Dites trente-trois

Un mois avant mon procès, je reçus une nouvelle énorme. Ma fille était née, putain, ma fille était née ! Je gueulai comme un dingue, tout seul, dans ma cellule : « J’ai un môme, j’ai une petite fille ! » Malheureusement, d’où j’étais, je ne pouvais pas la reconnaître et, plus tard, je n’en aurais plus l’occas’. Chris vint me la présenter au parloir. La rencontre fut un grand moment d’absurdité pénitentiaire. Je n’avais pas encore été jugé, alors Chris et moi n’avions pas le droit de parler français. On nous fila à chacun un dictionnaire (Wörternbuch) et on devait faire chaque phrase en allemand, avec le maton qui nous surveillait. Renvoi immédiat en cas de désobéissance. Le dialogue commençait comme ça :

« Wie gits (comment ça va) ?

— Gut (bien).

— Und dich (et toi) ?

— Gets so (ça va pas mal).

— Was machst du (qu’est-ce que tu fais) ? »

Tu feuilletais comme un dingue pour trouver le mot qui convenait. Chris me répondait comme elle pouvait, mais avec une prononciation si mauvaise que c’était impossible de se comprendre. Si nous n’avions pas été dans un parloir, la situation aurait été comique. En trente minutes, on s’était dit deux phrases. Elle me promit d’être là le jour du procès.

Le parloir (Sprechzimmer), c’était une fois tous les mois, mais ça pouvait s’arranger. Si t’étais cocu, c’était une fois tous les quinze jours, voire toutes les semaines, et si t’étais vraiment connecté ou super-cocu, tu l’avais pratiquement tous les jours. J’avais des potes en Allemagne, bien sûr, mais la faille, c’était de faire venir des gens de l’étranger. De France, en ce qui me concerne. Quand quelqu’un venait de loin, il était possible d’avoir des parloirs de quatre heures, on ne condamnait pas le visiteur. L’administration allemande fait preuve d’une certaine humanité, qui ne se retrouve pas au pays des droits de l’homme. Le temps passé avec ma petite fille resterait infiniment précieux. En maison d’arrêt, comme en France, les possibilités de s’amuser sont toujours restreintes, aussi il me tardait d’être transféré en centrale. Mais en Allemagne, il y a quelques spécificités. En plus de la promenade, le bon moment de la journée, c’était Freizeit (« temps libre »). Il était permis de se réunir une heure par jour, en celloche, avec deux ou trois « comparses » de son choix. Les gardiens ouvraient les portes, il suffisait de crécher dans la même aile. Depuis quelque temps, je m’étais rapproché d’Adnan et Jamal, deux têtes de série, à l’intérieur comme à l’extérieur. En marchant avec eux, le petit merdeux de vingt-deux ans que j’étais bénéficiait d’une assurance tous risques. Jamal me faisait des cours magistraux de géopolitique carcérale : à telle cellule, à tel gars, tu peux parler. Celle-là, c’est des baltringues, t’es pas comme eux, donc tu les oublies.

Plus tard, dans ma vie, je me resservirais souvent de sa recommandation : avec deux oreilles, deux yeux et une seule bouche, il faut écouter et regarder deux fois plus que l’on ne jacte. Jamal me disait d’attendre et de prendre le temps de comprendre comment les choses fonctionnent. Au jour le jour, je n’avais pas besoin d’être actif, mes deux amis l’étant pour moi. On discutait en buvant du cognac V.S.O.P., une heure, c’était vite passé.

Tous ces mecs parlaient un peu anglais avec moi, mais en trois mois et demi, bon gré mal gré, je commençai à entraver le boche. Mon ami Dédé en fit une affaire personnelle, je dois à son obstination ma maîtrise presque parfaite de la langue de Goethe. Pour placer la barre très haut, je m’entraînais en lisant mon dossier. Le langage judiciaire était déjà ardu en français, alors imaginez en schleu. J’écoutais aussi la radio du mur toute la journée, même si je ne comprenais pas grand-chose. De toute façon, même éteinte, impossible de ne pas l’entendre. Ici personne n’avait encore la télé. Pour ça, il fallait une autorisation du rebouteux.

