Après avoir fait le tour de tout ce qu’il était possible de commettre légalement et illégalement, Lulu lança l’idée d’un projet commun qui nous emmena tous : monter un label et jouer de la musique comme on l’entendait : 2 Retour Production.
Le label première mouture mourut aussi vite qu’il était né. L’idée était bonne et généreuse, mais casse-gueule dans sa réalisation. Il s’agissait de convaincre tous les Requins qui avaient survécu aux années quatre-vingt de monter dans l’affaire. Mais il s’avéra vite qu’on ne pouvait pas être associés à vingt, trop de problèmes d’ego. La meilleure idée qui soit sortie de cette aventure, c’était le logo : « 2 Retour Production » au-dessus d’un aileron de requin fendant les flots, menaçant au possible.
Des tiraillements se firent vite sentir et Lulu commis un foxy move en allant déposer le nom comme sa propriété. « 2 retour » explosa en vol, fin de l’histoire.
Abattus ? C’était nous sous-estimer. Ce que nous avions toujours « désiré » était enfin à notre portée : devenir légal, se mettre honnête, poser les outils. Un truc qui nous appartiendrait et qui nous ressemblerait. On avait passé nos vies à se cabrer, on ne se voyait pas bosser pour les autres.
Joey nous suggéra le nom du label et je le gribouillai à ma sauce en grillant de la « fenouille » : Dooeen’ Damage, « causer des dommages », c’était encore ma spécialité. Ce coup-ci, nous nous associâmes à cinq : Mo, Boualem (R.I.P.), les frères C., Serge, Elpidio et mézigue, votre serviteur. Mo et Joey étaient des amis de vingt ans. Nous aurions dû avoir la voie toute tracée pour arriver à nos fins. Manque de pot, personne n’aime voir autrui s’émanciper.
Au début de Dooeen, nous partîmes dans tous les sens, faute d’expérience. Allez demander à des repris de justice de se plier à des horaires de bureau. Avec Dwaine, une de nos connaissances (si t’as un œil qui dit merde à l’autre, quand tu fais un patron tu dois viser droit !), j’étais censé m’occuper de la ligne de fringues. Je vous rassure, elle ne vit jamais le jour. J’avais pas encore la tête à ça. J’avais vite transformé notre bureau, un rez-de-chaussée du côté de la rue Ordener, en base arrière de mon deal de galette. Sitôt les « travailleurs » du label rentrés chez eux, j’envoyais Violon harponner les mecs qui allaient chercher leur méthadone, à une rue de là, pour leur prêcher la bonne parole. Je m’exerçais à la pratique illégale de la médecine : « Tu veux quoi, une galette ? » L’endroit était idéal. Les modous se faisaient sauter autour tandis que ma petite entreprise ronronnait gentiment. Seulement, je ne pouvais décemment pas exposer mes collègues trop longtemps. Le petit commerce commençait à me casser les couilles. Je licenciai Violon et dégageai de la Goutte-d’Or pour descendre vers la rue d’Auber. Fallait pas trop tirer sur la corde.
Dooeen’ Damage se développait et moi, je m’intéressais au truc mais accompagnais rarement Mo dans ses rendez-vous avec les maisons de disques. Pour moi, cela restait un ramassis de vautours et d’opportunistes qui ne voyaient en nous que des Nègres à manipuler à leur guise. Dès le premier regard, je vis ce que Mo ne calculait pas, je me tins en retrait. Il en pinçait pour une petite rappeuse du nom de Casey et s’efforçait de la maintenir à flots pour lui éviter, si possible, de faire trop de conneries. À Bordeaux, Serge et Mo rencontrèrent deux frangines qui deviendraient la première signature du label, les Nubians. Elpidio, fort de son bac + 5, prit les finances en mains. Je me méfiais de ce mec, mais il avait l’aval de Mo, alors j’acceptai.
Un jour que je crapahutais du côté de Cergy, je rencontrai un petit gars encore inconnu qui enregistrait son premier album. Il m’avait été présenté par Chico, un ami de mes années d’enfance à Sarcelles. L’album s’appelait Première consultation. Doc Gyneco devrait en vendre près d’un million. Ce mec est le seul et unique à m’avoir fait monter sur un morceau, alors que je n’en avais rien à taper du rap français (on est dans deux mondes différents : le mien est réel, le leur, c’est « Code Quantum »). Pour ça, je lui dois une fière chandelle. Mais à cette époque, j’étais loin d’imaginer les chemins de traverse qui me mèneraient à la musique. Heureusement que certains de mes proches avaient plus d’imagination que moi.
