Bonne et heureuse année 1994 à tous ! J’avais l’habitude des émotions fortes, mais là, j’ai été cueilli à froid.
Au parloir, mon avocat arriva un jour porteur d’une nouvelle que je n’étais absolument pas prêt à recevoir. Grâce aux nouveaux accords européens, et après une audience à 25 000 marks, je pouvais sortir dans les six mois et être expulsé d’Allemagne. J’avais bien fait préciser ce point : si je sortais, il n’était pas question que je passe un seul jour de prison en France. Je n’allongerais l’oseille qu’à cette condition. Autant rester chez moi !
Mais mon problème était le suivant : je n’étais pas prêt à être à l’extérieur, je n’avais pas envie d’être à l’extérieur… je m’étais préparé mentalement à sortir en 1998. Blacky, et même cet enculé de Günter, c’était mes compagnons d’infortune. Bassam, Dédé, Kurt et Knut étaient mein freunden. Notre fraternité était sans tache, j’aurais repassé pour eux, ils auraient rétamé pour moi. L’amitié, c’était la seule chose qu’il y aurait à retenir le jour où on me foutrait dans une boîte en chêne ou en sapin (ça dépend du flouze qu’on trouvera sur moi)… Sûr, j’avais du sang sur les mains et ne regrettais rien. Tous les jours, nous vivions à la vie, à la mort, difficile à comprendre pour les civils, les gens normaux. Ma vie était à l’intérieur. Il y avait eu plus de bons jours que de mauvais. Dedans, je faisais de l’oseille, j’allais continuer. J’avais toujours vécu ma vie au jour le jour, alors me faire descendre ? Je m’en foutais. Ces cinq années en prison, c’était une des meilleures choses qui me soit arrivée.
Je fis cramer 25 000 DM. Putain, quinze jours après, j’étais dehors. Une fois réunis mes amis les plus proches pour les mettre au parfum (« Mes frères, je vais me casser d’ici, vous pouvez vous mettre ça dans la tête ? Dans quelques jours, je dirai adieu à cet enfer !… Personne ne doit le savoir à part vous »), je dispersai mes affaires, comme il était d’usage. Mes gars étaient aussi contents que tristes… C’était fini ! Notre complicité s’achevait. Adieu… Pour moi, ce fut un déchirement soudain. J’avais les larmes aux yeux. Avoir tout prévu, sauf ça… Si j’avais pu demander six mois de rab pour me faire à l’idée, je l’aurais fait. Je savais que je ne reverrais jamais la plupart de ces gus. Il leur restait quelques pigettes à effectuer et ils ne sortiraient pas tous debout. Misha était à six mois d’être transféré. Pour Dédé, la ligne d’arrivée était dans dix-huit mois. Bosco, qui a été libéré juste après moi, s’est fait repasser six mois plus tard sur un braquage. Bassam prendrait deux douilles et perdrait la vie, Adnan ramasserait aussi deux balles dans la tête, mais il survivrait miraculeusement. Humet était toujours dans les parages. Je ne sais pas ce qu’est devenu Blacky et je m’en bats les couilles. Avec Dédé, on s’est écrit une ou deux fois. Un jour, faute de nouvelles, j’avais appelé sa mère qui m’avait vite boni la situation : Dédé avait replongé comme un dingue, came, came, came… Où que tu sois mon pote, fais gaffe à tes miches. Mouk, le petit frère de Makan, fut retrouvé assassiné à Londres. Son cadavre se décomposait depuis une semaine.
Les prisons sont des mouroirs pour hommes jeunes. J’y vis des mecs qui étaient là parce qu’ils avaient volé des chaussures, mais pour moi, c’étaient des victimes. Certains avaient de bonnes dents, mais il y en avait toujours un pour leur casser les chicots afin que sa bite puisse entrer.
Bien qu’interdit de séjour, je suis retourné plusieurs fois en Allemagne. La dernière, c’était en 2000. Mais chaque année, j’y perds des amis.
En 1989, à Berlin, j’avais vu la chute du Mur. Les mecs de l’Est allaient mettre des lustres à se guérir du Rideau de fer. Quarante piges emmurés, ça forge les habitudes.
