Ton meilleur pote,
 c’est ta fourchette

Au mois de juin, à la fin de la cinquième, on me pria de faire mon sac, direction le centre technique éducatif – destination obligée de toutes les fortes têtes, fouteurs de merde, voleurs, délinquants, incendiaires et autres maniaques de la branlette. Pour moi, c’était une suite logique, je m’y attendais un peu. Ça ne m’impressionna pas plus que ça, j’étais tellement content de me tirer, je serais allé dans un zoo s’il avait fallu.

Je fus exaucé.

Nous partîmes en voiture, drivés par la directrice de l’établissement. Au long des cent vingt bornes du voyage, dans sa 4L, je collais mon visage à la fenêtre, moitié pour qu’elle ne m’adresse pas la parole, moitié pour m’en mettre plein les mirettes, comme toujours pendant les trajets. Je me rappelle que la radio diffusait mon émission favorite, les « Histoires extraordinaires » de Pierre Bellemare.

On m’avait prévenu : « Tu vas à Chambéry ! » Ça sonnait toujours à mes oreilles comme un coin perdu, mais au moins c’était une ville. Mon cul, ouais ! Je me retrouvai dans le trou de balle de la Savoie, à Saint-Pierre-d’Albigny. Un bled encore plus petit que Grézieu-la-Varenne, cinq cents habitants dont cent cinquante pensionnaires du CTE.

J’arrivai en fin d’aprèm devant La Belle Étoile, une grande bâtisse grise, perchée au-dessus du village et riante comme le château de Dracula. Cette maison était gérée par la Ddass, parmi d’autres centres La Belle Étoile dans la région. Les mômes placés là débarquaient de toute la France, il y avait des Ch’tis avec leur accent épais, des mecs de Marseille, des Parigots, des pécores, mastards qui pesaient quatre-vingt-dix kilos à l’âge de quinze ans, et des débiles légers. Il y avait aussi des braves mômes en manque de repères, mélangés sans discernement avec des terreurs placées là sur décision de justice. À l’intérieur, c’était le saint des saints, une véritable prépa pour maison d’arrêt. Tout ce que tu ne pouvais défendre avec tes poings n’était plus à toi, des bagarres éclataient dès le petit déjeuner, des mecs se mutilaient les avant-bras à coups de cutter. Les éducs étaient tous ceinture noire de quelque chose et faisaient régner la discipline à coups de poing dans la gueule. Fait avéré : le directeur et ses adjoints étaient tous des témoins de Jéhovah.

Quand j’arrivai là, c’était déjà la fin de l’année, le gros des pensionnaires était parti et je passai l’été avec les derniers des cramés, ceux qui étaient assignés au CTE. Finalement, ce ne fut pas une mauvaise chose, le petit nombre des pensionnaires aidant, je gagnai facilement ma place. Même le plus enragé n’a pas envie de se friter tous les jours : je me chamaillais deux ou trois fois, et tout roulait. Au mois de septembre, j’avais eu le temps de m’acoquiner avec les plus durs. C’était tout bon pour mon papelard officieux, mais pas terrible pour mon dossier officiel. Foutu pour foutu, je préférais de loin avoir une réput’ dans la cour.

Après un vague test de niveau, je fus dirigé section cuisine. Humm ? Il ne devait plus y avoir de place en philo. Mais pour une fois, j’étais content, j’avais toujours été attiré par la cuisine, surtout depuis que j’avais vu une émission sur Bocuse à la télé. Le CTE me trouva une place de commis à l’Arlequin, un resto de Montmélian situé près de Saint-Pierre-d’Albigny. Je m’y présentai accompagné par un éducateur et, sitôt qu’il se barra, les masques tombèrent. C’était l’Alabama dans les années soixante, une bande d’enfoirés de racistes comme je n’en avais encore jamais rencontré. Ils me foutaient à la plonge où je devais nettoyer des gamelles plus grandes que moi, éplucher des tonnes de légumes, et jamais ils ne m’apprenaient le moindre truc.

Le chef, un parano qui élevait deux putains de bergers allemands dans la cour, me rebattait les oreilles avec des maximes toutes faites qu’on trouve imprimées dans les livres de cuisine : « Même quand le chef a tort, il a toujours raison », etc. Vous voyez le genre ? Sa vanne favorite, c’était de comparer ses gratins avec ma couleur de peau. Moi, j’étais super-déçu, j’ai fini par comprendre qu’ils avaient l’habitude d’engager des apprentis pour en faire leurs esclaves, j’ai tenu deux mois avant de les envoyer se faire taper.