Un soir que je bicravais peinard vers Stalingrad, un message d’urgence tomba sur un de mes deux bipers. Un ne servait que pour la came, l’autre pour les embrouilles. Bip, bip, bip, je regardai l’écran : « 13 ». 13, c’était l’urgence. Je courus à la baraque récupérer un calibre et fonçai vers Louis-Blanc, sur les lieux indiqués. Je m’engouffrai dans un immeuble à cinquante mètres du commissariat et, quelques étages plus haut, je poussai une lourde pour tomber sur une gonzesse dans un canapé et un lascar avec une gratte dans les pognes. Mo, le Gynéco et Chico étaient pliés en quatre devant mon air effaré. Ils avaient réussi à me faire venir. Un peu plus et j’allumais tout le monde.
Mon souffle retrouvé, je commençai à retapisser ce couple zarbi et reluquai la gonzesse que j’avais vue à la téloche et dans les films de derche qu’on se passait « entre mioches », mid 1984-1985 ; elle était bonne ! Le mecton, lui, ne me disait rien. C’était Fred Chichin, et sa gonzesse, Catherine Ringer. J’avais les Rita Mitsouko en personne ! Ils étaient en train de faire un featuring sur Liaisons dangereuses, le nouveau disque de Gyneco. J’avoue que je pensai tout de suite à un ami qui avait monté la séquestration d’une chanteuse française très connue et de son manager. En les gardant au frais quelques jours, il avait réussi à se faire payer 600 briques et un moulage gratuit. Ça se bousculait dans ma tête, j’étais déjà dans les calculs. Chico et Mo me prirent à part pour me faire entendre raison : « Il faut que tu rappes, t’as des choses à dire, t’as un flow. Y’en a pas deux qui jactent comme toi à Paris. » J’en avais rien à branler. À force de palabres, je me laissai attendrir. Mais merde, j’étais en train de m’asseoir sur un gros paquet d’oseille.
« Bon les mecs, on va essayer, il me faut un verre de quelque chose de fort et un gros joint de skunk. » Et avec ça, je me retrouvai devant un micro, un casque sur les esgourdes, dans une cabine grande comme ma salle de bain. J’étais venu pour un coffrage, et c’était moi qui me retrouvais enfermé dans le noir.
Après deux verres dans le cornet, il s’agissait d’assurer. Mais qu’est-ce que j’allais foutre ?
Pour commencer, ils me suggérèrent de trouver un blase. Ah ouais, un nom, c’était un bon début, ça ! MC ma bite, MC machin, pffff, j’en savais rien. Alain Delon était considéré comme un fach, dans notre milieu, même si je l’aimais bien dans Rocco et ses frères. Alors j’allais prendre MC Jean Gabin. Tout le monde était mort de rire derrière la vitre. Là, je sus que j’avais tapé juste. J’étais pas un rappeur. Nom de Dieu. Je me lançai…
« MC Jean Gabin avec Alain Delon sous le pont. J’aime bien manger du saucisson avec Véronique Sanson. » Je m’en battais les couilles. C’était juste un délire. Je galérai un peu, mais c’était super drôle. Les Rita étaient pliés en deux. Je fis un autre morceau qui s’appelait « Paranoïa », et j’entendais Catherine s’époumoner : « Paaaraaannnoooiiiiiiiiaaaaaaaa. » Ensuite, je fus camé rubis sur l’ongle, 17 000 balles. J’avais jamais eu de compte en banque. C’était le premier chèque de ma vie et mon premier argent honnête depuis des siècles. Le disque sortit chez Virgin, à l’époque où Gynéco y était le petit prince.
Moi, je m’en foutais. Je ne réussissais jamais à m’écouter… Pour moi, c’était un heureux accident. Au mieux, je me disais que j’avais aidé le label. Les affaires reprirent et Mo fit monter les deux frangines de Bordeaux. Il avait toujours fonctionné à l’affectif, c’était là son point faible. Moi, déjà que je n’avais pas beaucoup de proches, ça aurait été coton que je me lie avec ces deux pimbêches. Je ne me considérais pas comme un artiste, encore moins comme un P-DG de label ou je ne sais quelle connerie – ce serait mon tort. Alors, écouter jacter deux paysannes qui avaient des boutons plein la ganache, les envoyer chez le dermato, les balader dans les maisons de disques, c’était au-dessus de mes forces. Elles empestaient l’arrivisme. Elles grattèrent du début à la fin et, dès que nous fûmes en faiblesse, elles se trissèrent. La loi du sport ?