Je mis environ trois ans pour commencer à me remettre de mes cinq années de placard. Ça baisa mes relations amoureuses, je n’arrivais pas à ressentir une émotion, j’étais devenu suicidaire. Un jour, je me suis mis dans un mur avec une bagnole, juste pour voir l’effet que ça faisait.
En prison, paradoxalement, j’avais des rapports normaux avec les autres. Si je ne t’aime pas, je ne suis pas obligé de te dire bonjour. Dehors, c’est le règne de l’hypocrisie, dedans, tu sais sur qui tu peux compter. En prévision de mon retour, la seule personne que je prévins, c’était ma cousine, en lui demandant de ne pas en parler. Personne ne m’attendait avant 1998. À Paris, je ferais un tri drastique parmi mes potes et lourderais les fréquentations à deux balles, pour me concentrer sur mes proches. Le chemin se resserrerait, mais au moins je saurais avec qui je marchais. En une semaine, je noterais tout ce qui ne tenait pas la route. Et je me souviendrais que j’avais une grand-mère, des frères, une fille, je me rendrais compte que j’avais des cousins. Avant de partir de taule, j’avais distribué mes affaires et la marchandise qui me restait, j’avais filé un peu d’oseille aussi, façon de dire au revoir. Enfin, un peu d’oseille… l’équivalent de 430 francs en pécule pénitentiaire et 22 bâtons de pécule « intérieur ». Au dispatch de sortie, je fus conduit dans une cellule d’attente ; sur les murs, il y avait des graffitis qui dataient de 1989, 1990, 1991. Je vis les années défiler devant mes yeux, je crois que je les avais à zéro. Je n’avais pas eu le temps de faire la tournée des celloches. J’avais réussi à serrer quelques louches à ceux qui partaient au boulot l’après-midi. Je me retrouvai sur le trottoir le 3 juin 1994, menotté entre deux poulets qui m’accompagnaient à l’aéroport.
J’étais écrasé d’avance, à la perspective des choses que j’allais devoir gérer à Paris. Je n’avais jamais vécu avec la mère de ma fille. Ce n’était plus une emmerdeuse, c’était une femme avec un marmot. Mo était dehors depuis une pige, mais je ne savais pas qui répondrait encore présent.
À l’aéroport, malgré les menottes, je respirais à plein nez et ouvrais des yeux immenses. Les flics allemands, bourrins comme c’était pas permis, ne voulaient pas me détacher. Le commandant de bord vint me demander si j’acceptais de monter et si je comptais foutre le bordel. Putain, je sortais de cabane, c’était moi qui payais mon billet, bien sûr que j’allais monter. Tout ce que je demandais, c’était la paix et ne plus voir les condés. Je m’assis entre mes copains, ils avaient du blé, les Allemands, pour convoyer chaque détenu libre dans son pays d’origine. Un flic à gauche, un flic à droite, un flic derrière, ils m’emmenèrent jusqu’en Franckreich. À l’escale de Hambourg, je négociai les menottes, « keine problem… je suis peinard ». Les mains libres, je m’offris une sieste d’homme libre. Quand je rouvris les yeux, on survolait la France. J’avais le palpitant à cent quarante, voilà sept ans que j’étais barré, ma carte d’identité allait être périmée à la fin de l’année. Je demandai à aller aux latrines, mais imaginez-vous pisser avec un condé attaché au poignet ! Après la douane, mes potos allemands me remirent aux autorités françaises, avec ordre de me présenter au Quai d’Orsay pour signer je ne sais quel papelard. N’étant pas astreint au contrôle judiciaire, je les envoyai se faire voir. Dix minutes de parlotte avec la P.A.F., et je mettais les pieds dans le terminal au milieu des civils qui partaient en vacances.
