Le taulier du coffio

Quinze jours après mon arrivée, j’étais enfin auditionné et, devinez quoi… le juge C., cette fois, se révéla une enflure de première. La gueule du vautour dans Strange, lorgnons en cul de bouteilles, il me désignait du doigt et parlait de moi sans me reluquer. Les condés avaient retrouvé les affaires de la victime dans une consigne à la gare de l’Est, et tous les autres s’étaient fait péter. Jérôme et sa bouille d’ange, Dédé qui grelottait avec ses petits frères dans leur appart de Barbès, Mo depuis le CJD, tous prenaient leurs responsabilités et me disculpaient. Mais de son point de vue, si mes potes me sortaient du lot, c’est qu’il y avait anguille sous roche. Le juge C. en profita pour me tailler un costard de chef beaucoup trop grand, il allait signer trois mandats de dépôt consécutifs pour vol avec violence et me garder sous sa savate quinze mois sur son unique et intime conviction. Pendant ce temps-là, mon géniteur avait reçu une lettre qui aurait pu me faire couper à la préventive : j’étais appelé sous les drapeaux. Mais, soucieux de mon suivi carcéral, il n’a jamais signifié à l’armée française où je me trouvais. Pupille de la nation, j’avais toutes les circonstances atténuantes du monde. Grâce ou à cause de la justice et de ses corbacs bienveillants, j’étais révolté, comme seuls des séjours en prison peuvent te rendre, et j’allais faire des rencontres qui verrouilleraient mon esprit en mode criminel. S’il y avait eu la moindre chance que je prenne un chemin différent, elle venait de partir aux chiottes.

Je moisis aux arrivants le temps réglementaire, puis l’on m’assigna une celoche en double avec un bon bougre ; ce n’était pas la plus mauvaise chose qui pouvait m’arriver. José et moi, ça colla tout de suite. Antillais « type » de trente-six ans, coupe afro, chemise collante, il aimait les braquages, les gonzesses, la biguine (ancêtre du zouk) et tirait une peine de six piges. Un braqueur spécialiste des postes, qui faisait aussi le proxo à ses heures perdues. José allait me goupiller avec beaucoup de monde et m’affranchir sur tout ce que je ne savais pas (c’est-à-dire beaucoup) de la réalité du crime. Je lui expliquai mon cas, il compris vite que j’étais innocent. Je commençai à frayer avec lui et ses potes. Les braqueurs au placard, c’est l’aristocratie. Au CJD, cette distinction ne se faisait pas encore, tout le monde s’en branlait. L’échelle des valeurs se dépeint à peu près de la façon suivante (les braqueurs de fourrure et d’autres mœurs ne sont pas représentés, car c’est la lie de l’humanité).

Au plus bas, les clandestins, les agressions et les vols simples.

Ensuite, la drogue, mais les dealers n’avaient pas encore le prestige dont ils jouissent maintenant.

Les julots à l’ancienne avaient encore un certain crédit.

Les braqueurs étaient et restent les vedettes de la détention avec, évidemment, un échelonnage selon l’importance des affaires.

Les sueurs de chênes et meurtriers, hors normes, formaient une caste à part et ne rentraient dans aucune catégorie.

Les tueurs de flics, c’étaient le summum, y compris dans les emmerdes et les représailles.

Le haut du panier avait des privilèges, il bectait mieux et ne faisait pas la queue au sport. Moi qui arrivais du CJD, je ne connaissais pas tout ça. Au CJD, si tu voulais bouffer mieux, tu arrachais quelqu’un. Par contre, là aussi, il y avait des clans, des alliés et des traîtres. Les mecs m’eurent vite à la bonne, j’étais vaillant, j’aimais le sport, et comme à chaque fois en « abbaye » je me démerdais. J’ai toujours créé des relations de cette façon. Je tapais la balle avec des anciens du CJD, je retrouvais plein de mecs que je connaissais dehors. Un jour, au foot, je me pris la tête avec un Corsico de quarante piges pour un centre mal négocié. Des raclos me mirent en garde : « T’es dingue, tu cherches des noises à ce mec, c’est une tête de série, de la vermine ! »

Moi, de tout ça je m’en foutais, j’avais dix-neuf ans, j’étais gaulé comme un Mikado, mais j’étais chaud comme la braise. Dehors, je mettais des mastards à l’amende, alors je m’en battais les roustons de qui était qui. J’ai jamais marché aux papelards. Les choses finirent par se calmer et je m’aperçus que, finalement, c’était moins chaud que le CJD. Les vieux me cassaient les burnes, les gonzes tournaient en rond dans la cour. Moi, j’avais vu Midnight Express, alors je refusais les loopings, on me prenait pour un dingue. Les mecs ne faisaient que bavasser et se prendre le chiro. Ma femme ceci, mes potes cela, y a que des mythos au placard. Et moi, j’étais toujours aussi insolent.

