Quand j’étais môme, mon rêve, c’était de faire « L’école des fans », avec Dédé Balavoine, par exemple. Bien habillé dans mon petit costume, maman m’aurait lancé des bisous depuis sa place et peut-être que ma vie aurait été autrement. J’ai toujours aimé la chanson populaire, j’ai grandi avec la radio allumée dans la cuisine. Renaud, Michel Delpech, Carlos, Alain Barrière, Jules Vignot, Yves Duteil et Hugues Aufray sont comme des petits cailloux dans ma vie de petit poucet. Au mois de mai 1977, Laurent Voulzy sortait « Rock Collection », et ma maman disparaissait. Je ne peux jamais entendre cette chanson sans avoir mal au ventre.
Une fois sorti de prison, j’avais osé quelques tentatives artistiques. Saïd Tagmaoui, dont je connaissais le frangin du temps où je traînais mes guêtres à Aulnay, m’avait dit qu’il faisait du cinoche. Et il m’avait proposé d’enquiller sur quelques trucs. Vu que j’étais pas un cave et que c’était tout neuf, j’avais accepté tout de suite. Elvis Aziz de Frédéric Compain, Chacun cherche son chat de Cédric Klapish, La Haine de Mathieu Kassovitz.
Ces tournages furent de petites soupapes, une noisette de beurre honnête dans mes épinards. Je m’éclatais vraiment ; tout anecdotique que ce soit, je savais que c’était à ma portée.
Quant au rap, je m’étais toujours rendu aux concerts uniquement pour foutre la merde. Je m’en branlais des gus sur scène. Je n’étais pas fan de leur musique. Tout comme je me tape et me branle toujours des problèmes des cités. Il ne faut rien attendre de personne ; s’égosiller sur sa condition ne servira jamais à rien. Si les raclos, petits businessmen de cités, ne sont pas contents de leur sort, qu’ils bougent de leurs quartiers poubelles et qu’ils arrêtent de chialer, parce qu’ils en ont les moyens, contrairement à d’autres. Il ne faut pas compter sur moi pour être le grand frère de qui que ce soit. Quand j’ai voulu une vie meilleure, je suis allé la chercher, j’ai fait ce qu’il fallait.
C’était bien le temps que ça a duré. Et s’il le fallait, je serais prêt à récidiver demain.
Avant que je commence à me piquer au jeu, le rap ne me branchait pas plus que ça. Les premiers rappeurs français crachouillaient un vocable dont on n’entravait que dalle – Destroy Man et Johnny Go, deux rockeurs qui s’étaient trompés d’époque. Alors tout ce barratin, dans le monde où j’évoluais, ne voulait rien dire. La seule chose qui avait changé depuis que j’étais sorti de Moabit, c’est que j’avais plus l’âge d’aller voir les gens pour leur dire : « Donne-moi ton portefeuille, ta chaîne, ton oseille, ton falzar et ton zonblou. »
Dans cet univers musical que je trouvais bizarre, ce qui me mit la gaule, c’est le chambard que provoquait Gynéco. Je pris vraiment conscience qu’il y avait là un moyen de faire quelque chose.
Le Gynéco, je traînais avec lui avant que son album ne sorte, on allait au Gibus s’arsouiller la gueule à semer des queues de renards. On grillait des buissons ardents de skunk, on était potes.
Après la sortie de son album, en 1996, cela devint tellement énorme que je préférai prendre mes distances pour qu’on reste amis. J’avais pas envie d’être confondu avec toutes les blattes que l’odeur du succès avait attirées à lui.
J’avais posé sur Liaisons dangereuses par pur hasard, sans en attendre aucun résultat. Pour moi, c’était : tu mets de la musique et tu actes dessus, tu fais ce que tu veux et, surtout dans mon cas, ce que tu peux.
Après la sortie du disque de Gynéco, les gens commencèrent à demander : « C’est qui ce MC Jean Gab’1 ? » Je n’avais pas voulu signer Petit Charles, histoire de ne pas créer de vocations, avec toutes les crasses que j’avais laissées sur mon passage. Même si je savais que le pot aux roses serait vite découvert. De toute façon, je ne craignais pas l’effet boomerang, j’avais fait le deuil de ma mère et de plusieurs frangins, alors le premier qui voudrait jouer au con, je lui mettrais une douille dans le cul.
Un jour – même les héros sont fatigués –, en l’an 2000, je commençai à prendre la discipline au sérieux et à rapper dans les oreilles de tout le monde, et surtout dans celles de Mo. Jusque-là, quand je déblatérais, il ne m’écoutait pas car j’étais fameux pour mon débit de conneries. Je m’accrochai et transformai peu à peu le torrent en quelque chose de consistant. Mo dut le sentir, il ne m’écoutait plus de la même façon – du moins, il donnait le change.
Ekoué, de la Rumeur, fut le premier, après Gynéco, à m’inciter à tailler dans le vif.