Rebelote, on me proposa un autre stage, en métallurgie cette fois. Vu comme ça, ça me bottait bien, on nous avait promis de nous embaucher sur le chantier des J.O. d’Albertville. Et, pour les plus méritants d’entre nous (baratin oblige), qu’on irait en Arabie Saoudite sur les puits de pétrole avec Red Adair. Je n’accrochai pas non plus. Dommage, j’aurais pu apprendre un métier, quelques très bons perceurs de coffres sont sortis de cette école.

Pour finir, je ferais toutes les classes, menuiserie, plomberie, mécanique, maçonnerie. Allez savoir pourquoi, aucune ne trouvait grâce à mes yeux. Ils auraient mieux fait de nous occuper à des trucs intellos plutôt que manuels, rien que par sécurité. Lorsqu’une bagarre éclatait dans un atelier, il aurait mieux valu prendre dans la gueule un cahier qu’un coup de pince à décoffrer.

Les seuls cours dont j’ai véritablement profité, c’étaient ceux que donnaient les éducs : lutte gréco-romaine et boxe anglaise. Grâce à eux, nous qui montrions déjà un certain talent sommes devenus de bons petits bagarreurs. Ils étaient quand même dingues de nous former comme ça, on n’était pas assez cinglés ?

Avec la réserve d’apprentis ouvriers à son entière disposition, le directeur se fit la belle sur notre dos. On dut retaper à l’œil les maisons des éducs et de leurs potes. La main-d’œuvre était gratuite et des générations de pensionnaires se succédèrent pour trimer sur leurs baraques. Payés en tartes à la pomme, à la quetsche, mais jamais à l’oseille.

Rapidement, au CTE, tout le monde apprenait à se connaître. À cause de mon histoire, certains mecs m’avaient surnommé « le fils à Landru ». Les embrouilles ne se réglaient pas qu’au poing, il fallait aussi s’initier à la langue au vitriol. Aucune vanne n’était jamais trop méchante. Le soir, dans les dortoirs, y avait toujours quelques dégénérés pour malmener les plus faiblards. Une bite dans le cul, c’est pas juste un acte sexuel mais une domination. Conseil aux arrivants : avec cinquante mecs pleins de sève par dortoir, ton meilleur pote, c’est ta fourchette.

Les grands m’avaient à la bonne, j’étais vaillant et, déjà, quelqu’un de réfléchi. Je ne me défilais jamais pour une bagarre, parfois je gagnais, parfois je me faisais marave ; le métier rentrait. De temps en temps, quand on était trop chaudards, on nous envoyait à Saint-Jean, une annexe pour récalcitrants où tu scies des parpaings, où tu coupes du métal à la hache pendant quinze jours, histoire de te calmer. J’y séjournerais deux fois.

À Saint-Pierre, au village, c’était la ségrégation. Quand on y descendait, les villageois nous regardaient comme des Huns, les volets claquaient, on planquait les filles. Nous, pour les remercier de leur accueil chaleureux, on chouravait tout ce qui n’était pas vissé au sol.

Au beau milieu de l’année tomba une nouvelle dont je me serais bien passé. Mon père était sorti en perm’ et demandait à nous voir. Je fis savoir que je refusais d’y aller, mais on me força la main et un éduc m’accompagna en train jusqu’à Paris. J’étais content de revoir mes frangins et frangine. On retrouva mon père à Neuilly, aux Sablons. Dans l’immense appartement de mon parrain Oberkampf, mon dab s’imaginait encore père de famille. Pas un mot sur ma mère, cet enfoiré se pavanait devant nous, en demandant si l’école se passait bien. Toute la fratrie répondait, hypnotisée, comme si jamais rien ne s’était passé. En gratouillant un peu, c’était pas aussi simplet.

Je serrai les chicots pendant deux jours, avant de repartir avec la haine au ventre, et la certitude que j’aurais le cran de le tuer. Encore aujourd’hui, avec mes frères et sœur, je suis le seul à parler ouvertement du meurtre de ma mère. Certains ne l’évoquent que du bout des lèvres, les autres l’ont carrément occulté. Mais je n’en veux à personne, on a tous salement morflé et chacun a fait face comme il le pouvait.

