Tchuss Schwarzy

Sur le fronton de la prison était inscrit Arbeit Macht Frei (« le travail rend libre »), comme à l’entrée des camps de concentration et d’extermination. Cette taule, la plus vieille de Berlin, ressemblait à Fresnes, en plus dégueulasse. Chez les voleurs, elle était considérée comme une poubelle, par les associations de droits de l’homme aussi d’ailleurs. On me donna mon paquet d’arrivant, chemise col Mao, slip, veste et pantalon, matelassés comme une tenue de maître-chien, plus une paire de galoches suintantes, avec l’empreinte des cent détenus qui y avaient mis leurs arpions avant moi.

Paradoxalement, je me dis : « Enfin libre ! » Je n’aurais plus à me prendre la tête avec mes soucis quotidiens, ma meuf qui m’a quitté et mes potes au placard. À cette époque, je ne connaissais rien au régime de détention en Allemagne, je pensais que, comme chez les Espingouins, un jour comptait deux, que les peines étaient moindres qu’en France. J’apprendrais qu’il n’en est rien, qu’ici les grâces n’existent pas. Qu’on purge sa peine jusqu’au bout, vingt-trois heures et quinze minutes par jour, en cellule, dans les maisons d’arrêt. Je passai ma première nuit en compagnie d’un Rital qui avait atterri là pour le shit. Je n’avais jamais eu d’atome crochu avec ses congénères, ils ne blairaient pas les Noirauds. Le ragazzo m’accueillit d’un « Ciao Negro ! ». Qui a dit que les Italiens étaient des Français de bonne humeur ? Je lui fis tout de suite comprendre que ce n’était pas le moment de me casser les burnes. Je finis par lui filer des gâteaux et lui donner du « Aldo » et du « Mussolini » pour rompre la glace. In Knast, on était tous dans la même merde, des porcs dans la même auge, bienvenue aux latrines ! Pour s’occuper, on essayait de jacter un peu, je traduisais du français en ajoutant des o et des a.

À six heures trente du matin, le maton ouvrit la lourde en hurlant, l’allemand est une langue très douce, parfaite pour donner des ordres. Il gueula pendant deux minutes, « Aufstehen ihr Kanake » (« Levez-vous les étrangers »), sa tronche changea de couleur, blanc, rouge, bleu, violet, puis il nous referma la porte sur la gueule. Ni le Rital ni moi n’avions compris un mot de ce qu’il venait de dire mais, en habitué de ce genre d’endroit, je sentis les problèmes arriver. Une seconde après, j’étais au garde-à-vous près de mon plumard. Bien m’en prit. Ils revinrent à cinq, et le Rital, qui devait être primaire, dégagea de son pieu comme un ballot de linge sale, avec quelques coups de latte en guise de petit déj’. Tête de nœud numéro un lui dit : « Willkommen in Deutschland. » Moi, je me tenais debout, droit comme un piquet, on aurait pu avoir l’impression que j’avais une échelle dans le cul. En Allemagne, il faut appeler les matons Meister (« maître »). Vous comprendrez bien que, eu égard à ma couleur, je ne prononcerais jamais ces mots pendant toute ma détention. Ça sonnait trop « Kunta Kinte » cette histoire.

Une heure après, j’étais de retour au central Gotta Strasse, pour y être entendu avec mes complices. Impossible de parler, les plantons nous repéraient illico et menaçaient « Schnauze ! » (« Vos gueules »). Je leur répondais en français, « enculé de ta mère, sale pédale », consolation un peu désespérée, certes, mais ça me faisait du bien. Les auditions, pour moi, ça avait toujours été une récré, une respiration, et de toute façon j’y étais. Au retapissage, les poulets mélangèrent nos gueules de cadavres avec une dizaine de Noirs américains bien rasés et bien habillés, tous des soldats US, là dans le cadre de la coopération avec l’Allemagne. Il fallait bien trouver des Noirs quelque part, et dans les rangs de la Polizei, à l’époque, y en avait pas lourd. Figurez-vous que j’avais déjà braqué avec certains de ces types et que d’autres étaient des dealers notoires – mais US Marines avant tout. Il fallait regarder les mines déconfites de certains d’entre eux qui, ayant maraudé avec mézigue, devaient avoir les jetons de se faire balancer (snitch). Sur trente-neuf témoins qui défileraient, seuls deux m’identifièrent, mais certains mecs qui posaient avec nous furent reconnus pour d’autres affaires. Imaginez le bordel !