Des potes, une cellule pas trop merdique, de quoi cantiner. Très vite, je retrouvai mes sensations, comme un sportif de retour de blessure. Une fois de plus, j’ai constaté que j’avais l’éducation de la taule et j’en avais gros sur le haricot. J’étais habitué à son rythme, je savais en percevoir les moindres changements. Pour moi, c’était un endroit comme un autre.

Bien sûr, de temps en temps, j’avais un petit coup de blues. Seul en cellule, je pensais beaucoup à ma grand-mère. Heureusement, elle ne savait rien de ma situation. Comment trouver les mots, nos vies étaient à des années-lumière. Je lui raconterais plus tard, avec une frousse bien plus forte qu’en entrant dans une banque une cagoule sur la tronche.

De Paname, j’avais des nouvelles régulières et, dans ma galère, j’avais quand même l’occasion de rire. Par radio taulard, j’appris que Lolo, un des Requins, venait de sortir en provisoire par l’opération du Saint-Esprit. Pour ça, il s’était mis à prier tous les soirs, à poil, à genoux sur une Bible. Ça me laissait dubitatif, mais foutu pour foutu, je décidai de tenter le coup. Moi qui étais le chef des brebis égarées, j’adhérais plus des masses aux cieux, mais je fis entrer une Torah et un Coran, la Bible étant déjà à disposition dans toutes les divisions. Pour m’exercer à prier et à lire, je disposais devant moi les trois livres par ordre chronologique et, pour me purifier, je me lavais avec du thé, il n’y avait pas d’eau chaude dans les cellules. Tous les soirs à minuit, heure propice aux miracles, je me mettais à prier très fort : « Mon Dieu, s’il te plaît, fais que je ne morfle pas une trop grosse peine. Si tu as aidé mon pote Lolo, tu peux faire la même chose pour moi. Sûr, on était pas dans la même affaire, ni au même endroit, mais je suis séparé de ma famille depuis trop longtemps, je ne verrai plus jamais mes amis, ni mon bled. Ma grand-mère me manque et ma maman aussi, allez, fais un bon geste, s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît. »

Un soir, au plus noir de la nuit, j’eus une réponse. Par la fenêtre, je vis passer une étoile filante, signe irréfutable que mes prières avaient trouvé un écho, puis j’en vis d’autres et encore d’autres. Putain, une pluie de météorites. Je me dis : « C’est cool, je sors à la barre. » Je me levai comme un diable. En réalité, ce que j’avais pris pour une étoile filante était un clope jeté par un détenu de sa fenêtre. Et j’en vis passer, des étoiles filantes, je devais bien me raccrocher à quelque chose. S’il y avait eu des Sioux au placard, j’aurais fait la danse de la pluie, j’aurais même pratiqué le vaudou pour sortir !

 

Le procès approchait et là, j’en avais gros sur la patate. Dans mes moments de faiblesse, pour trouver du réconfort, je reprenais la bonne habitude de mes p’tits parloirs perso, seul en celloche :

« Alors gus, dans combien de temps ton procès ? Une semaine, un mois, t’as des chances ?

— Je me prépare à dix piges. Quand je ressors, j’aurai trente-deux ans et la vie devant moi. Si je morfle plus, je mise sur l’évasion. J’aime le sacrifice, mais quand même. »

En Allemagne, l’évasion n’était pas réprimée par le Code pénal. Tu trinquais juste sur les dégâts commis pendant ta fuite.

Et si, après avoir tout tenté, je croupissais toujours au placard, là, je ne raterais pas mon suicide. En promenade, je ne pouvais pas m’empêcher d’échafauder des pronostics. Tous les jours, je discutais avec un ami colombien qui s’était fait péter avec une montagne de coke : douze ans. Moi, en primaire, je ne voyais pas pourquoi je prendrais plus. Tout le monde avait son avis sur la question, je finis complètement désorienté. Jusqu’à mon dernier rendez-vous avec mon baveux, je continuai à lui parler anglais, je n’étais jamais en confiance à 100 % avec quiconque et je préférais qu’il ignore mes progrès en allemand, je pourrais toujours capter certaines conversations. Car pas mal d’avocats se contentent de te sucer ton oseille pour ensuite te laisser en rade.

