Pepito, mi corazon

Libéré, je pointai ma fraise à Montreuil, mon domicile fixe. Faut dire que mon adresse principale, à cette époque, c’était plutôt Fleury-Mérogis. Avec presque deux ans de ballon coup sur coup, je n’étais pas encore usé, j’étais devenu fataliste.

Mon daron était d’accord pour que je revienne mais la situation s’était durcie, un de mes oncles dormait dans mon plumard et lui, contrairement à moi, avait la permission de ramener des poulettes ; on allait droit au conflit. Mon daron me jetait tous les matins à sept heures et demie pour aller chercher du taf. À huit heures et demie, le premier merlu à la porte de l’ANPE de la Croix-de-Chavaux, c’était moi, sans conviction. Mon bilan de compétence était désastreux et, de toute façon, même pour les boulots de merde que l’on me proposait, j’étais chaque fois trop jeune ou trop inexpérimenté. Pour foutre la merde, je me dis : « Ok, si je ne bosse pas, personne ne bosse. » Et j’arrachais toutes les fiches du présentoir. Voilà ma conception d’une matinée bien remplie. Humour. Vous connaissez mon côté fouteur de merde. Pourtant, j’étais habité par une motivation toute neuve, je venais de rencontrer la fille qui serait le premier grand amour de ma vie, Mademoiselle Pépito.

Jusque-là, les gonzesses, je m’en tenais plutôt éloigné, je préférais la boxe et la lutte. Alors avec elle à mon bras, il me venait des idées de cave, genre bosser et nous prendre un petit studio. Je me présentai au suivi social de l’administration pénitentiaire, que je vous recommande si vous voulez vous noyer dans un puits d’incompétence. Ils me firent tellement d’embrouilles que je finis par tirer un trait sur mon pécule. À la baraque, ça devenait invivable. Il fallait que je sois rentré pour vingt heures, et si je me pointais en retard j’étais bon pour une nuit à la lourde. Mon géniteur avait mis un cadenas à la porte de la cuisine et il y avait des heures pour becter. Je trouvai la combine qui mettait mon pater en rage : le centre commercial de Montreuil était à côté, tous les jours je chouravais des paëllas géantes et des couscous royaux pour cinq personnes que je clapais peinard à l’heure qui me convenait ; on se trouva vite à deux doigts de se mettre sur la gueule. Ma détermination avait changé, j’avais vu du pays, il sentait bien qu’en cas d’incartade il n’aurait pas forcément le dessus. Alors il me posa un ultimatum : il fallait que je dégage de là le 1er septembre, sinon il me virerait avec perte et fracas. Rien à branler ! Pour moi qui vivais au jour le jour, le 1er septembre, c’était dans un siècle. Sauf que je ne m’étais pas aperçu que nous étions le 31 août et qu’il fallait que je dégage le lendemain – mon dab a toujours eu le sens de l’humour, et une grande bouche, quand mes deux frangins étaient à côté de lui. Tu me vois me friter avec mes frères ? Je remplis cinq sacs en plastique avec mes fringues et, au petit matin, je pris la route. Sur le pas de la porte, je m’accrochai avec ma belle-mère, qui n’était vraiment pas belle, parce qu’elle ne voulait pas que j’emporte un drap ; je crois qu’elle ne se rendit pas vraiment compte à côté de quoi elle était passée. Mais elle dut sentir un truc dans mes yeux – j’allais la saccager – et lâcha brusquement son drap en reculant. Ce jour-là serait le dernier de ma vie « en famille ». Je pris la rame Mairie-de-Montreuil, changeai à République et sautai à la gare de l’Est. J’y déposai mes sacs dans un petit coin qui me servait de planque pour du butin, et me mis en chasse. Je courus un peu après mes potes, mais tous avaient des trucs à faire. Je vis Pépito, ma chérie, mais évidemment je ne lui dis pas un mot de ma situation. Avec elle, j’étais un vrai petit amoureux, je ne pensais à rien, ni à la thune ni à la rapine. À la gare du Nord, après une journée passée sur le turf, tout le monde finissait par rentrer, qui chez ses parents, qui chez sa meuf. Pépito devait prendre son train à vingt heures dernier carat, sans quoi elle se faisait enguirlander à la maison. Je me retrouvai sur le trottoir, comme un con, avec le seul espoir, pour ne pas pieuter dehors, d’aller chez ma tante du bled. Elle perchait à la ZAC, Villiers-le-Bel, et avait toujours été gentille avec moi. Je repassai récupérer mes fringues à la planque… qui avait dû s’éventer pendant que j’étais au placard, parce qu’un petit malin avait tiré trois de mes sacs. Bof, ce n’étaient que des fripes, j’avais d’autres problèmes à résoudre.

