Un goût de revenez-y

Au mois de septembre 1993, sortie de nulle part, je reçus une lettre de New York. Ma jumelle tombait du ciel, j’étais sans nouvelles depuis des lustres. Elle s’était nachave à dix-neuf ou vingt piges chez les Amerloques, pour rouler sa bosse. Elle avait l’air de tirer la langue, mais difficile de s’épancher par lettre. Ça me fit un immense plaisir. Dans l’enveloppe, il y avait une petite photo. Alors que je fêtais mon quatrième anniversaire à Tegel, je me rendis compte que j’avais oublié son visage. Ce jour-là, une copine vint me voir et je fis mon parloir avec les doigts dans sa culotte. Cette nana, une amie de Dragan, un Yougo que j’avais rencontré en arrivant, s’était fait passer pour ma concubine. Mais ça ne marcha qu’une fois. Au retour, je mis ma main sous le pif d’un ami, qui me regarda l’air rêveur : « Ah, enfoiré, t’étais avec une meuf… » Je m’endormis les doigts sous le nez, en respirant ce parfum extraordinaire. Dehors, on m’aurait pris pour un désaxé. Ici, c’était précieux. La privation de sexe fait partie de l’entreprise de déshumanisation des détenus. Même si tu ne cherches pas à enculer un plus faible que toi, à partir d’un certain nombre de branlettes dans la journée, on peut raisonnablement émettre des doutes sur ta santé mentale. J’avais des mirages, comme dans le désert. Un matin, sur la coursive du dessous, je vis passer un engin avec une queue-de-cheval et un short coupé ras les miches… Merde, j’avais déjà fumé mais quand même ! Je sautai dans mon calbute, dégringolai les escaliers quatre à quatre pour lui mettre une grande claque sur le cul. Putain ! Un routier avec un minishort !

La prostitution était une institution, par choix ou par contrainte, des mecs carrément pas féminins louaient leur derche au tarif. Pour un paquet de clopes ou un biffeton. Si t’étais un peu efféminé, c’était pire, tout le monde voulait essayer de te tirer. Dans ce cas, autant en vivre, à condition de ne pas être trop regardant sur la clientèle. Certains mecs, un peu nymphos, assuraient jusqu’à dix passes dans la journée. Pour mon anniversaire, des potes s’étaient pointés avec champagne et gâteau, plus un lascar au cul raboté. J’avais accepté le gâteau, mais décliné le cadeau, j’avais pas la dalle à ce point. Oswald, qui croupissait là depuis quinze ans, était parti se faire éponger. L’important, c’était de se foutre une limite, sans quoi tu aurais fini par tringler un chat.

T.L.M., mon complice sur l’affaire du bowling, était là depuis peu. Il s’était montré approximatif. Sur une banque qu’il avait braquée tout seul, la caissière lui avait renvoyé son sac à la gueule. Furax, il en avait retiré sa cagoule. Et, le soir même, il avait sa tronche à la télé dans « XYZ », le « Most Wanted » allemand : « Si vous connaissez cet homme… téléphonez ! » Le lendemain, il était en calèche. Ce que je pus le vanner.

Dans ma celloche, j’avais tout un panthéon de photos : le Dr King à droite, Malcolm X, à gauche. En face, Vanessa Williams et Pierrette Le Pen à poil dans un Playboy de 1985, les éclats de Shaquille O’Neal en N.C.A.A., Larry Johnson, Stacey Augmont et consorts. Et, bien sûr, mes idoles personnelles : Marvelous Marvin Hagler et Mike Tyson. J’avais toujours bien aimé le folklore US, même si j’avais plus de mal avec ses ressortissants.

 

Des nouvelles du front ? J’avais reçu une lettre du consulat de France m’annonçant que j’étais papa d’une autre petite fille. Dans le monde où je vivais, cette nouvelle ne signifiait rien. Aussi, je ne pris pas la peine de répondre. Un matin, je fus appelé au parloir et tombai sur Thérèse, une Camerounaise que j’avais calcée en 1988, ou début 1989, je ne sais plus bien. Fallait la voir cette gonzesse à l’époque, elle était partie à New York avant tout le monde. Elle était bonne comme le pain, avec un style terrible.

