.
C’est précisément à ce moment-là que ma route a de nouveau croisé celle du Yougo. À Spandau, j’avais fait la connaissance d’une nouvelle petite équipe ; Willy et ses copains traficotaient de la coke à tout-va, je les sentais bien et avais décidé d’investir avec eux. J’avais une connexion solide avec un ami, mi-colombien, mi-allemand. L’arrangement était le suivant : je fournissais et eux se chargeaient de l’écouler dans les boîtes de nuit. Le premier passage se passa très bien, mais au deuxième, voilà qu’ils s’accrochèrent avec des amis du Yougo, et ça se mit à grincer un peu. Willy tira le signal d’alarme et je me déplaçai avec Vorda et Huxel pour rétablir la situation. Sur le chemin, on était attendu, une caisse nous collait au train et des mecs se mirent à nous sulfater. On se serait cru à Chicago, dans un épisode des Incorruptibles. Ce jour-là, Huxel, un driver confirmé, fit un truc que je n’avais vu que dans les films de James Bond. Il profita du peu de circulation pour réaliser un tête-à-queue sur le périph’ et se retrouver au cul de nos poursuivants. Je pense qu’ils prirent peur face à notre détermination. Heureusement que ce n’était pas moi qui conduisais, sinon on serait mort. On essaya bien de les pourchasser à notre tour, mais ils nous laissèrent sur place. Notre guimbarde ne pouvait pas rivaliser avec la leur. J’appelai Mamadou d’une cabine, enragé :
« Tu sais où est Willy ? Parce qu’on a eu un problème, et que les gueules qu’il y avait dans la tire, franchement, c’étaient ni des Noirs, ni des Arabes, ni des Chinois, ni des Turcs, c’étaient des putains de Chleus. »
Là, j’étais vraiment dans l’expectative, j’avais eu tellement d’histoires en deux ans et demi que je ne voyais plus qui était qui. Je jouais beaucoup avec des calibres mais, à part me faire casser la tronche, il ne m’était rien arrivé. Je recommençai à croire en ma bonne étoile. La faucheuse était venue frapper chez des amis, elle avait loupé mon adresse. J’eus le fin mot de l’histoire en secouant les indics. Les tauliers du club où Willy fourguait sa coke étaient des amis du Yougo. Ils savaient que Willy était une chiotte mais qu’il vendait pour moi, alors ils l’avaient dépouillé histoire de lui apprendre à vivre, en sachant aussi que je me déplacerais à cause de mon investissement. C’était le bon moment pour me coincer.
Je convoquai l’équipe, et cette lope de Willy vint me chialer dans les pompes. Les mecs lui avaient pris toute son oseille et le peu de produits qu’il avait sur lui. Ce connard essayait de m’entuber en me faisant croire qu’il avait vendu le kilo.
« Tu me prends pour un con, du schwul saur. Tu veux me faire croire que toi, Willy, tu fais partir un kilo par jour dans cette grotte de merde ? Mais si c’était le cas, je t’aurais confié dix kilos, comme ça je finissais en dix jours. »
Je me levais pour lui marcher sur la tronche, quand cette pédale de Faust prit les patins de Willy. On s’empoigna, le petit frère de Faust me sauta sur le dos, Mamadou le dégagea d’une droite. Je les prévins gentiment : « À partir d’aujourd’hui, on est ennemis, ne me donnez jamais votre dos, et vous-mêmes n’arrivez jamais dans le mien. Je le prendrais comme une menace et je répondrais comme il se doit. »
Ce jour-là, deux clans s’étaient formés. Mamadou, Farid, Huxel, Humet, Makan, Mouk et moi-même, contre Faust, Willy et leurs potes.
Je ne reverrais jamais mein Geld, ni mon produit, mais je n’étais pas à la rue, je n’avais pas besoin de ça pour manger. J’étais hors de moi à cause de la tournure des événements, mais j’avais d’autres problèmes. La rupture avec Pépito me faisait si mal que je somatisais en saignant du tarin toute la journée, j’en avais même attrapé un ulcère aux couilles.
Émotionnellement, c’était la faillite totale, j’étais sec. Les jours qui suivirent, je rentrai dans une période d’autodestruction. Je partis en Bulgarie, avec mon ami Albrecht, pour un séjour de déchéance totale. Moi qui ne me défonçais jamais, je commençai à renifler de la coke, comme si c’était un médicament, 5 grammes par jour, mon Makarov 9 millimètres à la main, avec une furieuse envie de me faire sauter le caisson. J’avais vingt-deux piges et franchement, je n’en voyais plus le bout. On vécut dans des Pouffs (« bordels ») sans faire grand mal aux nanas, bourrés de coke comme des piñatas. Je rentrais à Berlin en vrac, au point où j’en étais, je n’aurais pas été mécontent de me prendre une Kugel (« douille ») au coin d’une rue. Je n’avais jamais été aussi bas. Je me jetais dans l’action en oubliant les plus élémentaires règles de prudence.