 

Du CTE, je n’apprendrais ni ne retiendrais rien. J’avais dix-sept piges et j’étais bouillant comme une cafetière, il était plus que temps de voir du pays. Cette année-là allait marquer le début de mes aventures parisiennes et changer mon destin. Je commençai par des fuites vers Chambéry, d’où je revins entre deux gendarmes, mais pas mécontent du voyage. Pendant les petites vacances, je passai vingt-quatre heures chez ma grand-mère et je fraudai le train à Lyon-Perrache pour monter à la capitale, où j’arrivai avec 20 balles en poche. Pour bouffer, c’était pas dur, je faisais buffet dans les supermarchés. Pour dormir, tant qu’il faisait froid, comme je paraissais plus vieux que mon âge, j’allais au foyer pour SDF, quai de la Râpée. Là, mieux valait quand même prendre une tête de raclure et essayer de mal vibrer mais, globalement, les nuits étaient calmes et le petit déj’ offert.

Quand tu viens de la Ddass, ce sont presque des nuits comme les autres.

Je traînais les rues à m’en faire mal aux panards, je ne connaissais plus personne, mais, de mémoire, je me dirigeais vers Châtelet-les-Halles ou le Trocadéro, comme un gosse dans les allées d’un magasin de bonbons. Au Troca, y avait des sapeurs congolais qui zonaient, et tous les danseurs de Paris étaient branchés funk et jazz. Il y avait aussi les fils de famille africains du seizième qui s’étaient déjà rendus aux USA et en avaient rapporté des pas de danse, de la sape et pas mal d’arrogance. J’en dépouillerais quelques-uns plus tard, avec le sens du devoir accompli, leurs pères mettant autant d’ardeur à racketter leur pays que moi leurs fils. Je pratiquais la redistribution.

Mais pour l’heure, c’était l’état de grâce, ça me faisait du bien de voir des Noirs, de m’immerger parmi eux, c’était dur d’être toujours le seul môme noir du village. À Paris, on ne se serrait plus la louche comme avant, maintenant tu commençais à midi, et à midi dix tu y étais encore. Les USA étaient passés par là. À force de rôder, je fis des connaissances, à Garges/Sarcelles : Marc a.k.a Rude Lion, Kenzy déjà en chemise blanche, Chico, Mo, la famille B. Tous ces mecs allaient devenir des figures dans le milieu de la musique. Kenzy avec le Secteur A, Chico avec Doc Gyneco… Il y avait aussi Brahim et gros Lolo, qui était maigre à cette époque. Noël et Enrique de Sarcelles, deux des meilleurs breakers de Paris. Gabin, futur danseur des Aktuels Forces. Avec eux, on allait à Saint-Denis voir Lionel D., et Didier Morville, qui deviendrait une grande gueule du groupe NTM. Je rencontrai aussi plusieurs garçons qui allaient compter dans ma vie : Boni, Fly D., Yves, Joff, Djibi, Zimako… Nous nous regroupions par affinités, on avait vite fini par se repérer à guincher dans les mêmes soirées et à rôder dans les mêmes rues. Chaque fois que je revenais à Paris, je tombais sur les mêmes lascars qui passaient leur vie dehors ; on prenait l’habitude de marauder ensemble. À cette époque, banlieusards et mecs de Paris n’étaient pas encore lerche à s’aventurer loin de chez eux. Mais ceux qui avaient du pif, un chouia plus de vista que les autres, et la soif du mal, sentaient bien qu’il se passait quelque chose de spécial dans la rue. Une onde de choc avait traversé l’océan Atlantique, elle portait un nom bizarre, deux onomatopées : hip-hop. Nous étions pile le cœur de la cible. Les B. Boys du Bronx River Project avaient une dégaine infernale et dansaient comme des dieux. Pour s’identifier, il n’y avait pas à chercher très loin, des jeunes Noirs dans la rue avec l’envie de tout bouffer, on plongeait dedans tête la première. On se réunissait, on se croisait, d’autres amis nous rejoignaient. À Paris, il y avait plusieurs lieux de rencontre, et comme on ne se voyait ni au bistrot ni dans des apparts, on passait le plus clair de notre temps dans la rue.

Un des endroits obligés de l’époque, c’était la salle de danse de Paco Rabanne à Colonel-Fabien. Il la mettait à disposition de tout ce que Paris comptait de danseurs de rue. Peu de gens le savent, mais il a fait beaucoup pour le hip-hop à ses débuts. Paco était fan de danse et il avait toujours un billet dans la poche pour qu’on aille s’acheter des sandwichs. On le grattait, un peu, mais nous restions toujours corrects avec lui. Certains avaient bien dû se laisser caresser un chouia et plus, contre une paire de baskets, mais enfin, disons que c’était prescrit. C’est à la salle de Paco Rabanne que Lionel D. nous baptisa les « Requins vicieux ». On avait tellement la dalle que ça s’imposait, le nom sonnait trop bien, on l’a adopté.