Je n’étais pas mécontent de la retrouver, jusqu’à ce qu’elle m’annonce que sa gosse était de moi.

Je ne me laissai pas démonter. Moi, je pensais surtout à sa chatte, je n’avais pas l’occase d’en toucher si souvent. Pourtant, les années ne l’avaient pas épargnée : elle avait autant de barbe que moi ! Elle se mit sur le côté, je sortis ma queue, mais quand je voulus l’embrocher, je débandai aussi sec. Ça faisait des lustres que je me tirais sur l’élastique, j’étais un peu rouillé.

Elle revint au parloir avec une petite qui ne me ressemblait pas du tout. Beaucoup plus claire que moi, des petits pieds, alors que j’ai toujours eu des péniches. Thérèse avait réussi le tour de force de la faire partir en vacances avec mon dab, qui jouait au grand-père. Le seul problème, c’était que je n’avais reconnu personne. Je ne l’avais même jamais vue en cloque et elle se pointait la bouche en cœur, cinq ans après, alors que je bouffais des calendriers en centrale. Pitié ! La greluche avait envie de se trouver un père adoptif, et moi, d’où j’étais, je ne pouvais pas me défendre. La gamine me sauta dans les bras en gazouillant papa, papa ! Merde, elle ne m’avait jamais vu et elle me disait papa, à trois ans et demi !… La mienne, elle restait sur mes genoux dix secondes et commençait à chialer sa mère. Elle était très mignonne, cette gamine, mais on avait dû lui faire la leçon comme il fallait !

Ça allait devenir mon éternel problème, gérer ces connasses de mères. Si vous avez toutes fait vos gosses avec moi, ce n’était pas pour les garder à gauche et vous branler sur ma gueule en même temps ! Aux USA, elle avait dû se faire dérouiller par la terre entière, et c’était à moi de porter le barda.

Elle se pointa de nouveau au parloir le lendemain, on eut droit à quatre heures. Quand le ton commença à monter, je la mis tout de suite à l’aise : « Si je te savate, là, maintenant, au pire, je serai privé de dessert. Ça fait quatre ans que je pourris ici et tu fais mille cinq cents bornes pour me faire un coup de pression ? Le mec que t’as connu avant, c’est plus le même que tu as devant toi ! »

Je la reverrais en sortant. Je ne pouvais pas dire à cette petite qu’elle n’était pas ma fille si je n’en étais pas persuadé. J’avais déjà une fille que je ne voyais pas, inutile de faire souffrir cette môme pour rien. Je proposai à Thérèse un test de paternité dont je paierais la moitié. Elle ne s’est plus jamais manifestée.

Depuis, les choses sont rentrées dans l’ordre, nous avons finalement passé des tests ADN, par tubes interposés, en Angleterre et aux États-Unis. Bilan des courses : désolé, ce petit bout n’est pas de moi.

 

À trois Manschaft (« équipes ») dans le bâtiment, on gérait à peu près tout. Güle, le Turc et ses potes, Blacky et les Hell’s Angels et nous, les Gangsta. Deux ailes demeuraient la propriété exclusive de Günter. Avec le temps, on convint avec lui d’un pourcentage, une petite douceur. Je mettrais toujours un point d’honneur à laisser traîner le paiement, mais pas trop quand même. Günter faisait becter des matons depuis belle lurette, je n’avais pas envie de recevoir une visite nocturne et qu’on me retrouve « suicidé » au petit matin. Je n’aurais pas été le premier à qui ça serait arrivé. D’autant que l’ambiance s’était un peu tendue. Dédé avait enflé Raphaël de 20 000 marks sur un parcours de blanche, il avait été placé en Einzelhaft (« isolement »), en attendant que la poussière retombe. Ça avait été la guerre pendant des semaines, ça avait suriné à tout-va, plus question de donner son dos. Dédé commençait à trop goûter à ce qu’il vendait, ça devenait dangereux, on l’envoya en détox. Il en revint clean et Raphaël fut transféré. Ses contacts envolés, Günter se tourna vers nous ; son péché mignon, de temps en temps, était de s’offrir un petit voyage à Medellín par intraveineuse – ce n’est jamais bon, surtout quand tu es chétif.

