Les vertus de toujours
frapper le premier
Après le soleil, la pisse. Fini la baraka, bonjour la scoumoune. Un jour de mai, mon daron décida d’assassiner ma mère et son conjoint. Vous connaissez la suite. Mes grands frangins restèrent peu de temps à La Roseraie, dans le Rhône, avant d’être transférés vers des foyers de la région lyonnaise, parce qu’ils avaient atteint la limite d’âge. Alex et Jack, le fan d’Elvis, se retrouvèrent dans la ZUP de Chambéry ; Jack s’y adapta si bien qu’il fit une mauvaise carrière dans le banditisme, mais j’y reviendrai plus tard. Vic, quant à lui, rejoignit les Minguettes, foyer des Tilleuls, en pleine époque rodéo, pendant les émeutes de 1981, à Vénissieux.
Pour nous, les petits, le temps s’écoulait lentement. CM2, sixième, re-sixième, cinquième (trop malin pour aller en CPPN)… L’école ? Franchement, j’avais totalement décroché, ce n’était pas faute d’avoir la gamberge adéquate, mais j’avais d’autres soucis, trop de fantômes en tête. La rébellion me consumait, tout ne m’était que contrainte. Ce que j’apprenais ici et là ne se trouvait pas dans les livres, et je devins un bon petit bagarreur. C’était l’époque de « Racines » à la télé, et vu qu’on était les seuls Noirs de La Roseraie, les vannes fusaient vite. Dès que quelqu’un s’avisait de m’appeler « Kunta Kinte », boum boum, je distribuais généreusement les patates. J’étais super-chatouilleux sur la couleur de ma peau, et mes figures sportives, et héroïques, étaient Jesse Owen, Marius Trésor, Jean-Pierre Adams. Je ne tolérais aucun écart de quiconque. Très vite, j’appris les vertus de toujours frapper le premier – ce qui n’est pas très utile pour évoluer au sein d’une entreprise, mais indispensable dans le monde qui allait devenir le mien.
On passait les grandes vacances et certains week-ends chez notre grand-mère, qui s’était installée à Rillieux-la-Pape, dans un plus grand appartement, pour pouvoir nous recevoir. À cette époque vivait une forte communauté camerounaise en ville, qui recadrait nos origines. La bouffe, la musique, la langue, c’était perturbant d’être coupé de ça aussi. Et si je passais beaucoup de temps collé à ma grand-mère, qui me donnait de la force, je ne perdais pas le goût des vadrouilles, des traboules et des passages dérobés – qui me servirait grandement au moment de mes premiers arrachages. Quand on veut commettre un délit, aussi minime soit-il, la règle des règles est de toujours bien étudier son environnement. Combien de voleurs, mal préparés, se retrouvent à devoir cavaler dans une côte, une foule de Zorro à leurs trousses.
Je découvrais la bonne bouffe, la charcuterie lyonnaise, dégustais mes premiers grattons, déterminant pour toujours mon coup de fourchette. Aujourd’hui, ne me parlez pas de fast-food, de poulet frit ou de chinois à emporter, je ne suis jamais aussi heureux que dans une brasserie devant un plateau d’huîtres. C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit claper comme des pauvres et, quitte à voler, toujours prendre le plus cher, t’auras pas plus d’emmerdes.
À Grézieu, mon premier amour s’appelait Corinne G. Son oncle était un aventurier, dans le genre Indiana Jones ; il était parti vivre en Amazonie. Là-bas, il s’était marié à une Indienne et réalisait des reportages sur la forêt. Avec elle, j’ai connu mon premier smack. Pffff, en cinquième, t’as le cœur qui manque de rompre. Mes goûts musicaux commençaient aussi à s’affirmer, rock’n’roll for ever. Patti Smith, Trust, AC/DC, Téléphone, ma B.O. de ces années-là. La musique noire américaine m’était moins facile d’accès, alors, quand je tombais sur James Brown ou Kool and the Gang, c’était Noël. Je prenais aussi conscience de mon aspect général, à treize piges, y en avait marre des sapes de l’Assistance. Chaque pupille de la nation recevait de l’argent de poche, de 50 à 150 francs par mois, selon son âge. Heureusement, je disposais d’un petit pécule qui me permettait d’améliorer l’ordinaire. Je me payai un super sweat-shirt avec un transfert « Grease » collé dessus que j’assortis à un velours grosses côtes Loïs. La veste de rigueur, c’était la parka militaire avec des trucs écrits dessus. Quant à la coupe de douille, il allait se passer du temps avant que ma caboche ne raffole de la tondeuse. Nous, les Noirs, on se coiffe à la fourchette, c’est ce qui se rapproche le plus du peigne afro.