Un de mes amis, T.L.M., ex US Marine en rupture de ban, me proposa de braquer le bowling d’une base militaire américaine. Le week-end, les GI’s bouseux venaient y claquer leurs dollars et retrouver l’ambiance du pays. Ça m’avait toujours fait bander, l’idée de taper chez les Ricains. En les coinçant à la fermeture, il devait y avoir pas mal de pognon.
T.L.M., toujours nippé zoot suit à la Kid Creole, avait une tête de rat et le bout du nez fin comme celui d’un Blanc, avec des narines façon Manu Dibango, ce qui ne l’empêchait pas de baiser la caissière du bowling qui l’avait tuyauté sur la faille. Facile. Une fois les derniers fêtards partis, les employés restaient seuls pour la comptée et le ménage. Fallait agir à ce moment-là. On se pointa juste avant la fermeture, tête baissée – dommage, car la vidéosurveillance nous aurait permis de gagner la cagnotte de « Vidéo Gag » pendant plusieurs semaines. T.L.M. portait des gants de vaisselle roses. On siffla un drink l’air de rien. J’étais poudré comme une piste de ski. Une première ligne pour passer le temps, une autre pour bien la sentir, une troisième par désœuvrement. Problème : je n’avais jamais consommé avant de braquer. Tout se mit à merder. Je tartai la tronche de la première caissière, m’emmêlai les crayons à tel point qu’on s’est cassé la margoulette ensemble. Il fallut saucissonner tout le monde, c’était pas prévu. L’oseille et mon calibre dans un sac plastique, je ressortis par la porte de devant alors qu’on devait prendre celle de derrière, en marchant ni trop vite ni trop lentement. Soudain, des pas derrière moi me firent suer à grosses gouttes ; c’était T.L.M. qui me courait au derche de peur que je me trisse avec le blé. Il gueulait comme un dingue qu’il risquait la tôle militaire et la haute trahison de retour au pays. Une fois dans son appart, on partagea une misère. Tous ces risques pour une poignée de biffetons. La coke, c’était pas pour moi, je passai la semaine à récupérer.
Je commençais à toucher le fond, j’avais comme un méchant pressentiment. Après deux ans et demi de folie et de larcins divers, je sentais mon étoile pâlir. Il fallait bien que ça s’arrête un jour. J’envoyai une bafouille à Mo, sous son numéro d’écrou : « Mon frère, je vais me farcir un dernier truc. Si tout marche comme prévu, ça ira bien pour toi en sortant, sinon, on se reverra pas avant quelques années. »
Je voulais finir en beauté, sur une affaire majestueuse : Fadek Latek, la plus grande bijouterie du Ku’damm, les Champs-Élysées de Berlin. Comme un compagnon du Tour de France, réussir mon chef-d’œuvre et me tailler d’Europe, partir vivre en Australie ou à Bora Bora, le vieux fantasme du criminel. Au pif, on pouvait prendre 5 millions de DM et, même après fade et fourgue, j’aurais encore de quoi cavaler quelque temps. On monta donc un repérage dans les règles, s’agissait de faire les choses en grand.
À l’intérieur, les vendeurs se tenaient face à des petits comptoirs disposés en carrés, les vitrines à bijoux installées derrière eux. Des surveillants placés devant un poste vidéo scrutaient tous les faits et gestes des clients du magasin. Deux gardes armés en renfort étaient positionnés stratégiquement. Le premier était un homo d’une quarantaine d’années qu’on avait déjà vu dans des boîtes de Winterberg Place, l’autre un petit jeune, une progéniture de Bruce Lee, qui devait toucher sa bille en karaté. Je ne me faisais pas trop de mouron, un Makarov sous le pif et des clients dans la boutique, les gus y réfléchiraient à deux fois avant de tenter quoi que ce soit. Pour s’arracher, il nous faudrait une caisse puissante, une berline de préférence. Sur la place, à côté du bouclard, il y avait un terre-plein central. En passant par-dessus, ça mettrait tout de suite une confortable distance entre nous et les poulets.