Tout ça pour ça ? Une vie de dingue, la taule, les coups durs, les coups de pétoires, pour se retrouver à Orly, mon baluchon à la main, devant la file des taxis. Je ne savais même pas où aller. Je n’avais pas de maison ni personne qui m’attendait. Si j’étais heureux d’être rentré au pays ? Mon cul, ouais. Je ne voyais arriver que des emmerdements. Alors, foutu pour foutu, je me fis déposer à Bobigny. Le taxi m’estampa comme un touriste tellement j’avais l’air déphasé. Devant la gare des tramways, je clignai des yeux. Merde, peut-être qu’il y avait plusieurs Bobigny en région parisienne ? Abattu, je ne reconnaissais plus rien, je n’eus pas même la frite de m’embrouiller avec le taxi. On repartit aussi sec direction gare du Nord. Là, ce fut le coup de grâce. J’avais raté des étapes. Le petit escalator sous lequel on planquait des armes n’existait plus. Tous les couloirs où j’avais roulé ma bosse avaient été remaniés. Ma vieille gare était devenue un centre commercial. Il fallut que je téléphone à mon ami Alex en Allemagne pour lui demander des numéros parisiens. Je commençai à me prendre pour le dernier des Mohicans, quand, sorti de nulle part, je vis passer Ous, mon petit frelot de cœur, et tous les autres que j’avais laissés mômes et qui étaient devenus des bonshommes.
« Et oh, les mecs, vous êtes tous plus grands que moi, avec des moustaches et tout, dingue ! »
Putain, j’étais content de voir des visages familiers ! La gare du Nord n’était pas tout à fait morte. De les voir, ça me refila le moral. Je trouvais les gens indifférents, méfiants, alors qu’en Allemagne, que tu sois noir, blanc ou arabe, on te donne du « Morgen, guten Morgen » et on te renseigne dans la rue.
Mes petits gars m’expliquèrent que Boboche (Bobigny) avait changé, et pas que ça d’ailleurs. Avant, quand un mec avait une bagnole, c’était pour tout le quartier, et c’était souvent celle de son pater. Maintenant, les mômes de dix-huit ans roulaient en berline. Avant, quand un mec te disait bonjour, il te regardait dans les yeux, maintenant, il regardait d’abord tes pompes, en pensant : « Oh, t’as les dernières Nike, donc t’as pas de sous, enculé, je vais te faire une embrouille. »
Côté gonzesses, ça ne s’était pas arrangé non plus. Je les avais quittées vénales, maintenant c’était des professionnelles.
Je repartis à Bobigny, pour y apprendre une triste nouvelle. Au moment même où j’étais dans l’avion, mon petit-cousin Achille aka Jacquot se faisait suriner à mort. J’étais anéanti, j’adorais ce mioche de cinq ans mon cadet, chaudard comme personne, il n’avait jamais reculé devant rien. Un petit Charles, version améliorée. Je ne crois pas au destin, mais je sais que s’il n’était pas mort on se serait équipé comme des pirates, et mes aventures n’auraient certainement pas fini sur microsillons.
Épuisé, je voulais juste me reposer et voir ma petite fille. Seulement, avec Chris, ça grinça d’emblée, si bien que je me recassai fissa, direction chez Ous, à Poissonnière. Habitué au lent rythme du placard, je tombai de sommeil et roupillai comme un môme. Le lendemain, je retrouvai tous les survivants à Barbès. Dans un monde parfait, Mo et moi nous serions serrés dans les bras l’un de l’autre. En réalité, par pudeur, on se serra simplement la louche. Entre nous, ce genre de moments se passe toujours de mots.
Les petits me proposèrent le gîte. Ils habitaient toujours l’appart de la maman de Dédé, mais ils étaient restés bloqués en 1987. Les cafards faisaient les jeux Olympiques dans la cuisine. Je sortais peut-être du placard, mais ma cellule était cirée. Pas question de dormir ici. Merci de l’invit’, mais je préférai me rabattre chez Ous : au moins l’appart était clean. Je me mis au parfum de Panam. Théo ne marchait plus avec eux. C’était fini. Son père, avec les meilleures intentions du monde, l’avait envoyé dans le milieu du cinéma assouvir son désir de devenir acteur – je sais qu’il aurait tout cassé. Il était autrement plus talentueux, et valeureux, que nombre de trompettes qu’on voit à l’écran. Je reste persuadé que, seul, sans nous, il s’était trouvé suffisamment déstabilisé pour toucher à la poudre. Et finir par s’y perdre.