 

Je passai ma dernière année de CTE à La Belle Étoile d’Albertville. C’était déjà mieux, il y avait des bistrots et même un Love Burger. Sur la tête, je portais une crête comme Angelo, le chanteur des Fishbones. J’appris à faire du ski, et laissez-moi vous dire qu’à l’époque, ça se bousculait pas, les bronzés, sur les pistes. Je fis la connaissance d’Edgar Grospiron, il avait dix-sept ans et était déjà champion d’Europe – mais je doute qu’il se souvienne de ma gueule. Cette année-là, on était un peu plus libre, ça sentait la fin de cycle. Les éducs n’osaient plus trop nous faire chier, ils savaient très bien que, libérés de la perspective de les revoir l’année d’après, certains pourraient nourrir des idées de vengeance.

Malgré la révolte qui m’étreignait, j’avais quand même conscience que quelque chose n’allait pas. J’avais dix-sept ans et j’étais complètement jeté, je venais de me taper plus de huit années à la Ddass et trois d’apprentissage d’un boulot de merde que je n’exercerais jamais, et après ? Je ne comprenais pas pourquoi, depuis que j’étais môme, c’était la guerre. Dans toutes les institutions où j’avais passé mon enfance, j’avais été traité en coupable ; mon seul crime, à l’époque, c’était d’avoir vu ma famille exploser en vol à cause d’un père assassin. Au mois de juin, je me rasai la boule, et déclarai que je ne reviendrais jamais. À sept mois de la majorité, fouteur de merde hors catégorie, personne ne me retint. Bye bye le CTE, j’arpentai le pavé avec mon baluchon et une immense revanche à prendre, laissant derrière moi huit années de ma vie.

C’était le début des vacances, autant aller me faire dorloter chez ma grand-mère. À Lyon, je me tins peinard pendant un mois ou deux, mais le besoin de carbure se faisant sentir, je repartis au charbon. Vol simple, vol par ruse, vol à l’étalage, vol à la roulotte… Faites votre choix, je pratiquais tout. Je commençai à arracher les putes, place du Pont et place Bellecourt, mais ce genre de conneries ne dure qu’un temps. Le milieu était assez puissant à Lyon et j’aurais pu me retrouver dans un coffre de bagnole, alors je me suis rabattu sur les civils. Je courais très vite et ma bonne connaissance du tissu urbain me permettait chaque fois de prendre le large. Le Vieux-Lyon est un labyrinthe de ruelles, idéal pour les mauvais coups. Ça marchait bien quelque temps. Puis, un jour, à cause de ma radinerie légendaire, je me fis crever. Je ne voulais pas cacher mon butin chez nous, de peur que mes frères ne me le barbotte. Alors je laissais tout dans une consigne à la gare de Perrache, où je rôdais souvent – comme tous les malandrins, les gares me serviraient de base arrière. Mais, un matin, je me fis serrer flagrante delicto pour vol à l’étalage dans la galerie marchande de la gare ; ma ganache étant un peu cramée dans le secteur, les perdreaux ne mirent pas longtemps à renifler ma planque, bingo ! J’étais mineur, c’est ma grand-mère et mon oncle John qui vinrent me chercher.

Je me sentais complètement minable, la garde à vue, je n’en avais rien à branler, mais ça me faisait vraiment mal que ma grand-mère me voie là. Elle avait déjà un parloir à la prison Saint-Paul où séjournait Jack, mon frère aîné, sous mandat de dépôt pour proxénétisme. Cette fois, les gendarmes me laissèrent sortir avec une convocation et la Ddass me proposa une place dans un foyer de jeunes majeurs travailleurs à Bron. Je n’étais pas majeur, condition sine qua non pour accéder à ce genre d’endroit, mais de toute façon je comptais bien m’arracher avant que quelqu’un ne se la raconte. Par contre, j’étais travailleur : contrairement à ce que pensent les gens, les voleurs se lèvent tôt. Quand ils doivent voler, je veux dire, quand ils doivent vraiment voler, pour bouffer.

Alors le matin, je décarrais à huit heures, direction le centre ville. Je m’étais fait pote avec une petite équipe, avec laquelle je dansais le smurf, et l’aprèm, je chouravais tout ce que je pouvais. Je laissai les beaux jours filer tout en sachant qu’il n’y avait pas d’avenir à Lyon pour mézigue. Alors un matin, impulsif comme toujours, j’attrapai le taureau par les couilles et sautai dans un train Corail. Ciao le Rhône, et sans rancune. Je rentrais à la maison.