De toute façon, il était temps que les choses s’accélèrent pour Dooeen’ Damage. Cela ne se passait pas très bien avec Casey, les artistes, c’est fragile comme des framboises en fin de saison. Mo prenait un peu trop soin de ses poulains, tel un père, d’ailleurs bien plus que de ses potes. Il ne voulait pas que Casey dérive, alors il pouvait lui jacter pendant des heures et filer de la thune à sa mère pour zigzaguer. Ça me foutait en rogne, moi qui n’étais pas psychologue pour un kopek, sans compter que je trouvais tout ce petit monde bien ingrat. J’ai pas vocation d’éducateur.
Je pris mon vrai départ artistique quand le groupe Less de 9 enregistra son premier album. Je me formai sur le tas, en passant mes nuits en studio à observer ; l’ambiance était vraiment poilante. Je les filochais quand les mecs faisaient un concert, j’étais engagé d’office pour faire les back et, de temps en temps, je balançais un morceau en extra. J’appris énormément de cette façon.
Je gravitai dans les studios pour apprendre le métier, et m’aperçus que tout le monde, dans ce biz, ne souhaitait pas particulièrement voir son prochain réussir. Quand je confiai à Joey que je voulais faire de la chansonnette, il me snoba : « J’ai écouté ton truc avec Doc Gynéco, t’as changé de bord, ou quoi ? »
Changé de bord ? J’étais assez bon pour lui vendre du sucre en poudre, mais pas assez pour faire de la musique ? Gynéco m’avait spontanément tendu la main. Et ces mecs, qui étaient soi-disant des potes de quinze ans, me recalaient méchamment à l’entrée. Je tournai les talons, sans rien attendre de qui que ce soit.
Je participai à la B.O. de Trafic d’influence, avec Gérard Jugnot et Thierry Lhermitte. Mes collègues étaient Casey, Less du 9 et Ekoué. Ce jour-là, je pris une claque au studio quand je vis la Fonky Family se pointer au grand complet. C’étaient des potes des Less du 9, aussi j’avais essayé de partir sans a priori. Quand ils se mirent à parler de rue, j’étais pété par terre. J’avais l’impression d’entendre des hommes politiques, c’était vraiment jacter pour jacter. Aujourd’hui, la plupart des mecs qui font du rap hardcore n’ont jamais mis un coup de tapette à une mouche.
Et je les croiserais tous un jour ou l’autre.
Je tenais salon au studio Davout dans le vingtième. J’habitais le quartier Saint-Blaise, si près que je venais avec mon téléphone de maison dans la poche. Je me faisais livrer à bouffer et matais la télé, c’est dire si j’eus le temps de voir du monde.
Mon camarade Rude Lion, ancien Requin vicieux, prenait un malin plaisir à torturer les killers du micro. Il coinça Rohff et ses copains et leur fit faire des pompes et manger des bananes. Alors, après, quand je les entendais jouer les tueurs sur leur disque, je rigolais doucement. Mettez-vous à ma place, à l’époque, je vivais ça tous les jours et ça me chagrinait que des mythomanes s’approprient les risques.
Glander en studio, c’était bien joli, sauf que je m’y emmerdai vite et, quand l’ennui est conjugué à l’inaction, les embrouilles et les carottes ne sont jamais loin du potager.
Juste à point, Le Temps d’une vie, le premier album des Less du 9, parut. C’était le premier disque du label à aboutir. Avec l’album débutèrent les tournées et là, l’envie de m’y coller à mon tour me prit aux tripes. Pour moi, c’était les grandes vacances, de Strasbourg à Marseille, je partis en opération comme on part à la guerre. Calibré d’office, un gilet pare-pruneaux toujours dans mon sac à côté de mon casse-dalle, je gardais mes habitudes. Nous n’étions pas en terrain conquis. Faute de passeport, je sillonnais la France en rail, j’apprenais la discipline. Pour la première fois depuis longtemps, je m’aérais la tronche de mes problèmes quotidiens.
Je revis Gigi à sa demande. J’étais malheureux comme une pierre et elle me laissa espérer que quelque chose était de nouveau possible entre nous. Je m’engouffrai dans l’histoire avec tout mon cœur, ignorant qu’elle voyait un autre mec et, qu’entre eux, c’était sérieux. Pourtant nous avions fait le serment, le jour où l’un de nous trouverait le vrai bonheur, d’avoir le courage de l’annoncer à l’autre, lui signifiant ainsi que plus rien n’était possible. Quand je m’aperçus de la situation, fragilisé comme je l’étais, je pétai les plombs.
Je réagis de façon violente, mais pour moi, à l’époque, c’était tout ce qu’elle méritait. Attention, je l’ai secouée, point barre, je ne lui ai pas mis mon poing sur la bouche. Je ne l’avais pas vue depuis quinze mois, j’avais pensé à elle jour et nuit. Elle venait de me parler de mariage et de gosse, je devins dingue.