Avec l’équipe, j’enquillai direct. Le soir même, on était descendu dans une soirée maousse, un château en dehors de Paris. Cinq salles, cinq ambiances, des tonnes de lumières, j’en avais la tête qui tournait. La première gonzesse que j’harponnai, j’eus du mal à lui parler français. J’étais comme Eddie Murphy dans le film 48 heures :
« Salut bébé, on va à l’hôtel ?
— Mais t’as pas le temps de me séduire d’abord ?
— Je sors de cabane, poulette, faut que je tire mon coup, maintenant ! »
On alla chez elle, j’en fis des allumettes. Elle était sympa, Linda, je restai trois jours dans son pieu. Elle m’aida à faire mes démarches pour avoir le RMI. Je ne pouvais pas faire valoir mon C.V. de taulard, j’avais pas purgé mon temps en France. Le premier mois, je pris 200 sacs, le mois d’après, 150, le troisième, 100. Je mis les pouces, qu’ils aillent se taper dans la raie, donnez-le à ceux qui en ont vraiment besoin. Mais pour la première fois de ma vie je voulais regarder autour de moi et faire le point sur la suite des événements. En théorie, j’étais plein de bonnes intentions…
Mo avait passé son Bafa, sûrement pour s’acheter une respectabilité (je te raconte pas !). Il était videur et bossait avec les Baffalos, des Panthers qui étaient revenus délavés. Je ne les aimais pas avant, j’allais pas les aimer aujourd’hui. Leur politique, c’était de s’entourer de mecs connus dans la rue et d’utiliser leur réput’. Je ne jugeais pas Mo, mais qu’ils ne comptent pas sur moi.
Je me risquai à l’ANPE, retour vers l’enfer. Vingt-sept piges, pas de qualif, un rendez-vous et des stages en veux-tu en voilà. Cuisinier, mécanicien, ébéniste, je retrouvais mes quatorze ans. Dois-je vous expliquer pourquoi je n’ai pas persévéré ?
Plein d’allant, je finis par trouver un petit job d’étudiant : livreur de pizzas chez Domino’s. Je tins un mois, histoire de dire que j’étais capable d’enquiller sur des boulots de tocard, de fermer les yeux sur ce qui m’entoure, de me mentir à moi-même et de faire semblant d’être super-heureux avec ce métier de tapette. Sauf que je ne livrais pas beaucoup de pizzas, j’étais souvent au quartier. Je déchirais mon tee-shirt et on mangeait la pizza. Tous les deux jours, je leur balançais le coup de la dépouille, jusqu’à ce que Raymond, mon patron, me donne le secteur d’Opéra à la place de Barbès et Laumière. La course suivante, je partis pour le ministère de la Justice, place Vendôme, où on me fit attendre des plombes, comme si j’étais la dernière des salopes. Quand ils rappelèrent pour une autre pizza, on roula les merguez dans de la merde et on mollarda dans la mozza. Les perdreaux durent apprécier, parce qu’on n’eut jamais de nouvelles.
Révolté dans l’âme, c’était pas encore le moment de se ranger. Trop de pizzas et pas assez d’adrénaline, je retournai à mes premières amours. Braquer et dealer, c’était ma langue maternelle. Comme pour me conforter dans une vie marginale, j’avais perdu mes papiers quatre mois après ma sortie. On me les avait tirés pendant que je bigophonais dans une cabine. Il faudrait que je sorte un disque dix ans plus tard pour récupérer mes fafs. Dans l’intervalle, chaque fois que je ferais des démarches pour rétablir la situation, je buterais toujours sur l’écueil de la nationalité. Né Français, gosse de la Ddass, appelé sous les drapeaux, ça n’a jamais eu l’air d’être suffisant pour les employés de mairie – peut-être à cause de ma couleur, qui sait ? Je recevrais même un papelard me disant : « Nous vous avons identifié, mais pas avec certitude… » À se taper le cul par terre, non ? Je me retrouvai clandé dans mon propre pays.
Je marcherais toutes ces années sans fiche de paye, sans sécu, sans impôt, sans existence légale. Fiché mais pas répertorié, roulant sur la bande d’arrêt d’urgence.