Après s’être fait son trou dans le bras, il aimait venir jacter et gesticuler, mais il avait l’art d’oublier de raquer ; chez nous, personne n’était à l’amende. Ce fut la soupe à la grimace, mais on le fit cracher. Il respectait les sales petits cons qu’il avait en face de lui. Ce vieux et moi, on s’appréciait bien, mais on se faisait confiance comme deux toxicos devant un paquet de chnouffe. Gonflé, l’ancien, il me dit une fois pour toutes : « Du bist ein Neger und ein Negger muss Scheisse essen » (« T’es un nègre et un nègre, ça doit bouffer de la merde »). Je l’écoutais me dire ses conneries avec un grand sourire « Ich hasse Schwarz aber ich magte dich » (« J’aime pas les Noirs, mais toi, je t’aime bien »). Je lui répondis la même chose, « Ich hasse Weiss aber du ich magte dich » (« J’aime pas les Blancs, mais toi, je t’aime bien »). On se regarda en riant jaune comme deux fauves prêts à se sauter à la gorge. J’aurais pu lui coller une calotte, le caner sur place, mais je savais qu’il bénéficiait d’une aura dans toute la taule. Il avait mis tellement de mecs à l’amende, que certains le croyaient indestructible. Mais pour lui, c’était le début de la fin, diminué par le départ de Raphaël, quand notre portée commençait à prendre son envol.

Un des plus beaux Noëls de ma vie, je le passai à la centrale JVA Tegel, Berlin, Allemagne, en 1993. On commença à faire des réserves quelques semaines avant, victuailles, liqueurs, dopes. Et, la veille de Weihnachten, on mit tout le monde au parfum. On allait fermer la division et la tenir jusqu’au matin. Une équipe de choc bourra les serrures de sacs de limaille de fer et de super-glue, c’était le bordel. Quand les matons se rendirent compte de la situation, ils devinrent verrückte (« fous »), ils n’étaient pas préparés à devoir ouvrir leurs propres lourdes, après avoir dépensé des fortunes pour les consolider. On lança la fiesta, dinde, saumon, foie gras, Schwein Beine (« pieds de porc »). Les détenus vignerons avaient fait ronfler les alambics pendant des semaines, distillant un rince-cochon maison à 70 degrés, un truc à faire parler chinois. Les traficoteurs avaient tous mis au pot, cocaïne et héroïne à volonté. Le père Noël passa même chez nous, je reçus une paire de Nike 180. On tint la division à cent jusqu’à trois heures du mat’. Le temps qu’ils s’organisent, nous avons vécu un truc de dingue, une débauche ! Et, quand l’anti-émeute se mit en branle, tout le monde était rentré en cellule. Rien n’avait été cassé, ce n’était pas une émeute. On voulait juste se réapproprier nos vies pendant quelques heures, vivre le miracle de Noël.

On avait fait des photos de cette soirée, j’en envoyai à Pépito pour lui dire que j’allais bien. Quand sa maman tomba dessus, je pense que ça m’a définitivement grillé. Déjà, ça avait été chaud quand elle avait trouvé une bafouille de Fleury, j’avais dix-huit ans et j’étais censé devenir le mari de sa fille. Là, ce n’était plus la même limonade, c’était la ligue des champions.

