On croit souvent qu’il y a une limite à la peine qu’on peut éprouver, c’est faux. J’avais enterré tellement de gens et, avec eux, des morceaux de mon cœur, que j’étais déjà un peu mort par procuration. Quand l’heure de Théo sonna, je ne perdis pas seulement un frère, c’était à ma jeunesse que je disais adieu.
La vie se chargea de nous l’arracher, alors que tant d’ordures meurent de vieillesse.
Théo le magnifique, celui que jamais personne n’avait vu reculer devant rien, la came et la poisse en avaient eu raison. Je porte à jamais, tatoué sur le corps, mon amitié pour lui. Une Magen David, à côté de son nom, Théo Jodorowsky, le fils d’Alexandro, pour accompagner sa mémoire.
En rentrant de Berlin, mon deuxième coup de fil avait été pour lui. Il avait filé de chez son père pour partir vivre son histoire avec une gonzesse. Quand je le croisai par hasard à La Villette, je sentis tout de suite que le temps se couvrait. Il m’apparut mal rasé, un vieux trois quarts sur les épaules, lui qui était tout le temps lustré comme une pêche. Mon frérot traversait un sale quart d’heure. Il avait les larmes aux yeux. On se serra dans les bras, puis on siffla une roteuse. Le temps avait passé mais nos cœurs étaient les mêmes.
La dernière fois que je le vis, il était allongé dans un cercueil. Il n’avait même pas trente ans. Personne n’a le droit de mourir à cet âge. À sa crémation, pas un seul ne manquait, ni les junkies ni les fraîchement libérés. La peine était immense, nous l’avions vécue de notre côté. Difficile d’être intimes avec la famille. Comment vivre la perte d’un enfant ? La grand-mère vint nous remercier d’être présents. Aucun d’entre nous n’avait les yeux secs.
Vivant, il avait gagné notre amitié sans faille, notre infini respect. Mort, il nous restait les souvenirs et l’honneur de l’avoir connu. Repose en paix, petit frère.
Un jour ou l’autre, tout le monde a un coup de chance. Moi, j’ai rencontré Gigi, le plus grand amour de ma vie. Invité par hasard dans une soirée où elle tenait le vestiaire, j’avais flashé sur elle à la seconde où je l’avais vue. Elle, je ne savais pas, mais moi, quand il allait se passer quelque chose de fort, je le sentais tout de suite. Démuni de toutes mes approches habituelles, je me renseignai discrètement sur elle. En la baratinant sans rien lâcher, j’avais remporté de haute lutte son numéro de téléphone. Je me barrai en serrant le papelard dans ma fouille comme le ticket gagnant du loto.
Pendant longtemps nous ne ferions rien que jacter au téléphone. J’adorais rire avec elle. Je lui confiais mon cœur et toutes mes pensées, elle me donnait du fil à retordre et, par-dessus tout, elle ne m’admirait pas. Je veux dire que mon mode de vie ne la fascinait pas, loin de là. Elle n’était pas de ces greluches à voyous prêtes à avaler toutes les conneries et les mensonges du monde pour se faire aimer. Et pour toutes ces choses, je la respectais infiniment.
Après avoir bataillé ferme, elle accepta un rendez-vous ; on se mit à la colle illico. À l’époque, j’avais un appart à Courbevoie, je me cassais le matin et j’embrouillais toute la sainte journée. Le soir, je retrouvais ma femme pour vivre notre amour. J’avais totalement cloisonné ma vie afin de la tenir à l’écart de mes affaires. Un jour, je la réveillai en couvrant le lit de talbins de Pascal. Elle me remballa sèchement.
« Je t’aime pour ce que tu es, mais je déteste ce que tu fais pour vivre. Je me fous de ton pognon et de tes histoires. »
Message reçu, plus jamais je n’essayerais de flamber avec un butin.
Mes affaires ronronnaient gentiment, mais vous connaissez l’adage : « Protégez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge. »
Autant j’étais un solitaire, autant Mo était sociable. Il avait toujours marché avec certains mecs que je considérais comme des trous du cul, sauf que, quand on était môme, il ne la ramenait pas. Là, il était depuis peu le garde du corps du groupe NTM. Seulement, ces mecs, je les avais jamais sentis. S’il n’avait tenu qu’à moi, je les aurais tous collés dans un coffre de bagnole. Mo s’était souvent employé à modérer mes tendances criminelles, sinon je crois que la carrière musicale de beaucoup de mecs n’aurait pas vu le jour. Je l’appelais « Joe la morale », mais en fin de compte « Mo le tetrai ».