José et moi, on commença à jacter de nos affaires, je lui racontai mon turbin et comment j’opérais. Incrédule, il me dit :

« Mais si tu tombes sur un balaise ou un chaudard ?

— Ben, c’est simple, je lui demande l’heure et quand il baisse la tête, il prend un marron ou un coup de plafond. Au réveil, il n’a plus ni ses Weston ni son Chevignon.

— Mais tu ne fais pas une thune avec ça ! »

Je lui expliquai le barème : une belle paire de pompes Weston ou Church, je les tirais en quarante secondes, je les revendais deux cents sacs (300 euros actuels) ; un Perfecto neuf, trois cents sacs (450 euros) ; une canadienne en cuir Chevignon, quatre cents sacs (600 euros). Je faisais ça en stakhanoviste, toute la semaine je trimais et le vendredi soir je passais au Globo dépouiller les dépouilleurs. Ils ne portaient pas plainte, eux. Je me pointais et les mettais en rang pour l’inspection.

« Toi, t’as trois blousons, tu m’en files deux. Si t’es pas jouasse, tu me files les trois. »

« Toi, tu me files tes pompes, et si tu veux pas rentrer en coton, tu prends celles de ton pote. »

Ne croyez pas que c’était le courage ou même l’inconscience qui me faisait agir ainsi, c’était la peur. Si j’avais les foies, j’étais intouchable. Toutes les fois où je me suis fait masser, ce fut par excès de confiance.

José, pas convaincu, me dit : « Ouais, bof, trucs de branleur ! »

Il me fit aussi la leçon sur les bagarres entre bandes et m’enfonça dans la tête la première leçon des voleurs : « Si ça ne rapporte pas de pognon, pas la peine de se dandiner. »

Je remercie l’administration pénitentiaire d’avoir eu la riche idée de m’enfermer avec un malfaiteur de métier, son enseignement fit grandir en moi une vocation qui ne demandait qu’à éclore. José allait devenir mon tuteur et me léguer toute son expérience : l’attitude, la force du regard, la connaissance de l’environnement. On jactait tous les jours et je buvais ses paroles. « Ne braque jamais à la tête, ça, c’est bon pour le cinéma et quelqu’un risque de te toper depuis la rue, fixe le mec dans les yeux et braque-le au bide, parle calmement mais fort, et choisis des mots qui font peur. Évite de t’équiper avec des fous dingues, un braquage passe encore, mais avec un macchabée sur les bras, on te recherche à vie. »

Régulièrement, je retournais voir mon pote, le juge C. Un jour, à ma grande surprise, il m’annonça qu’il venait de remettre Mo en liberté (c’était quand même lui et les autres les responsables sur ce coup-là !) parce qu’il était primaire et « bon » élève de première S, et qu’il ne voulait pas compromettre son avenir. Quant à moi, bac moins cinq, vu que j’étais (soi-disant) récidiviste et qu’il ne me sentait pas du tout, il préférait me garder à la disposition de la justice. Là, je devins louf, je me mis à hurler, et mon avocate commise d’office en chia presque dans son ben.

« Vous voyez pas que vous êtes en train de gâcher ma vie. Ça fait huit mois que vous renouvelez mon mandat pour rien du tout, j’ai dix-neuf ans et presque deux ans de prison, même les matons me demandent ce que je fous là. »

Je finis par l’insulter, les cognes se jetèrent sur moi, mais je n’en avais rien à branler. Je retournai à Fleury avec un nouveau mandat de dépôt. Dans le fourgon qui me ramenait, je me fis le serment de ne jamais travailler de ma vie. Fini aussi les agressions à deux balles : quand je sortirais, je me ferais braqueur à cent pour cent.

La mère de Mo fulminait contre moi, persuadée que j’avais entraîné son rejeton dans la merde. Si elle avait su que son garçon avait des dons pour y nager tout seul ! Il réussit tout de même à la convaincre qu’il était assez grand pour aligner ses conneries tout seul. Alors, émue par mon sort, elle finirait par m’envoyer un mandat de 500 francs, une somme plus qu’honnête pour cantiner à l’époque ! Pour ça, je lui garde ma gratitude éternelle.