À l’équipe habituelle, il s’avéra rapidement qu’il fallait ajouter un participant ; à quatre, nous n’étions pas assez nombreux. Et là, mauvais casting, je fis monter Léon, un mec avec qui on n’avait jamais bossé. Tout son job, c’était filocher le directeur et taper une tire, mais le soir, quand je lui téléphonai pour faire le point, j’eus plutôt l’impression qu’il était resté chez lui à baiser sa gonzesse. Le jour où je voulus organiser une répétition, il me dit qu’il était parti à Stuttgart, chercher une caisse. Je me retins de le menacer parce qu’on avait besoin de lui. Je réunis les mecs pour leur expliquer que Léon était bidon, mais qu’au point où nous en étions il fallait continuer avec lui. Sans quoi, c’était avec un maximum de risques et un minimum de joncaille à la clef. Fadek Latek, c’était mon chef-d’œuvre, et ça faisait trop longtemps que j’en rêvais, alors merder maintenant ! En attendant, on décida de se farcir un Wertheim (supermarché allemand), c’était facile, peut-être trop, on en avait déjà tapé plusieurs. Mais on avait besoin de liquide. Moi, je préférais braquer le soir, les gens sont crevés et ont envie de rentrer chez eux en un seul morceau. Le matin, ils sont plus enclins à jouer les héros.
Ce braquage, je l’envisageais pour me plâtrer le cerveau et ne plus penser à rien. Dans mon état normal, mon absence de frousse et d’anxiété aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais, aveuglé comme je l’étais et jamais avare d’une connerie, j’ai tapé au flan, sans repérer. Planqués derrière la porte de service, on a attendu qu’une des femmes de ménage sorte les poubelles ; elle eut tellement peur qu’elle en resta paralysée ; il fallut la guider vers l’intérieur. Jusque-là, c’était une promenade. Il ne restait que le gérant et un employé ; l’astuce, c’est de ne jamais débarquer quand les employés sont encore là. Quelques baffes, du chatterton autour des poignets, et on nous ouvrit le coffre. Ce que j’apprendrais au tribunal, c’était qu’un des employés de ménage avait eu le temps de déclencher l’alarme silencieuse. Au moment de décarrer, les poulets se garaient devant le magasin. Panique ! Panique ! Panique ! On s’arracha par la sortie de secours, pour tomber au cul d’un petit immeuble avec un escalier extérieur. Un réseau de terrasses offrait un bon itinéraire de fuite, Mamadou et Farid sur mes talons, on grimpa les escaliers quatre à quatre pour échouer sur une baie vitrée derrière laquelle une famille dans son salon nous dévisageait, stupéfaite. On devait avoir l’air aussi affolé qu’eux. À nous trois, on se mit à latter tout ce qu’on savait dans la vitre, qui ne céda pas. Alors on redescendit comme des dingues. Veine extraordinaire, les roussins étaient occupés à fureter dans le magasin. Je me serais coupé les couilles. En ne faisant aucun repérage, j’avais commis la faute professionnelle et, en plus, j’avais entraîné mes complices dans ce traquenard. Dans un état de stress total, nous nous sommes cachés dans le parking de l’immeuble. À la hâte, nous avons jeté nos frusques pour ressortir en joggeurs. Cette ruse avait déjà fait ses preuves. Farid et moi passâmes devant les poulets comme deux fleurs, mais il fallut que Mamadou démarre avec son sac qui faisait « cling cling cling » et un calibre à la main. Aaargh, les deux flics se retournèrent. Débandade générale ; c’était déjà à demi raté mais ça pouvait devenir pire. Mamadou mit le plus vieux en joue, le jeune prit notre suite. On piqua un sprint, le roussin nous collait au train en criant : Halt ! Archtung ! La première à droite, Farid poursuivit sa course, je me plaquai contre le mur. Boum ! Je stoppai le bourre d’une énorme droite dans la tempe. Quand il retrouva ses esprits, je le surplombais calibre à la main, comme sur la pochette de Straight Outta Compton. Gémissant, il me parla de ses chiards et de sa Fräulein. Il croyait quoi, ce con ? Que j’allais le fumer pour prendre perpét’ ? Le temps qu’il réalise, j’étais déjà loin. Au point de rendez-vous, Mamadou, après s’être dépêtré du vieux, avait préféré larguer le grisbi dans un buisson sur le parking pour que l’on puisse le récupérer s’il se faisait alpaguer. Right move, j’ai laissé Mamadou et Farid aller chercher l’oseille, accompagnés par N., ma gonzesse. Moi, j’avais suffisamment regardé Columbo pour savoir qu’on attendait toujours que l’assassin revienne sur les lieux de son crime. Je me barrai au River Boat avec Makan, un rendez-vous téléphonique prévu trente-cinq minutes plus tard chez la daronne de Mamadou. Je laissai passer quarante-cinq minutes et tombai sur la maman en panique : « Y a la Polizei à la maison, il faut te rendre ! » Je pensai : « T’as raison mémé, j’ai que ça à foutre ! Je me rends pas, seulement les pieds devant. » Je raccrochai fissa. Pas de doute, tout le monde s’était fait péter et mon blase était sorti.