Il me fallut deux ans pour me relever de la supercherie.
Le constat était vite fait : ma vie sentimentale était un désastre, j’avais bien des petites aventures, histoire de ne pas finir pédé mais, depuis Gigi, le cœur n’y était plus.
Avec ma fille et sa mère, ce n’était pas plus brillant.
Le premier Noël après mon retour d’Allemagne, Chris consentit à entrebâiller la porte pour que je donne les cadeaux à ma petite fille. Au mois de mai, quand je repassai pour son anniversaire, il n’y avait personne au rendez-vous. Depuis, je ne compte plus les moments à leur parler derrière la porte close. La vengeance de Chris, c’est de m’empêcher de voir ma fille. Chaque visite, chaque contact était déchirant. Ma fille m’appelait Papa Charly… Je repartais toujours avec une brique dans la gorge et les yeux embués. Mais putain, même si ma fille est la plus belle chose que j’aie jamais faite, sa maman ne m’a jamais demandé mon avis. Y a pas besoin d’être sorti de Saint-Cyr pour se rendre compte qu’à l’époque, j’avais plus la poudre d’escampette que la fibre paternelle. Aujourd’hui, ma fille est une adolescente, à une période charnière de sa vie. Sa mère lui a dressé un tel tableau de son père qu’elle est persuadée que je suis une ordure. Depuis sa naissance, je ne l’ai vue que quarante et une fois – faites donc la division. Plus d’une fois, je fis le premier pas, mais je ne veux pas lui forcer la main. Ce que je sais, c’est que la vie ne dure pas indéfiniment et que l’on peut aimer les gens tant qu’ils sont là, que le temps ne se rattrape pas. Ma môme a pris le parti de « m’ignorer » et, comme je sais qu’elle me ressemble, ça peut durer longtemps. Mais je sais qu’un jour le contact finira par se nouer.
Le cœur gros, j’étais à point pour une tuile supplémentaire. Un jour de novembre 2000, je me rompis le tendon d’Achille. Je payais mes années à traîner la patte dans la rue, et l’habitude de la gréco-romaine et des tatanes dans les fions. Thug life, pas de sécu, pas de CMU, aucun statut. Les problèmes de santé avaient toujours été ma hantise, et voilà que j’étais dedans jusqu’au cou. Je fus opéré dans une clinique privée à 4 500 francs par jour, on me répara la cheville, mais j’y laissai un œil. À mon réveil, les mecs avaient bien bossé mais la douleur me faisait transpirer. Heureusement, je réussis à agrémenter mon quotidien. Je faisais piaule commune avec M. Krief, un vieux Juif plein de sagesse, avec qui je me marrais bien. Il n’en croyait pas ses yeux, l’ancêtre, devant mes amis « enfants de chœur » qui passaient m’apporter de la bouffe et de l’herbe. J’invitais aussi des donzelles à monter, que je tirais pendant qu’il prenait sa douche. Pour M. Krief, c’était mieux que la télé, j’appréciais bien le bonhomme, pas le genre à te faire la morale. Il avait dû sentir en moi une sensibilité, il soutenait que j’avais de la matière, des trucs à dire, et me poussait à écrire. S’il avait su le quart de la moitié, il aurait peut-être exigé de changer de piaule.
Après deux semaines de ce traitement, je me retrouvai sur le boulevard, la jambe dans le plâtre, essoré d’oseille. L’opération et la piaule m’avaient coûté 45 000 balles, c’était l’hôtel le plus cher où j’aie jamais dormi. Mon trésor de guerre avait fondu et, dans mon corps de métier, y avait pas d’Assedic, fallait travailler plus pour gagner plus. Vivre sans domicile fixe, même de luxe, c’était minimum cinquante sacs par jour. À l’époque, un hôtel correct prenait 250, 300 francs la nuit et, pour claper autre chose que des sandwichs grecs, il fallait encore 100 balles. Alors je repartis au chagrin direct et en béquilles, s’il vous plaît. Malgré moi, je lançai une mode parmi les dealers de la rue d’Aubervilliers. Deux jours après avoir rouvert la boutique, plusieurs crétins se baladaient en béquilles, espérant ainsi ne pas attirer l’attention des civils du quartier. Putain, c’était un asile de fous à ciel ouvert.
J’abandonnai momentanément les hôtels borgnes pour emménager chez un camarade qui perchait au sixième sans ascenseur. Je réfléchissais longuement avant de descendre, vérifiant bien que je n’avais rien oublié.
Je portai un plâtre pendant quatre mois et demi et, un matin, à bout, je me rendis chez Bricorama acheter un sécateur. Je le découpai moi-même, n’ayant aucune envie de payer une visite supplémentaire. Faute de temps, j’envoyai chier la rééducation et je me concoctai un programme maison. Tous les jours, je montais courir aux Buttes-Chaumont, une heure de footing fractionné, pour mincir et muscler ma guibole.