Quand je sonnai chez tantine, elle m’accueillit avec des mots que je n’oublierais jamais tellement ils me touchèrent : « Cette maison est la tienne, comme la mienne. »

Dommage, elle me lourda à sept heures du matin : croyant bien faire, elle avait appelé mon père qui lui avait expressément demandé de me foutre dehors. En bas de son bâtiment, je fis un rapide état des lieux : j’étais au plus bas. Je balançai mes sacs plastique dans une poubelle, foutu pour foutu, je n’allais pas non plus passer pour un clodo. Je fermai mon blouson et taillai vers le RER. Paris, lave-toi le cul, me voilà ! Quand un SDF braille dans le métro que le nœud du problème, c’est de becter et de rester propre… eh bien, c’est la vérité. Simplement là, je ne me sentais pas de partager ce genre de truc avec les autres. Même si on était une famille, chacun avait ses problèmes. Alors j’improvisai. Je dormais dans des hôtels miteux, près des gares les bons jours, dans les wagons les mauvais. Je dormais dans des escaliers. J’ai énormément dormi dans des boîtes de nuit. Au Palace, par exemple, planqué à l’étage ou caché tout en bas, sous les bâches. Vers seize heures, l’équipe de nettoyage entrait et je me cassais en furtif pour aller me laver aux douches municipales de Barbès. Je me lavais souvent chez Jauff, à Levallois ; j’attendais que sa mère se taille au boulot et je montais casser la graine avec lui. Jauff était comme mon petit frelon. Ensuite, je me mettais en repérage devant la grande poste de Levallois. Tous ceux qui disaient qu’on ne pouvait rien arracher là-bas étaient des couilles molles. Quand les postes devinrent trop grillées, je me rabattis sur les tacots. Excusez-moi, messieurs les chauffeurs, mais la tentation était trop grande. Surtout, toujours se faire déposer devant un sens interdit et puis sortir de la thune pour appâter le chauffeur. Après, démerdez-vous, je ne suis pas là pour vous donner des cours. Mais enfin, un taxi, ça s’arrache les doigts dans le nez, je ne vois pas comment tu peux te faire serrer pour un truc comme ça.

Levé tôt, mon grand bonheur, c’était d’aller réveiller Pépito chez elle. Sa mère se cassait à sept heures, je la guettais alors qu’elle courait prendre le 133 pour la gare. Puis je grimpais les escaliers quatre à quatre, je me douchais en cinq secondes et on faisait l’amour comme des perdus. Je finis par me faire griller à cause de mon goût pour la cochonnaille, je descendais le sauciflard du beau-père. Ils surent enfin qu’il y avait un invité surprise. Ce n’est pas qu’ils me détestaient, mais ils devaient espérer mieux pour leur fille. Avec la maman, ça se gâta quand Pépito tomba enceinte. Elle avait dix-huit ans et moi, vingt. J’y vis l’occase de changer de vie. Pour elle, j’aurais travaillé s’il avait fallu, je l’aurais épousée et j’aurais marché droit. Au lieu de ça, ses parents lui prirent le chou pour qu’elle avorte ; elle attendait des jumeaux. Encore aujourd’hui, j’en porte le deuil, et Pépito occupe toujours une place dans mon cœur.

Mais là, il fallait subsister. J’ai repris les agressions et le vol avec violence. J’étais un bagarreur, j’ai toujours aimé ça. Marave et se faire maraver, c’était le grand cycle de la vie. J’étais à la boxe tous les jours, dans une salle près du marché Saint-Pierre, que je fréquente encore aujourd’hui. J’y ai amené Stomy Bugsy et la moitié des mecs de mon quartier. J’aimais les conflits sous toutes leurs formes ; môme, j’en avais que pour les films de guerre. J’étais de ceux qui ne lâchaient jamais. Et, en sortant de la salle, malheur à celui qui croisait mon chemin, j’étais toujours pressé de mettre en pratique ce que j’avais appris.