Mes planques devaient être grillées. J’étais marron dans les grandes largeurs. La seule issue, c’était de me nachave en France. Impossible de me réfugier dans un hôtel où on demanderait un Ausweiss à la réception. J’entrai dans le premier cinéma venu pour réfléchir tranquillement, le cerveau en fusion. Je n’en sortis qu’à la nuit, après avoir vu trois fois de suite un film avec Otto, comique merdique, numéro un à l’époque. J’étais hors de moi et, en même temps, j’avais cherché la défaite. Les comptes étaient faits, je n’avais plus un complice dans la rue, et côté oseille l’affaire se résumait à 10 000 DM (5 000 euros) dans mes fouilles et 50 000 (25 000 euros) planqués ça et là que je devais récupérer avant toute chose. Je pris un taxi jusqu’à Osloer Strasse, où je créchais ; les lardus étaient partout. Alors, quand je retapissai les poulets près de mon autre point de chute à Schöneberg, je sus que je m’étais fait balancer comme un grand. Je bigophonai mon pote Huxel pour qu’il me trouve un passage à Paris, c’était dans ses cordes, sauf qu’il avait besoin de trente-six heures et que je ne les avais pas. J’étais en rage, comment avais-je pu laisser les choses merder à ce point ? Il ne fallait pas que je dorme, je devais quitter Berlin de toute urgence. Je passai chez mon pote colombien prendre de quoi me bourrer le pif. Mauvaise idée, je devins loufdingue, trop de peur, trop de tension. Je commençai à halluciner, gamberger, me poser des questions sans réponses… J’avais été balancé et, naïf que j’étais, ça m’étonnait. Putain, j’étais sûr que Farid était le maillon faible – je serais très surpris par la suite. J’errais de bistrots en bases US, là où personne n’irait me chercher. Je m’imaginais réclamé par les Ricains, les Français, les Engliches et les Chleus pour finir avec une peine de placard à deux chiffres. À bout de forces, je décidai de passer chez N., sans même penser que c’était peut-être elle qui m’avait donné. Elle était la seule à être ressortie de garde à vue. Mais j’avais besoin de réconfort, je n’y croyais plus, persuadé que j’allais me faire péter. Depuis une cabine, j’appelai les frères B. à Sarcelles : « Vous savez quoi ? Je suis dans une sacrée mouise, j’arrive à la fin de ma route. » Je leur demandai de me lire mon astro dans le Parisien du jour. « Verseau : aujourd’hui vous aurez une journée difficile, vous allez tout droit aux devants de gros ennuis. » Ironique, non ? J’aurais peut-être dû lire ça plus tôt. Je prévins les frangins que « si je ne les rappelais pas d’ici cinq heures, on ne se reverrait pas avant cinq ans ».
Je débarquai chez N. à une heure de l’après-midi, après avoir crapahuté toute la nuit. Je le saurais plus tard, les poulets, retapissant en bas de chez elle, m’y avaient vu entrer. J’étais tellement cuit que je n’imaginais même pas cette éventualité. En discutant, j’appris les détails de l’arrestation. Les condés avaient logé le butin et s’étaient mis en planque au pif, sans trop y croire. Ils avaient dû jubiler en les voyant se pointer. Mamadou, qui était allé au buisson prendre la jute, n’eut pas le temps de faire deux mètres que les flics lui tombaient dessus et le plaquaient, comme dans une mêlée d’un France-Angleterre. À notre crédit, pour dire qu’on avait quand même du métier, les victimes du braquage étaient incapables de nous identifier et n’auraient pas su dire si nous étions blancs, noirs, ou turcs.
Je pourrais jacter des heures sur l’échec de ce braco, mais je pense que tout marche par cycles et qu’inconsciemment je voulais en finir.