Je servis aux poulets une attitude digne de mon rang, je ne dis pas un mot. Le soir, à Moabit, je commençai à réaliser que j’étais vraiment seul, et à plus d’un titre, mes complices étant détenus ailleurs. Une fois de plus, le costard qu’on me taillait allait être beaucoup trop grand pour moi. Je fondis en larmes, surpris de n’avoir pas craqué plus tôt. Je me mordais les couilles de n’avoir pas pris la tangente quand je le pouvais encore. Je tendis l’oreille, ça gueulait dans tout le bâtiment, en turc, en russe, en arabe, en yougo, pas d’anglais ni de français, et mon allemand était celui d’un enfant de trois ans. Je tombais comme une masse dans le sommeil.

De retour à l’instruction, l’ambiance avait changé. Les poulets me prirent entre quat’z-yeux, je devinai qu’ils avaient fait leur devoir. Ils m’expliquèrent que je les avais bien amusés à jouer le sourd-muet ; jusque-là j’avais tenu mon rôle. À eux, maintenant, d’avancer leurs pions : ils m’accrochaient pour des braquages et du trafic d’armes. Je n’étais pas très étonné, mais j’attendais qu’ils précisent lesquels. Farid avait bavé toutes les affaires dans lesquelles il avait trempé sans jamais me citer, ni aucun de ses complices. Pas de doute, il savait tenir sa place. Madou, quant à lui, avait tout balancé. Il s’était mis à table et avait réclamé du rab. Les poulets se firent très pressants sur la question du trafic d’armes, ce qui coûtait le plus cher, de dix à quinze piges. Je niai jusqu’à la déraison, il allait me falloir un baveux, et un bon de préférence. J’avais toujours gardé des fonds au chaud, comme me l’avait conseillé mon grand frère. On me recommanda deux avocats, Zimmermann et Otto Schilly, un coup de génie de mon ami Adnan Ursebat, grand proxo turc qui avait été un mentor pour moi, loyal jusqu’au bout. Si le premier n’aurait jamais fait sortir une bique d’un enclos, le genre d’avocat qui pionce sur ton oseille, le second, en revanche, aurait fait passer Mussolini pour un vendeur à la sauvette. Je pris Schilly, qui me coûta 35 000 DM à l’ouverture, 50 000 DM au procès et 50 000 DM en appel. Mais c’était un avocat de génie. Il avait défendu la Fraction armée rouge, une sorte de Beaumarchais allemand. Il serait nommé ministre de l’Intérieur d’Allemagne fédérale entre 1998 et 2005. Dès notre premier rendez-vous, il me conseilla de reconnaître quelques petites affaires et une grosse pour faire le poids, question de vraisemblance. Nier en bloc la vente d’armes, ça risquait de coûter trop cher. Madou m’avait tellement chargé que cela aurait été les prendre ouvertement pour des cons. Il avait l’air optimiste, moi, j’avais le moral dans les chaussettes. Je gambergeai sur l’éventualité de sortir sous caution, je me disais que l’Allemagne, c’était un peu comme les États-Unis. Le problème, c’était que le juge avait de gros doutes sur l’origine de mon oseille, Kapital verbrecher (« argent sale »). Si bien qu’il m’interdit de caution : « Verboten ! »

Raccompagné à Moabit en serrant les chicots, je m’attendais à une instruction de deux piges, mort lente à la française. Madou et Farid étaient incarcérés à Plotsenze chez les jeunes, avec psy, activités et bouffe de première. Ici, rien de tout ça, j’étais déprimé. Pour ne pas péter les plombs, je me parlai tout seul. Pas de miroir dans la cellule, je coinçais mon pull derrière le plexi de la fenêtre et causais à la réflexion.

« Alors mon pote, tu sais pourquoi t’es là ?

— Bien sûr, je suis là parce que des fils de pute m’ont poukave.

— Le moral est bon ?

— Non, mon pote, il est dans mes grolles, mais ça va aller. »

Le matin, je me saluais :

« Hé mon poto, la vie est belle ?

— Tu parles, mec, je becte la gamelle. »

Entendre parler français me réconfortait.