Je fis entrer veste et chemise, histoire d’être présentable au tribunal. J’avais dormi comme une souche, pour ma dernière nuit de prévenu. Il était prévu que nous soyons jugés par période de trois jours étalés sur trois semaines. La maison d’arrêt était contiguë au tribunal. On y accédait par une souricière, qui serpentait dans les sous-sols. La procédure d’extraction était si lourde qu’il fallut une heure pour parcourir les cinq cents mètres du trajet. En cage d’attente, j’entendis mon blase, mes deux complices présumés m’interpellaient depuis la cage des mineurs. C’est chiant à dire, mais j’étais content de voir Madou, j’avais du mal à éprouver de la haine. Ce trou de balle aurait dû fermer son clapet, mais faute de voir des visages familiers, quand tu en vois un, tu pardonnes. C’était aride.

Quand nous fûmes assis sur le banc des accusés, je sentis tout de suite que c’était mal barré. Les premiers jours sont toujours consacrés aux enquêtes de personnalité et à la description des faits, et les corbacs ont une façon toute personnelle de raconter les choses. D’une agression à main armée, ils font un crime de psychopathe et, comme dans un mauvais téléfilm, les jurés sont tous blancs, avec des têtes de patrons de bistrot. À l’évocation des faits, ils ouvraient de grands yeux, en poussant des oh ! et des ah !

Mon avocat fut très éloquent en s’employant à détruire mes complices. Le proc’ et les jurés me déroulaient le tapis rouge, mais j’avais appris à mes dépens que ce n’était pas forcément bon signe. J’avais comme interprète un Tunisien, qui jactait le français comme une vache espagnole, et qui ne branlait rien, sauf me soulager de mon oseille. Dans la salle, Chris me souriait et ma fille babillait. Malgré ma peur, je me disais que ce tableau touchant pourrait influencer le juge. À l’interruption de séance, les poulets se laissèrent abuser par ma petite taille. Ils me placèrent dans la cellule des mineurs, avec Farid, tandis que Madou était parti chez les adultes. J’avais retrouvé mon camarade de combat, fidèle à lui-même, solide. Il ne savait pas du tout où il allait mais gardait son sang-froid comme toujours. Que Madou ait mangé le morcif après l’arrestation ne l’avait pas trop inquiété, il était sûr que j’aurais eu le ressort de quitter Berlin. Une fois de plus, j’étais touché par sa confiance, aussi je n’eus pas les mots pour lui expliquer que j’avais presque abandonné la partie au moment de mon alpag’.

En fin de journée, je demandai à voir ma fille, et le juge donna son accord. L’après-midi même, elle avait pleuré dans la salle, j’étais fier qu’une nouvelle génération de Charles emmerde la justice. Elle n’avait que trois mois et c’était déjà une grande gueule. La tenir dans mes bras, dans un endroit aussi inhumain, me procura une force extraordinaire. Je ne savais pas que je ne la reverrais pas avant trois ans.

Le soir, en cellule, je m’effondrai. Nerveusement, je ne tenais plus la charge. J’avais le cœur gonflé d’amour pour ma gosse, mais je partais pour quelques piges durailles. Pour qui n’en a pas l’expérience, il est très difficile d’expliquer ce qu’on ressent quand on a un enfant. Je n’étais pas une gonzesse mais je me sentais tout comme. Par contre, j’avais l’habitude de l’enfermement, c’était peut-être la chose que je connaissais le mieux. Alors j’aurais beau chialer, la porte de la cellule ne s’ouvrirait pas. Je savais aussi que plus je me découvrais, plus on pourrait me faire du mal. Pour tromper ma tristesse, je fis ce que je faisais de mieux, foutre le boxon. J’avais mis ma chaise sous la fenêtre et commencé à gueuler ma race pour interférer avec les conversations.

De cette façon, je m’étais déjà forgé mon premier vocabulaire en allemand. Les mecs me répondaient en hurlant : « Va te faire enculer ! », « Donne-moi ton cul, Noir stupide ! »

Et comme Moabit, c’était la tour de Babel, j’avais vite appris à dire « enculé de ta sœur » en arabe et « pédé » en roumain. Les soirs de cafard, je hurlais jusqu’à tomber de fatigue : « Fick dich ! » (« Vas te faire enculer », en allemand), « Gut vere » (« Donne ton cul », en turc phonétique), « Scheise nigger » (« Noir de merde », en allemand), « Peder such poula » (« Pédé, suce-moi la bite », en roumain).