Les gus de la brigade anti-émeute découpèrent les lourdes, fermèrent les cellules les unes après les autres et rédigèrent des tonnes de rapports. On ramassa, mais moins que prévu. Tous les présumés meneurs de mon aile, ainsi que votre serviteur, partirent faire un tour dans une taule de Berlin-Est, au Moyen-Âge en quelque sorte, le temps que tout soit remis en état. Et là, on vit ce qu’ils avaient dû morfler derrière le Rideau. Quelques connards avaient été transformés pour de bon. On revint à Tegel et, au bout de quelques semaines, tout rentra dans l’ordre.

 

Un proverbe chinois dit que, parfois, il suffit de s’assoir devant la rivière pour voir passer le corps de son ennemi. Pas faux. Günter signa son arrêt de mort un soir, au cours d’une petite fiesta en cellule, en faisant une des choses les plus étranges que j’avais vues de ma vie. On était plusieurs à se pinter tranquillement à la gnôle maison, un truc à vous rendre sourd. Il y avait Blacky et un autre Hell’s, Dédé et moi-même, Günter et un de ses camarades. J’avais sniffé un peu de coke pour annihiler l’effet de la tisane. La chaleur commençait à monter et je voulais garder un peu le contrôle. C’est pas parce qu’on bouffait dans la même gamelle que j’allais filer mon dos. Une faiblesse et on t’embrochait comme un tournedos.

Nous en étions à tirer des plans sur la comète pour l’année prochaine : comment se partager le sucre sans se marcher sur les arpions, optimiser le trafic. Dédé et moi, on jactait un peu anglais entre nous pour éviter que la vieille garde ne nous comprenne. Au pic de l’excitation, Günter, complètement défoncé, commença à s’enflammer : « Pour de l’argent, je fais tout, il n’y a rien de mieux que l’oseille ! Ich fress deine Scheise für eine Honi (Pour 100 Marks, je bouffe ta merde). »

J’avais tout de suite compris que nous étions au soir d’un jour nouveau. À six dans la celloche, j’allais avoir besoin de témoins. Je courus dans les étages, bouffai tout ce qui donne la chienlit, pruneaux, compote, muesli… Et j’ai gobé ça avec un litron de lait. Je revins le cul rempli et un sourire au coin du bec. Dans les appartements de Günter, je servis deux cakes qu’il attaqua à la cuiller en les faisant passer avec du Sprite. Blacky le regardait faire, dégoûté : « Du Schwein Hund » (« Cochon de clebs »). Silence de mort. J’étais le seul à me marrer en me souvenant de sa phrase : « Tu es un Noir et les Noirs bouffent de la merde. » Je rigolais à en avoir mal aux côtes.

Le lendemain, un samedi, c’était le grand jour du sport. Toutes les baraques étaient réunies. La rumeur s’était propagée comme une traînée de pet. Lorsque Günter prit la mesure de ce qui était en train d’arriver, il essaya bien de renverser la vapeur. Trop tard. Blacky et les Hell’s avaient l’occase unique de se débarrasser de lui, et exposèrent l’histoire dans les grandes largeurs. Günter tenta de faire croire à une supercherie, du Nutella, puis de me faire endosser le rôle du scato, mais Blacky, témoin, rétablit vite la vérité. Günter mourut socialement en cinq minutes.

Dreie, zwo, ein, nul, mise à feu… Notre ascension décolla ce matin même, les mecs de la baraque six mirent Günter à l’amende. Les Arabes de la quatre vinrent nous parler biz. La cinq et la deux aussi. Ce qu’on attendait depuis toujours, avec Dédé, était arrivé tout seul.

Günter fit une overdose quelques semaines plus tard, mais il était déjà mort ce matin-là en perdant sa raison de vivre, le respect et la crainte qu’il inspirait. Il survécut une demi-heure à son shoot fatal. Si les deux auxi égyptiens qui le trouvèrent avaient donné l’alarme, il serait peut-être encore en vie. Ils préférèrent le soulager de son horloge et de sa joncaille. Bienvenue au zoo.