En promenade, je mis les bouchées doubles, j’ouvrais les bigorneaux et les esgourdes et je prenais des leçons auprès de tous les gens compétents. C’était un amphi, avec un cours magistral de trictrac et des UV sur le milieu, toute la journée. Je prenais de la graine auprès de Tama, un des rares Jamaïcains en France, hyperactif du braquage, très respecté au D2. J’écoutais José, qui avait appartenu aux premières équipes à séquestrer des familles, me raconter la procédure.

« Tu te présentes au domicile d’un bijoutier ou d’un commerçant, tous les métiers avec du liquide, et du sale de préférence ; tu saucissonnes la famille, si vraiment le mec renâcle à ouvrir son coffre, tu fous une escalope aller et retour à sa bourgeoise. En général, c’est du velours. »

J’étais un peu choqué par la séquestration, mais José me dit : « Coco, pas d’omelette sans casser des œufs, alors évite de prendre des risques. Un Indien averti en vaut deux, ou alors tu braques à l’ancienne, cagoule et calibre. Si tu veux le coffio, cherche le taulier. »

En septembre 1986, une nouvelle faisait grand bruit dans les cours de toutes les taules de France. L’administration pénitentiaire avait expérimenté la télévision à la prison de Strasbourg, et l’autorisation allait être étendue à toute la France. Pour les civils, cela ne semblait rien, mais pour nous c’était une avancée énorme. Avant cela, il y avait le cinéma, une fois par mois dans le gymnase de la prison. Depuis que Mitterrand était au pouvoir, la vie en prison changeait doucement. Début 1980, on portait encore le droguet dans certains établissements. Sur France Inter, à la radio du mur, des connards d’intervenants s’étaient émus qu’avec la téloche les détenus auraient moins de contacts humains et que certains ne voudraient plus descendre en promenade. Tout Fleury s’était mis à gueuler comme un seul homme.

« Bande de sales fiottes, nous, on veut la téloche ! »

La télé arriva en même temps que la cinq de Berlusconi, ce fut de la folie. J’attrapais la trique en regardant la pub DIM, je matais les gonzesses en minijupes et collais mon pif sur la téloche pour reluquer en dessous. Des semi-remorques de postes Radiola portables faisaient des rotations sur le parking tous les jours de la semaine. L’A.P., qui ne perdait jamais le nord, nous la louait 64 francs par semaine (faites le calcul) et, quand tu étais libéré, tu ne partais pas avec.

Au bout d’un an, avec José, on décida de changer de céloche, on s’appréciait toujours, mais on commençait à se frictionner un peu, j’en avais marre du zouk et des problèmes avec ses mômes. J’avais dix-neuf ans et jamais une visite, alors pour rester pote on préféra se séparer. Je me retrouvai au point de départ, seul en cellule. La taule, c’est pour personne, on devient des bestiaux. Je me tirais sur l’élastique plusieurs fois par jour, une vieille habitude que j’avais contractée à la Ddass, ça me fatiguait et m’aidait à pioncer, le temps passait plus vite. Les périodes où, faute d’oseille, je n’avais plus la télé, je m’arrangeais avec mon voisin pour qu’il dirige son poste du bon côté, net par un trou dans le mur, je me branlais en lorgnant les séries hot sur la cinq. L’A.P. n’a pas autorisé la télévision par bonté d’âme, elle savait que ça calmait les gus et que ça rapportait des tonnes de pognon.

Je passai mon premier Noël au placard, ça ne me fit ni chaud ni froid, au point où j’en étais. Et puis Noël, c’est juste une arnaque inventée par Coca Cola pour que les cons gavent leurs abrutis de mômes.

On me changea de cellule pour cohabiter avec un Congolais qui chantait toute la journée, Zaiko Langa Langa, Papa Wemba, il ne la fermait jamais, et il chiait pendant que je bouffais, si bien que ça tourna au vinaigre en deux coups les gros. Un pote me prêta une radio et je passai à l’offensive, M’tume, Bb and Q Band, Alexander O’Neil, dès qu’il gazouillait, je lui balançais la funk du Globo dans les naseaux. Il essayait de rester stoïque, mais comme il n’avait pas d’alcalines dans le cul, il perdait vite son sang-froid.

« Tu baisses ton poste ou je le marbre. »

Humm, j’adorais, moi, c’était juste mon genre de situation.