Tous les clignotants étaient au rouge, mais nous ne nous étions aperçus de rien. Elpidio commençait à faire cavalier seul, il tirait les Nubians dans son sens et les gonzesses des maisons de disques dans son plumard. Il avait déjà prévu l’après-coup en montant One Love management avec sa greluche de l’époque. Ça puait la tangente, mais le meilleur restait à venir. On aurait pourtant dû sentir le vent tourner quand il se mit à se saper en Dolce Gabbana.
L’idée qu’il avait derrière la tête, c’était de vendre Dooeen’ Damage à Virgin et de ramasser une com’ maousse. On convoqua une réunion, il était temps de mettre les points sur les i. Elpidio voulait le bras de fer, puis vendre ses parts. Parts de quoi ? Il n’avait pas investi une thune. Je l’ai gerbé devant tout le monde, pas un seul des types présents ne le retint : « Toi et ton frangin, Serge, vous dégagez. Pour ce qui est des parts, vous vous mettez un doigt ! » Personne n’osa moufter.
Trois semaines après, le pot-aux-roses nous explosa dans la tronche. Cette roulure avait monté une carambouille avec trois mecs de chez Virgin. Ils détournaient des CD par cartons et fadaient à quatre, à hauteur d’un million de francs. Parlez d’un truc de mange-merde ! Elpidio paya une amende mais les galères furent pour nous. Déjà que notre réput’ n’était pas facile, toute l’industrie du disque pensa que nous étions derrière l’embrouille. On mettrait deux ans avant de retomber sur nos pieds.
Chemin faisant, je me permis de donner une petite leçon d’hospitalité française à quelques artistes américains. C’était plus fort qu’eux, il fallait toujours qu’ils ouvrent leur gueule à tort et à travers.
Ous, mon petit frangin, s’était lancé dans la prod, et associé avec Thérèse, la mère de ma prétendue seconde fille. Ils firent venir Ol’Dirty Bastard du Wu Tan Clan, pour un concert parisien. Le gus descendit de l’avion avec 24 000 dollars dans les fouilles, et j’avais déjà mon idée sur la façon de les dépenser.
Je déboulai à son hôtel sur invitation. Dans la suite, l’ambiance battait son plein. Les groupies frétillaient du croupion, y avait à bouffer et à boire, j’étais comme un poisson dans l’eau. Buddha Monk avait fait le voyage avec lui et, croyez-moi, son blase n’était pas usurpé. Le gars devait peser dans les 160 kilos, une force de la nature.
Un joint dodu à la main, un glass dans l’autre, la discussion prit vite sa vitesse de croisière. Je me fis passer pour un cousin de la famille auprès des gonzesses. Il suffisait de parler anglais et elles tombaient sur le dos. Y avait qu’à se pencher. Bref, ODB, qui était d’un naturel plutôt extraverti, se fit une auto-sucette en nous narrant ses exploits.
« I’ve spent deux years in jail, I killed so and so… »
Bla bla bla… je l’écoutais d’une oreille distraite, jusqu’au moment où il manqua de respect à mes compatriotes.
« Yo’ know french niggers are only pussy ! »
Je le repris au vol, avec ce genre de loustic, il ne faut rien laisser passer.
« What the fuck you talk about ? I’ve spent eight years in jail mother fucker… I sold weapons and I made robbery… »
Ce connard se leva comme un diable en se mettant à gueuler, je surveillais les bouteilles à côté de lui, mais les Ricains se tapent toujours sur la poitrine pour faire du barouf. Après, passer à l’action, c’est autre chose. L’artiste partit bouder dans sa piaule et, quand il se pointa deux heures plus tard, j’étais en calecif dans son salon, la queue encore moite des chattes de ses groupies. Cela dut achever de l’énerver, il prit une assiette pour me la mettre dans la tronche. Abdullaï, un petit du dix-neuvième la ramassa en pleine tête, arcade fendue !
Là, je pétai les plombs. À l’instant où j’allais l’étrangler, cette salope de Buddha Monk me colla une patate que j’encaissai sans broncher. Dépité, il sortit un surin, et ça, ça m’a toujours fait flipper. Je me taillai en courant pour me retrouver en calecif dans les couloirs de l’hôtel ; en deux enjambées, j’étais devant l’escalier B… fermé !
Je repris le couloir dans l’autre sens et, foutu pour foutu, je ruai dans les brancards.