À Grézieu, j’étais souvent puni, la télé me passait sous le nez, si bien que je ratais Starsky et Hutch ; c’est un détail qui a son importance : à l’époque, il n’y avait que trois chaînes, et j’en avais plein le dos de Thierry la fronde et des Mystères de l’Ouest. Avec Starsky et Hutch, je fuyais droit à Los Angeles pendant cinquante minutes, j’en avais tellement plein le cul de ce village de pécores. Avec le temps, la peine et la colère s’érodaient, le pourquoi de mon séjour ici finissait par m’échapper, ça devenait mon ordinaire. Avec mes frères et sœur, on prenait doucement conscience qu’on ne retournerait jamais à la « maison » et que, de toute façon, y avait plus de maison. On ne parlait pas spécialement de ça entre nous, chacun vivait son histoire comme il le pouvait. À la Ddass, le suivi psychologique était inexistant. Ce qui me minait le plus, c’était que, dans mes souvenirs, le visage de ma mère s’estompait peu à peu, et je pouvais pas lutter contre ça. Quand vers l’âge de trente ans je remettrais la main sur des photographies d’elle, l’émotion m’ouvrirait en deux. Je resterais K.O. debout deux jours durant.
Les années passées au sein de cette institution devinrent la routine, une fois que j’en eus toutes les ficelles. Et puis, je ne pouvais être sur le pied de guerre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, j’avais encore des rêves, je me voyais adulte avec costume et attaché-case, partant le matin au boulot après avoir embrassé ma gonzesse et mes trois gosses.
À Grézieu, une sorte d’accord tacite s’était institué de lui-même : si t’étais fouteur de merde, fallait lever un peu le pied, attendre tes quatorze ou quinze ans, et on t’envoyait ailleurs. Certains mômes, qui étaient vraiment des cas, étaient déjà à la « fiole » comme en prison : Dépakine 1 000 à chaque repas, ou l’assurance d’une bonne journée pour les éducs. C’était ce qu’ils voulaient de toute façon, pas de vague. De temps en temps, une petite crise de culpabilité les rappelait à leur mission première, éduquer, si bien qu’un jour je fus convoqué pour faire le point sur ma scolarité. Je me retrouvai face à Pérez, un grand connard d’Espagnol avec qui je m’étais déjà accroché plusieurs fois, et Annick, une grosse truie antillaise : « Alors, Charles, la fin de l’année approche, t’as réfléchi à ce que tu comptes faire ? »
Je haussai les épaules, on était dans leur petit bureau merdique, façon pause-café.
« On va te proposer en CPPN mécanique, tu sais, on aura sûrement besoin de mécaniciens dans ton pays. »
Je regardai ces deux nazes en leur balançant :
« Je vous pisse au cul, moi, je suis né à Paris quinzième. Dans vos bleds, on n’a pas besoin d’éducateurs, des fois ? Vous m’avez vu faire la moindre activité manuelle ? »
Ils me fixaient bouche bée.
« Faites ce que vous avez à faire et envoyez-moi où vous voulez, j’en ai rien à branler. Vous ne m’avez jamais demandé mon avis sur rien, on va pas le faire maintenant. »
À ce stade de la conversation, ils s’étranglèrent, Pérez se leva pour me virer du bureau, mais je ne lui en laissai pas le temps.
« Allez vous faire taper dans la raie, et que je vous recroise pas avant que vous soyez vieux. » Tel Napoléon, ma tirade achevée, Perez s’est levé, et j’ai récolté un marron.
Il y a certaines personnes dont le temps ne m’a pas guéri de la haine que je leur voue. Bien sûr, ils ne reviendraient jamais me parler. J’ai toujours eu l’art de me faire des amis.
À Grézieu-la-Varenne, l’histoire se termina façon terre brûlée. Je leur avais tout fait, vol, racket, bagarre. À dix heures, je me postais près du distributeur de friandises du collège pour me faire payer mon petit déj’, personne n’osait broncher. J’avais qu’à faire ma sale gueule et balancer mes mauvaises vibrations. La solitude m’avait gauchi, j’étais devenu nihiliste, j’avais volé mon entraîneur de foot, M. B., tout en culpabilisant parce que je l’aimais bien. Mais je cherchais le rejet. On ne s’était pas apitoyé sur moi, je n’allais m’apitoyer sur personne.