Un jour, je le pris entre quat’z-yeux et lui dis tout de go : « Mon frère, ces crevards sont des sangsues. Ils vont profiter de ton blase et de tes bras jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer, ils ne feront jamais rien pour toi. »
Mais c’était difficile pour lui, à l’époque, de prendre du recul. Mo a toujours été manipulateur, un semblant d’affectif. Le Portos était une fauvette, mais son amitié avec Joey remontait à loin. J’étais heureux que personne ne m’ait jamais envoyé d’oseille pendant que je gamellais. Je ne devais rien à personne. Pas mal de ces mecs avaient assisté Mo, comme une assurance-vie pour le jour de sa sortie. Lui, bon mec, n’avait rien vu venir. Des cent lascars qui lui traînaient autour, j’en respectais quatre à tout casser. Les autres, je leur pissais à la raie. Kool Shen s’était inventé une vie de mec de cité. Joey s’était fait une réputation de dur en poussant des gueulantes sur des petits bourges. Je les connaissais depuis que j’étais môme, ça avait toujours été des trompettes. Dommage qu’ils se soient servi de fausses images pour véhiculer leurs conneries.
Mômes, on vidait notre sac plus facilement. Par la suite, c’était devenu plus difficile. Chacun avait pris des responsabilités, on s’était perdu de vue entre fin 1987 et 1994 (Mo et moi étions en prison, il était tombé avec les Requins, pour viol en réunion ou tournante). Je me suis dit que j’allais rester à Paris avec Mo et les autres, pour vivre une seconde jeunesse.
Gigi et ma grand-mère étaient les seules personnes que j’écoutais sur cette putain de planète. Tout le reste, c’était trou de balle et peau de zob.
Gigi avait beau ne pas goûter mes affaires, il fallait bien claper, et j’avais vite compris qu’à Paris, les braquages ne payaient pas. Je n’étais plus à Berlin où le mark était quatre fois supérieur au franc. Tout ce qu’il y avait à ramasser ici, c’était des années de placard.
Mon petit frère Ous avait pris le take-off en devenant un « homme d’affaires » d’envergure, je surfais la vague à côté de lui. De Barbès à Stalingrad, en passant par les banlieues, dealer de cité ou de rue, si c’était pratiqué sérieusement, on pouvait prendre 10 000 balles en quatre heures, facile.
Le matin, je faisais Gennevilliers avec ses trois complices. On balourdait de l’héro au détail. Américain avant l’heure, torse nu sous ma Double Goose, un biper à la ceinture, un autre à la chaussure, et pas besoin de cagoule comme dans « Envoyé spécial », chacun sait que les Noirs se ressemblent tous. Certains récupéraient l’oseille pendant que d’autres balançaient les bonbonnes. Quand les condés se pointaient, on gueulait « 5-0 » (prononcez five-zero), l’équivalent de 22 en argot US. Coincés entre l’école et la cité, s’ils débarquaient de tous côtés, on sautait comme au ball-trap. Moi, en cas de descente, je la jouais à la berlinoise. Un k-way autour de la taille, j’arrivais en blanc, je ressortais en rouge. Et quand ça sentait trop le roussi, le con de Noiraud qui passait en faisant son jogging, c’était moi !
Les bons jours, on faisait dix heures-treize heures, pas de vague, les criquets étaient pleins de blé. Mais débarquer au flan dans une cité n’est pas sans risque. Les locaux l’avaient un peu mauvaise. Avec mon relationnel, j’arrivais toujours à connecter avec un ou deux mecs du coin, à l’ancienneté, mais pas toujours. Et là, faut assumer, tu es seul avec tes couilles et ton deux-coups.
L’après-midi, je remontais au quartier, rue Petit, Paris dix-neuvième. Là, c’était plus pépère. Je jouais à domicile en balançant de la skunk et du shit. Ça me faisait quand même des grosses journées. Je fermais la taule vers vingt et une heures, avec le sentiment du devoir accompli. Le deal met les nerfs à rude épreuve. J’avais beau être coutumier du stress, les périodes de repos étaient les bienvenues. Je cravachais pendant un mois et me barrais en vacances faire du saut à l’élastique dans le Verdon.
Parfois, lassé de Paris, je partais en OPA agressive à Roubaix, à Lyon et jusqu’en Italie. Si t’as la frousse, t’as la chnouffe, c’est moi qui sers. Un billet de TGV, les poches bourrées de bonbonnes. Je remontais quelques jours plus tard, une grosse liasse dans la poche et la tête pleine de souvenirs. Il suffisait de trouver un quartier bien pourri, avec des condés et des clients. J’aurais pu opérer n’importe où, c’était un langage universel.