Les jours suivants, au tribunal, l’avocat général me tailla un costard de chef de gang sanguinaire. J’étais violent, j’aimais les sports de combat, je marchais toujours armé.

Jusque-là, ce n’était pas faux, mais je voulais savoir à quel point ils étaient rencardés. J’étais interrogé sur ma vie, ma famille, où j’avais grandi. C’était moi qui avais fourni toutes les informations. Nous n’étions pas encore dans l’espace Schengen et la France ne leur avait pas fait suivre mon papelard. Aussi, je m’arrangeais pour driver les événements en ma faveur, d’en minimiser certains, d’en maximiser d’autres. Ma ligne de défense était simple : six mois plus tôt, j’étais arrivé à Berlin pour changer d’air, je dansais dans des clubs pour subvenir à mes besoins. Je reconnaissais quelques broutilles pour lâcher du lest, juste des faits : stations-service (deux), banque, particuliers (trois). Pour tout le reste, j’étais soit amnésique, soit absent, étant donné qu’un minimum de témoins m’avaient retapissé. Il s’agissait de répondre à des questions longues, par oui ou par non. J’eus droit aux feux de la rampe, la cour passa la journée sur mon cas. Sur mon visage, un rictus nerveux finirait par me desservir, tous mes gestes étant observés par les psychologues, les psychiatres et les jurés. Là, j’étais aux assiettes et c’était la fin des haricots. Le soir, à Moabit, mon ami Bassam me fit passer du shit. Bien claqué, je m’imaginai dans l’avion, me cassant d’Allemagne pour toujours, ma fille dans les bras. Le lendemain, c’était relâche, je traînai au pieu. J’avais demandé des rendez-vous, dentiste, médecin, radio des éponges, tout pour tromper le quotidien. Pourtant, j’aurais préféré être au tribunal pour en découdre. Les carottes étaient cuites, mais je ne savais pas à quelle sauce j’allais être becté. Les audiences reprirent et l’accusation produisit quarante-deux témoins. On était bien, un vrai hall de gare, je ne me souvenais vraiment pas de tout le monde. Certains se mettaient à miauler sitôt qu’ils nous voyaient, décrivant leurs agresseurs avec des Kalachnikov à la main. Merde, et pourquoi pas des bazookas ? Les plus vaillants soutenaient nos regards, nous n’arrivions pas à nous empêcher de rire nerveusement, reluqués comme au zoo, des bêtes sauvages derrière une vitre. Nous avions toujours évité les violences inutiles, pas tellement par vertu, mais plutôt parce que ça ne faisait pas avancer les choses. Je n’étais pas le genre à m’apitoyer sur un Zorro qui prendrait une douille, mais j’avais quand même le respect de la vie. Pas des personnes, hein, de la vie. À mes yeux, l’humain vaut plus qu’un clebs, mais pas beaucoup plus. L’audition des témoins dura des siècles, certains jurés pionçaient, des magistrats dessinaient. Ceux qui vécurent le procès le plus mal, ce furent nos familles. La mère de Madou se tordait les poignets, elle nous suppliait de nous calmer. Elle avait l’impression que nous nous en foutions complètement.

« Mais non, Madame, on sait juste que c’est foutu, on est comme des oignons en train de suer. »

Pour Madou, ils requirent six ans et demi, et quatre ans et demi pour Farid. Pour votre serviteur, « drei und drei ». Je captai tout de suite : trois ans et trois mois ? Pour moi, c’était du beurre, allez hop, je les faisais sur une guibole. Je me penchai quand même vers mes comparses. Ils affichaient une drôle de tête.

C’est que les jurés avaient suivi à la lettre les réquisitions du proc’. J’avais été condamné à trente-trois ans de réclusion criminelle. Voilà le topo : prenez la Bible, le Coran et la Torah, ça fait onze ans par bouquin. J’avais eu beau demander, mes prières n’avaient pas été exaucées.

Je regardai mon baveux. J’étais passé à travers le miroir, j’avais les oreilles qui bourdonnaient. Schilly s’appliqua à me rassurer tout de suite, en m’expliquant qu’on n’en resterait pas là. J’étais hypnotisé, fallait que je me pince pour réaliser. Trente-trois ans, c’était onze ans de plus que mon âge. Au-delà d’un certain nombre d’années, la punition n’a plus de sens, c’est une vie.