Les bâtiments dataient de Napoléon. Les communs étaient dégueulasses, les cellules complètement pourries, les chiottes se bouchaient tout le temps et refluaient. L’endroit avait déjà été signalé plusieurs fois. La bouffe était au diapason de ce genre d’endroit, mais entre la Ddass et la taule, j’étais habitué à becter la gamelle, qu’elle soit bonne ou pas, et de toute façon, je la chiais. En général, je finissais à peine mon repas que j’avais déjà oublié le menu. La spécialité maison s’appelait la soupe de guerre einthof, bouillon clair, morceaux de gras et chou. À bouffer, c’était du velours, à chier, de la soie. Chaque jour, j’essayais de tuer mon quotidien, je déplaçais ma chaise ou mon verre de dix centimètres. Le temps de l’instruction semble toujours infini puis, une fois jugé, tu comptes certes les jours mais au moins tu vas vers la fin. Je gambergeais beaucoup, Pépito, mon gosse à venir, mon addition…

Je ne parlais pas un mot d’allemand, alors c’était difficile de comprendre la routine, le maton se pointait tous les matins à six heures quarante-cinq en gueulant « Freie Stunde ! » (« heure libre »). Si tu ne sortais pas dans la seconde, il refermait la lourde. Si t’avais pas l’air de comprendre, il s’en battait les couilles. À midi, Mittag Essen (« la gamelle de midi »). À seize heures trente, Ambrot (« le goûter », qui était en fait le repas du soir). Et au dernier appel, « Nacht », extinction des feux, quatre cents mecs commençaient à se palucher en même temps. Je finis par avoir le rythme, heureusement que ma cellule donnait sur une des cours, sinon je n’aurais jamais compris qu’il fallait bouger son popotin le matin.

On descendait aile par aile, les cours contenaient une petite centaine de détenus. C’était le grand bazar : Turcs, Roumains, Yougoslaves, Russes, Roms, Libanais, Syriens, Palestiniens… et deux bronzés. Un métis rasta guinéen-allemand, Dédé et moi. Dédé deviendrait un Kompel (« ami »), mais pour l’instant on ne se connaissait que de visu. Dehors, il tenait un deal de coke plutôt costaud. Il était branché rap et parlait bien anglais. D’emblée, on se serra les coudes. Ce qui me rendait dingue, c’était que je ne captais pas une cacahuète, je savais juste dire des insultes dans toutes les langues – c’est toujours ce qui rentre en premier.

Avec Dédé, on fléchait avec un Chilien qui parlait anglais, on se racontait un peu nos affaires, mais juste un peu, personne n’étant encore jugé, on restait discret. Quand je lui expliquai mon histoire, le Chilien me dit de ne pas m’inquiéter. D’après lui, pas de témoin, personne qui me reconnaissait formellement ; au pire, s’ils ne m’aimaient pas, je partais trois piges, sinon je sortais à la barre. J’aurais pourtant dû savoir qu’il ne faut jamais écouter les pronostics d’un taulard non jugé.

J’avais aimé le crime en Allemagne, mais j’aurais préféré tomber à Fleury. Ici, il pleuvait tous les jours, j’avais envie de me foutre en l’air et, bizarrement, je ne pensais ni à ma mère ni à mes frangins.

Un jour, en promenade, le Chilien m’offrit un cigare, je l’allumai dans ma cellule et me fis un cocktail, le Ceausescu (parfum, alcool à 90 degrés, sucre pour le goût) ; théoriquement, tu bois, tu meurs. Moi qui ne fumais ni ne buvais, j’avais la tête qui tanguait un peu, beaucoup ; Ce fut là que je décidai de passer à l’acte. Je cassai mon rasoir Bic pour récupérer la lame et me tailler les veines. Mais je suis une chochotte, et ce truc-là, ça fait trop mal. Je préférerais encore qu’un mec me mette un coup de lame plutôt que me planter moi-même. Qu’à cela ne tienne, j’entrepris alors de me pendre, c’était plus simple. Avec mes lacets, je préparai une corde que j’accrochai à la grille qui protégeait la loupiote. Je rangeai mes affaires et écrivis un mot : « Vous ne m’aurez pas, allez tous vous faire foutre. » Je montai sur mon tabouret, puis j’y mis un coup de talon. Blam ! La cordelette lâcha et je me fracassai le derche par terre. Je ressentis une horrible douleur, du rectum au tarin, l’impression de m’être fait empaler. Mes idées suicidaires s’envolèrent à tout jamais. Je repris le moral. Si c’était ça le suicide, c’était trop douloureux.