Expulsé du placard, j’avais eu d’autres surprises que de me retrouver à la rue. Les Requins vicieux avaient pris une nouvelle ampleur, pour le meilleur et pour le pire. Il y avait plein de nouvelles tronches, plus personne n’était du même quartier. On comptait des gus du dix-huitième, dix-neuvième, vingtième, Garges, Sarcelles, Montreuil, Vincennes, Aulnay-sous-Bois, le Ver-Galant, Mantes-la-Jolie, Levallois-Perret… Entre membres et affiliés, à la moindre histoire, nous pouvions soulever une armée de trois à quatre cents lascars enragés.

Nous étions simplement devenus trop nombreux, incontrôlables. En crescendo dans la connerie. Certains étaient déjà dans la chnouffe et la tisane, donc dans la dérive. Oui, il y avait parfois des tournantes, mais moi, j’aimais baiser en solo. Dans la vie, je pense que tout se paye, aussi n’ai-je commis aucun acte que je ne pourrais assumer.

D’autres s’y adonnèrent et le payèrent cher, huit d’entre eux partirent en prison pour ça. Je fus arrêté en même temps que toutes les personnes affiliées. Requin ce jour-là, au commissariat du quatorzième, je n’en menais pas large. Voyons, je venais de faire deux séjours consécutifs, j’étais marqué Requin d’une croix rouge, nous étions en 1987 et je me voyais bien partir pour dix ans. Lorsqu’on me relâcha à l’issue de la garde à vue, après que la victime m’avait disculpé, je compris que mes compères allaient morfler comme il fallait.

Quand les autres bandes sentirent que notre royaume vacillait, tous voulurent nous monter dessus. Chez nous, parmi les rescapés, les plus faibles avaient lâché l’affaire. Moi, j’ouvris une franchise et formai des jeunes. Requins juniors (R.J.), qui deviendraient les C.K.C., ça coulait de source, mais avouez que ça claquait. Les premiers à venir réclamer furent les Asnés. Leur chef, Man (R.I.P.), un grand Noir couvert de scarifications qui faisait peur à tout le monde sauf à moi et à deux ou trois gus, se pointa à la gare du Nord comme s’il était chez lui, un jour vers dix-huit heures.

« Mo est parti les mecs, vous êtes finis. Demain, moi et mes gars, on va passer vous voir. »

Je la jouai fine. Je ne lui rentrai pas dans la gueule pour deux raisons simples : premièrement, Mo n’était pas mon chef, sans quoi je serais tombé avec, deuxièmement, il aurait pris des coups sans témoin et ça n’aurait servi à rien. Je le laissai venir et on convint d’un rendez-vous le lendemain à dix-neuf heures trente, devant le Love Burger d’Étienne-Marcel. Les Asnés, à tout péter et en ratissant large, pouvaient être une trentaine. En temps normal, on s’en serait occupé tout seuls, mais là je devais sonner la vieille garde. Rodrigue, Josselin, les mecs de la Muette, de Garges, Nanterre, Poissy, Montreuil, José Tavares et tous les cousins des potes.

Le jour J, on devait être une centaines de pirates sur le quai de la station Étienne-Marcel. Je montai voir Man, avec Bouboule et Kenzy en émissaires. Après nous avoir zieutés tous les trois, le petit gros, le tout sec avec de gros carreaux et mézigue le nain, Man était pété de rire.

« Elle est où ta meute ? il rigole.

— On est là mon pote, et la tienne ?

— Ils vont arriver…

— Alors, fais qu’elle arrive vite, nous, on est trois et ça suffit. »