Le premier devant moi, ce fut ODB… je lui collai une droite maison, il tomba comme une enclume. Buddha Monk était sorti de nulle part pour me foutre un méchant coup de bâton dans les côtes, une douleur comme une décharge de 10 000 volts me scia l’échine en deux. Mon bras s’était déplié comme un ressort pour s’écraser sur sa bouche et l’adrénaline me fit faire un truc de dingue : je bondis comme un kangourou, si bien qu’en une seconde, j’étais à vingt mètres d’eux. Je dévalai l’escalier quatre à quatre. Les gonzesses jetèrent mes sapes par la fenêtre. Je me rhabillai sur un banc, en caldé dans la rue. Les deux trous de balle ne m’avaient pas suivi, ils me mataient par la fenêtre et se marraient comme des macaques. Je les prévins gentiment : « You ain’t gonna take the plane ‘till I see your goddam ass… Here is Paris not New York, mother fucker. »
Moi, j’étais dans ma ville, j’allais et venais à ma guise. Eux, ils avaient un engagement. Je les retrouvai donc le lendemain soir au Midnight Express où ces messieurs étaient bookés pour un showcase. Ce fameux club de La Défense était mis en coupe réglée par un de mes amis. Autant dire que personne ne viendrait contrecarrer mes sombres desseins.
Clac, clac, on verrouilla les portes des loges. Mon pote ODB n’eut pas le temps de finir sa coupette : « I’m talking to you man, you say French niggers are shit, and I am a fucking stupid nigger ?…What the fuck you’re gonna do know, who is the stupid nigger, now ? What you gonna say for yourself ? »
Je lui pris toute son oseille, lui laissai sa joncaille. Ensuite, il devint ma gonzesse. Je passai la soirée à lui servir d’interprète, susurrai à son oreille : « New York niggers are only pussy », et ce dégénéré me faisait les yeux doux.
La tradition veut que, en France, les rappeurs US se soient toujours fait malmener. Les premières traces des conflits remontent au concert de RUN DMC/Beastie Boys au Rex en 1987. J’avoue aujourd’hui avoir humblement contribué à la légende de ce jour-là, en mettant la première patate dans la bouche d’un roadie des RUN DMC, Hurricane, qui se la pétait un peu trop à mon goût. Dix minutes après la fin du concert, leur bus de tournée était dévasté par cent cinquante B. Boys en furie. Très souvent, les rappeurs arrivaient de Londres, la France étant leur dernière date. Ici, personne ne parlait anglais, pour eux, c’était le Mali. Ce qu’ils ne réalisaient généralement pas, c’était qu’à leurs concerts, les cinq premiers rangs étaient composés de casseurs de gueule certifiés.
Au concert de Naughty by Nature, au Zénith, en 1996, quand Method Man, après avoir livré une première partie déplorable, se jeta dans la foule, je vis se refermer sur lui un véritable banc de piranhas. Quand il réussit à remonter sur scène, il s’était fait arracher chaînes, pompes, et ses cheveux ressemblaient à des ressorts détendus. À la fin du concert, il fallut se déplacer pour laver la bouche de Treach, le chanteur de Naughty by Nature. Ce fils de pute n’avait rien trouvé de mieux que de balancer à un groupe de trous de balle : « You ignorant mother fuckers from Africa, you can’t understand anything, I can understand a lot of shit. »
Alors comme ça, on était des fils de putes d’Africains ignorants ? Je passai en backstage avec deux ou trois camarades, tronches de mandats de dépôt, 9 millimètres, 38 spécial, 45 auto. Devant de tels arguments, Treach ne fit pas de difficultés pour s’excuser. Putain, on était quand même encore chez nous, connards d’Amerloques !
Quand mon pote Vévé braqua Redman dans les coulisses de l’Élysée-Montmartre, ce dernier se dégueula dessus à la vue du calibre. Not enough guts !
Le rappeur ricain, franchement, sur scène, il fait le chaud, mais après y a plus personne.
Porter un calibre m’a toujours aidé et tenu chaud. Au premier concert des Black Eyed Peas, à l’Élysée-Montmartre, la première fois que je montai sur scène, j’avais tellement peur que j’avais mon micro Uzi sur moi. J’y peux rien, fouteur de bordel by nature.
Mes tendances artistiques ne dataient pas d’hier, mais je les avais juste égarées en chemin. J’avais sué sur un cornet à pistons dès l’âge de six ans, et traversé assez d’orages pour écrire des morceaux de rap par camions.
Le paradoxe est là : j’ai toujours oscillé entre la lumière et l’obscurité. Entre l’envie de vivre autre chose et la sensation d’avoir un fer dans la pogne.