Les affaires se portaient bien, mais il fallut que je me brûle pour voir si je ressentais encore quelque chose. J’ai aimé Gigi comme je n’ai jamais aimé personne de ma vie et j’ai sacrifié notre amour en toute conscience. Je l’ai sacrifié parce qu’à l’époque, je roulais à cent cinquante kilomètres heure droit sur un platane et que je refusais de l’emmener avec moi. Jamais je n’aurais voulu que des enculés ou des poulets qui venaient pour moi lui fassent le moindre mal. Je la doublai avec une fille afin qu’elle me quitte, pour son bien. Je n’avais pas la force de le faire moi-même, de front. Ce fut une des grandes erreurs de ma vie. L’amour que j’éprouvais pour ma dulcinée n’était pas mesurable, mais je fis en sorte que ça pète en plein vol. Jamais une femme ne m’avait fait autant marrer. C’était aussi la seule que j’écoutais.
Mon subterfuge fonctionna comme sur des roulettes, je m’en bouffai les couilles. On se sépara après trois ans et demi passés ensemble. C’était en 1998. Depuis, je n’ai plus eu aucune relation stable.
La plaie est toujours ouverte.
Pour oublier, je me plongeai dans le crime sans intention de retour. Le crack florissait sur l’asphalte. Adrénaline, violence, profit, j’y trouvais tout ce qui m’avait botté. Alors, je glissai.
Les qualités premières d’un bicraveur en liberté, c’est d’avoir de bonnes guiboles et un œil de lynx. Après avoir fait le tour du dix-huitième, histoire de renifler le pavé, j’avais opté pour une forme de « vente itinérante » où ce sont les clients qui te suivent. Tu ne tiens pas salon au coin de la rue. Square Léon, rue Myrha, boulevard Barbès, la Chapelle, et retour. Je marchais beaucoup, courais souvent. Vous parlez d’un turbin !
Je décidai aussi de suivre la méthode actor’s studio et de me composer une couverture de toxico. Les petits modous du quartier qui portaient deux bâtons de sapes sur le cul, c’était à éviter. Autant s’accrocher une pancarte « Dealer » autour du cou. J’enfilai mon vieux k-way noir et me laissai pousser les tifs et la barbe. Une vieille paire de baskets bien crades, un sac en plastoc à la main, la panoplie était complète. J’engageai Violon comme rabatteur, un pote d’enfance tombé dans le crack. Je l’aimais bien, Violon, un peu exubérant mais bon cœur. Je le mis tout de suite au parfum : « Dans la merde dans laquelle t’es, je suis ton bienfaiteur. Tu auras ta paye à la fin de chaque journée. Tu me baises une fois, tu me revois jamais, pas de question ? » On roula comme ça.
Violon me raconta ses petites folies et mit une touche finale à mon déguisement de toxico. Il me conseilla d’avoir toujours un doseur à Ricard noirci de suif dans ma poche, de façon à passer pour un consommateur si je me faisais lever.
Je partis avec 10 grammes et, de culbute en culbute, en un mois, je traitai un litron. Et encore, il y avait des perles. Je me baladais avec deux Kinder remplis de cailloux que je planquais où je pouvais, sauf dans mon cul. Mais, à chaque halte, c’était la jungle, tu tournais le dos et tu te les faisais tirer. Les perdreaux descendaient et, quand tu revenais, ton matos s’était évaporé, les jackers étaient passés par là. Putain, les rues étaient vraiment mal fréquentées !
Chienlit, je me donnais du mal. Les dealers serraient le derche. Tous les jours, la Bac en sautait quelques-uns. Les nuits où il n’y avait pas un rat dehors, je tenais le pavé avec deux ou trois gus, rue Myrha, jusqu’à quatre heures du mat’. Dans la rue, on disait que les lundi et mardi, c’étaient les jours des flics. Rien à branler, les poulets, pour moi, c’était tous les jours, nous étions complémentaires, comme les deux faces d’une même médaille.
Et si, généralement, les tox sous héro peuvent garder une certaine dignité, dans le commerce du crack, je vis de tout. Des mecs qui se pointaient en me proposant leurs gonzesses, des bonnes femmes en cloque jusqu’aux yeux qui venaient quémander un caillou. Des cadres dynamiques, des oiseaux de nuit, des sportifs célèbres, et j’en oublie… J’eus toujours la chance de passer entre les gouttes, les arrestations étaient très musclées – et musicales. Les cognes serraient vicieusement à la gorge pour ne pas que le lascar avale les bonbonnes, et s’il en avait déjà eu le temps, alors ils lui lattaient le bide pour le faire dégueuler. Les grands Sénégalais prenaient des coups de tonfa sur la couenne et, une fois bien attendris, ils étaient réduits, tassés dans le coffre de la 306, direction le commico. Enfin, fallait bien bosser. Ils m’amusaient, les stups du dix-huitième. J’avais rien contre eux, j’étais du dix-neuf et ils ne me retapissaient pas, mais ce n’était pas eux qui allaient payer ma piaule d’hôtel.