Avec Bouboule et Kenzy, on était morts de rire aussi, on savait ce qui les attendait. On les vit se pointer comme je l’avais prévu : une trentaine de gus avec des battes de base-ball. Et quand ils furent assez près, la cavalerie déboucha du métro pour leur tomber sur le paletot, en leur foutant la trouille de leur vie. Ils se firent malaxer, piétiner, se prirent leurs propres battes dans les gencives. Les rockers eurent droit à un hair brush sans passer chez Jacky. Quelques coups de lame se perdirent au passage, pour le dérangement. Man morfla tellement que ça changea le cours de sa vie : il perdit de sa superbe, la rue ne pardonne pas (paix à ton âme, passe le bonjour à Bernitz). Des mecs se fritaient dans tous les sens au carrefour Étienne-Marcel, on aurait dit la guerre de Cent Ans. Je ne sais pas si le quartier revit jamais un bordel d’une telle ampleur. Le vendredi soir suivant, ces connards de Black Panthers voulurent s’en mêler en prenant les patins des Asnés. Mais quand ils se retrouvèrent devant nous au Globo, ils ne mouftèrent pas. Ces mecs, les Black Panthers, c’étaient pas mes cousins, c’étaient pas des grands, non ; ces mecs, c’étaient des enculés. Ce soir-là, bien comme j’étais, j’aurais commis l’irréparable. Mais ils avaient dû flairer la mort, et pas un ne broncha. C’est seulement vers six heures du mat’, quand les poulagas débarquèrent, qu’ils se sentirent pousser des couilles. Pendant les mois qui suivirent, on se farcit tous les branques de Paris venus nous défier. On était obligé de chicoter tous les jours, j’en avais mal aux paluches.

Un jour que je tenais la permanence avec Théo, les Ducky Boys se sont pointés. Mais si, rappelez-vous, une bande de rockab’ croisés redskins plutôt crados.

« Salut, on est les Ducky, on veut voir les Requins vicieux, surtout p’tit Charles.

— Pourquoi ? je demande – manifestement ils ne connaissaient pas ma gueule.

— Il dépouille vers les Buttes-Chaumont, et là-bas c’est chez nous.

— Sorry, les gars, je leur dis, mais y doit y avoir gourance. Les Buttes, c’est mon secteur, et puis je dépouille où je veux, et partout où je mets les pieds, c’est mon secteur. »

Le plus extraverti ouvrit à peine la bouche, je le coupai direct :

« Hé, mon pote, t’es pas chez toi ici. Pour parler, tu demandes la permission. Alors, que puis-je faire pour te rendre jouasse, ou plutôt que peux-tu faire pour me faire plaisir ?

— C’est une mise à l’amende ?

— Ouais, tu peux le dire comme ça, mais moi je dirais plutôt que je baise ton cul. »

Je décidai de pousser la connerie au max.

« Tu es venu pourquoi, exactement ?

— Si j’avais voulu me venger, on serait venu à vingt ! », il répondit en prenant un air intelligent.

Blam, je lui collai une énorme tarte, il tomba sur le cul. Je me tournai vers son pote :

« Et toi, tu es venu pour te venger ? »

Le mec se mit à blêmir :

« Non, non, mais… ».

Blam, il prit une baffe lui aussi, et je passai aux choses sérieuses.

« Toi, enlève tes pompes, et toi, ton sale Bomber pourri ! La prochaine fois que vous vous repointez ici, vous ne repartez pas. »

Les temps avaient changé, il n’y avait plus de morale. Ne croyez pas qu’on avait joué le nombre, ils s’étaient radinés à quatre, mais on n’était pas plus nombreux.

Franchement, le cœur n’y était plus. La gare du Nord s’était tranformée en n’importe quoi et n’importe qui pouvait venir. J’en aurais presque chialé, on aurait dû faire un truc terrible, mettre le quartier en coupe réglée et garder la drogue à distance, parce que c’est toujours ce qui attire les poulets.

La gare du Nord, c’était devenu l’ANPE. Les mecs s’étaient donné le mot et des connards se pointaient tous les jours pour devenir Requins vicieux. Comme si on faisait passer des entretiens d’embauche.

Alors, je jouais le jeu et leur en filais pour leur oseille. Une fois en rang, je leur disais : « Ok les mecs, vous voulez devenir Requins ? Vous êtes combien ? Vous êtes six, ok, j’ai besoin de trois 501, deux paires de baskets taille 43 et d’un blouson. Le premier qui rapplique a sa carte de membre du club. »

Ils voulaient tous faire les loups alors que c’étaient des agneaux. Celui qui avait une meuf, je lui demandais s’il y tenait. À coup sûr, il y en avait toujours un pour répondre :

« Non, je m’en bats les couilles, c’est une tassepé.

— Bingo, ça t’emmerde si je la prends ? »

S’il me disait ok, boum, recalé.

« Mon pote, chez nous, personne ne donne sa greluche, t’imagines si quelqu’un débarque et me demande ma femme ? Mais je le piétine, t’es dingue ou quoi ? »