Le téléphone sonna chez N., c’était Makan qui voulait me sauver la mise : « Écoute frère, les perdreaux vont arriver, casse-toi de là. »
Je raccrochai et, pris d’une immense fatigue, je retournai au pieu. Appelez ça comme vous voudrez, suicide light, lassitude extrême ? Je saurai toujours gré à Makan de m’avoir prévenu et, même quand plus tard il me tirerait de l’oseille, je passerais l’éponge. Si j’avais vraiment voulu, j’aurais pu esquiver, je fis le choix de rester. J’étais tellement bas que, si les condés m’avaient sorti leurs calibres, j’aurais brandi le mien en souhaitant qu’ils me tirent dessus.
Je fus réveillé par une tape sur la tête et je grognai : « Humm, je dors. » Quelque chose de froid insistait sur mon crâne. Aufstehen ! (« Debout ! »), j’ouvris l’œil, un revolver et cinq paires de grolles me disaient bonjour. Debout, j’eus le vague espoir de sauter par la fenêtre façon Bruce Willis, mais j’avais vu de loin trois fourgons et une portée de mecs en tenue, avec des clébards. J’étais battu, je tendis les mains et répondis à leurs questions en anglais – autant qu’ils sachent le plus tard possible que je me défendais en allemand, ça pourrait toujours servir. Je gambergeais à vitesse grand V : N. et Farid ne connaissaient pas mon vrai blase, j’étais tombé de haut. Avec Mamadou, j’avais pris des risques insensés, on s’était fait tirer dessus, on avait affronté des mecs sérieux. Je n’avais pas compris qu’il se déballonne comme ça, j’avais toujours pensé que le petit mental, ce serait Farid. Encore une grande leçon : il est difficile de pister un faiblard.
Les condés furent très corrects, je m’habillai et pris un paquet de biscuits. Je savais qu’en garde à v’, il pourrait se passer longtemps avant que je voie le bout d’un casse-dalle. Menotté, ils me tassèrent dans leur tire, direction Gotta Strasse, commissariat central. Nous passâmes à l’ombre d’un bâtiment sinistre que j’avais toujours pris pour un hôpital psychiatrique. Les poulets m’apprirent alors que cette bâtisse en briques rouges du centre de Berlin était la fameuse prison JVA Moabit (Justizvollzugsanstalt) – celle qui allait devenir ma résidence principale pour quelques années. Une putain de centrale construite en 1896, qui avait connu deux guerres mondiales et étouffé plus d’un siècle de détenus. Sans le savoir, j’avais braqué et habité à trois cents mètres de cet endroit, ancien centre de détention redouté des nazis, apparemment pas de moi.
Au commico, je tentai une dernière manœuvre. En attendant l’ascenseur, je profitai d’une seconde de flottement pour essayer la sortie en force. Je ne fis même pas dix mètres, balayé par un quidam dans la rue, je me rétamai les pinces aux poignets. Les poulets restèrent sport alors que, selon une règle non écrite, ils étaient en droit de me mettre une java d’enfer dans un endroit discret. L’interrogatoire ressembla, non pas à celui de la gestapo, mais à celui de La Grande Vadrouille. J’eus l’impression que Louis de Funès avait donné des cours de français à l’inspecteur de la Kripo :
« Vous vous affelez Charless ? » Je fis la carpe. Il me sortit tout son dico en français : « Eiffel Turm ? Turm Eiffel ? Apéro ? » (Tu parles ! Je vais t’en coller un d’apéritif ! et t’auras pas besoin de cacahuètes.) « Croissant ? » (Là, je croyais qu’il imitait le corbeau… croassant.) Je ne comprenais pas où il voulait en venir et je n’allais certainement pas lui faciliter la tâche. Je ne mouftai pas et comptai bien gagner du temps, alors j’inventai un dialecte tout droit sorti de Tarzan et la montagne sacrée, avec Johnny Weissmüller. Tous les consulats présents sur le territoire se relayèrent alors, avec leurs interprètes, pour essayer de piger une langue que je venais d’inventer, toute en claquements de langue. Ils y perdirent leur latin. Le temps s’écoulait, mais pas trop vite ; ces messieurs le comprirent et il fallut bien que je me rende à l’évidence : j’étais dans une panade totale, et la seule chose positive, c’est que j’arrivais à en rire. Trêve de plaisanterie, forts de mes papelards, ils finirent par comprendre que j’étais français. Je repris en anglais et leur promis de jacter s’ils m’apportaient un Coca et un Twix. Je mangeai mon en-cas en soupirant d’aise, et ne dis plus un mot pendant treize heures. Après les premières présentations, le juge me plaça en détention pour la suite des festivités. Willkommen in Moabit ! Moabit, me voilà.