« Casse-le, mec, mais on fait de l’anglaise tous les deux et tu n’es pas du tout sûr de gagner. La frustration que j’ai accumulée en douze mois, tu vas la prendre dans la tronche. Un conseil, demain, demande à changer de crèche, dis que tu me blaires pas. »

Le lendemain, il était parti. Je respirais mieux, mais la cohabitation entre détenus n’est pas la seule nuisance dans ce genre d’endroit. Un maton zélé, à lui seul, peut faire de ta vie un enfer. Parce que je crapahutais en marcel et que le règlement l’interdisait, un connard me tomba dessus un beau jour ; très vite, le ton monta, il me poussa dans ma cellule pour essayer de m’impressionner, mais il était tombé sur le mauvais bougre. Mes deux paluches sur sa poitrine, je le repoussai hors de chez moi et, prudemment, il préféra battre en retraite. Sur le moment, cela fit du bien à mon orgueil, mais je connaissais trop ce genre d’endroit pour ignorer ce qui allait arriver. Le maton, comme le poulet, pratique la vengeance en sport d’équipe. Ils ne reviennent jamais seuls, et c’est toi qui sers de ballon. Quand la porte se rouvrit, ils étaient cinq avec les mirettes qui leur sortaient de la tête. Je me fis piétiner. Mais croyez-moi, je ne me rendis pas sans combattre. Au cirque du prétoire, le tribunal interne des prisons, je pris quinze jours de mitard dans les chicots, avec départ immédiat. On me passa les chaînettes aux mains et aux pieds, façon Hannibal Lecter, et je partis entre trois matons.

Le mois suivant, je repassai devant le juge C., qui m’informa de la date de mon procès. Dans son bureau, je ne répondis rien car je refusais désormais de lui adresser la parole ; il laissa pisser et ne chercha pas l’outrage, je pense que ça l’arrangeait aussi. Et c’est en innocent, seul sur le banc, que j’assistai à mon premier procès en correctionnelle, pour une agression commise en groupe et dont tous les auteurs étaient assis dans le public. Je n’étais pas inquiet, même les bricards pensaient que j’allais sortir à la barre. Mais, quand le procureur fit son entrée, le duvet de mes avant-bras se dressa. Heureusement qu’il n’était pas physionomiste : je l’avais agressé rue de Passy quelques mois avant. Dans l’assistance, les Requins étaient au grand complet, sapés comme des milords, Weston en croco, chasse, golf deux tons, pulls en cachemire, manteaux en poils de chameau, gabardines en cuir. C’est quand le procureur les retapissa qu’il devint mauvais.

Pensez, il les avait déjà tous envoyés au CJD pour leurs dix-sept piges, on était en 1986, et ces mecs avaient des tatanes qui coûtaient un Smic. Mon baveux d’office faisait ce qu’elle pouvait, mais le juge se déchaînait et en profitait pour me tailler un costard d’ennemi public.

« Je connais ces gens, ce sont des dangers pour la société, ne vous laissez pas abuser par leur jeune âge, pour M. M’Bous, je demande dix-huit mois comme peine exemplaire. »

Au retour du délibéré, à ma grande surprise, la cour ne le suivit pas, je pris quinze mois. Dans la salle, mes loufiots me firent coucou ; il me restait trois mois à tirer, le temps passe toujours plus vite avec une date en ligne de mire.

Un matin de janvier, rebelote, quai de la gare de Sainte-Geneviève-des-Bois, mon baluchon dans une main et ma bite dans l’autre. Ma première nuit de liberté, je la passai chez des copines qui avaient pigeonné un mec au Kremlin-Bicêtre : il leur avait laissé son appart, et tout le monde squattait dedans. Je discutai jusqu’au matin avec mon pote José Tavares et Daouda, un petit Sénégalais aux yeux de Chinois. Ce mec, bon boxeur, super-vaillant, mourrait pendant que je serais de nouveau au placard, en recevant un contrepoids de grue sur la tronche.

À l’aube, alors que nous venions de nous endormir, la lourde a explosé et l’appart s’est aussitôt rempli de roussins, ça a été un boxon monstre. Un mec de chez nous ne trouva pas de meilleure idée que de sortir un calibre et de tirer une cartouche ; on faillit tous y passer. Les gendarmes répliquèrent, un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort. Putain ! Je sortais de quinze mois de calèche et, à mon premier réveil, c’étaient les flics qui m’apportaient le petit déj’.

Ce jour-là, je fis partie de ceux qui purent calter par le balcon du premier étage.