Dédé fut transféré à Plotsenze, alors je continuai à tourner seul. Mon pote Adnan faisait tout ce qu’il pouvait pour m’assister, mais comme je n’aimais pas compter sur les autres, je me démerdai pour faire appeler Spank et Patrick B., mes collègues du square Séverine, le rond-point de la porte de Bagnolet, pour qu’ils m’avancent de la coke. Il fallait que je puisse vivre dedans sans toucher à mon capital, que je réservais à mon avocat. Je leur envoyai un ami pour récupérer le matos, qui se tapa plus de deux mille bornes en caisse. À Paris, ces deux enflures lui firent un coup de Trafalgar pour ne pas le servir, et les deux salopes me laissèrent crever. C’était surtout à moi que j’en voulus, je m’attendais à quoi ? On ne demande pas de la came à un camé, Spank avait toujours été une chiotte, je le connaissais depuis mes dix-sept ans, quand il se prenait des calottes par mon pote Lucien qui l’avait foutu en slip plus d’une fois. Il se laissait mettre à l’amende par n’importe qui. Il avait fallu que je marche avec lui pour qu’il ne rentre plus chez lui en chaussettes. Je leur fis une bafouille pour leur demander une explication, Spank renvoya une lettre menaçante : « Si t’as un problème, on va le régler. » Regardez-moi celui-là, j’étais en celloche à mille cinq cents kilomètres, et voilà qu’il jouait les gros bras, lui, la tapette des tapettes.

Des mecs furent transférés de Plotsenze, et me donnèrent des nouvelles de mes complices. Madou me saluait, j’avais le mors contre lui, mais je me sentais tellement seul que j’étais quand même content d’avoir son bonjour. Je me faisais à ce point chier que je devins le roi des demandes de visite médicale et de passe-droit en tous genres. Ces conneries, il fallait les rédiger, et moi j’étais analphabète en allemand. J’en ferais tout de même des dizaines. Vingt minutes chez le médecin, quinze minutes chez le dentiste, tout était bon pour sortir de ma cellule.

J’eus ma première embrouille à cause d’un Coca. Ça aurait pu être ça ou autre chose, dans cette atmosphère confinée, il fallait bien une première fois. Dans la cour, j’avais jeté une canette vide, qui avait vaguement touché la tronche d’un mec que je connaissais de vue. Je lui fis un signe pour m’excuser, le gars tirait un peu la gueule, mais il hocha la tête pour dire que c’était okay, quand soudain un de ses potes, un Tzigane, commença à faire du barouf, à marmonner dans sa langue ; un « Negro » fut lâché. Il plissait ses yeux de killer et causait un peu français : « Moi connais Parrris, moi voyage. » Le gus s’approcha et m’exhiba ses bras pleins de cicatrices. Il croyait quoi, ce con ? Je connaissais le genre, ils s’entaillent les bras et tapent à la lourde de leur cellule pour avoir du rab de clopes et de café, je voyais ça depuis le CTE. Il s’était mis à faire des manières, à se frapper sur la poitrine, façon « Gorilles dans la brume ». Quand il voulut enlever sa veste, je lui mis un jab bien doublé, suivi d’un coup de latte en plein bide.

« Me demande pas la permission pour t’avoiner, connard. »

Je voulus lui servir la deuxième fournée. J’amorçais le second coup de tatane, quand je sentis qu’on m’enfonçait un surin dans le gigot, avant de prendre un coup de gourdin derrière les esgourdes. Toute la roulotte de Gitans me tombait sur le dos. Je mangeai un second coup de lame et là, je ne forçai pas ma chance, je n’avais pas raté mon suicide pour me faire trépaner par douze Tziganes. Je courus à la lourde, « porte, puerta, tür, door… », catastrophé, pour retourner dans ma division. Les enfoirés de Billy finirent par ouvrir cette satanée porte.

Je fis l’autruche quelques semaines, je n’avais rien contre un tête-à-tête mais n’avais aucune confiance en ces lascars. Un mois plus tard, mon pote Dédé revint pour un Raubüberfall (« attaque à main armée »). En Allemagne, il y a une grande tradition de récompense (Belohnung) de la délation, alors beaucoup de viocs passent leurs journées à reluquer à la fenêtre.

Un mec avait repéré Dédé et son acolyte sortant de la banque et enfourchant leurs vélos (imaginez deux mecs qui vont braquer à vélo !) et il avait commencé à les filocher. Quand ils s’étaient séparés, le vieux avait coché un numéro et suivi le complice de Dédé, qui était repassé chez lui pour ensuite revenir chez Dédé. Le vieux avait prévenu les flics.

Quand la SCK (la brigade criminelle) se pointa en bas de chez ce dernier, il les observa par la fenêtre, comme Malcolm X dans son célèbre portrait. Le raisiné ne fit qu’un tour, son horloge voulait se faire la malle. Sa gonzesse était en cloque de leur second enfant. Dédé réfléchit dare dare, laissa un peu d’oseille sur la table et planqua le reste sur le bidon de sa femme. Quand les Polizei débarquèrent, ils le trouvèrent devant sa porte, les paluches en l’air. Aucun n’eut l’idée de fouiller sa femme. En quelques mois, au placard, il remonterait un beau parcours de coke et de shit, devenant un lord dans la nomenclature des cours de promenade.