Au fond de moi, je savais que les temps avaient changé. Alors, quand la misère frappait à la porte, l’amitié se barrait par la fenêtre, et nombreux étaient les Requins survivants qui avaient sombré dans la poudre et l’alcool. Je me retrouvais seul, dans un monde qui m’était devenu subitement étranger. Ce fut là que les vraies personnalités surgirent. Un ami à moi, Didier C., dit Fly D., Requin vicieux et l’un des trois meilleurs breakers de Paris, m’avait vendu à des mecs des Abbesses, dans l’espoir de frayer avec cette petite bande, mi-fils de riches, mi-racailles. Leur champion, F., m’était tombé dessus à la Main jaune, porte de Champerret, un jour que je guinchais en patins à roulettes avec mon pote Michou. Il s’était planté devant moi, accompagné de Fly D. et de sa petite cour de lèche-culs, pour prendre les patins de son pote Tex que j’avais dépouillé d’une casquette Louis Vuitton (en 1980, on t’aurait tué pour ça) quelques jours plus tôt. Imaginez la scène : Tex, un mètre quatre-vingt-cinq et cent vingt kilos, contre moi, un mètre soixante-dix et soixante-neuf kilos. Mais, au diable son orgueil, il était parti chialer dans les jupons de ses potes des Abbesses. Là-haut, dans le dix-huitième, y avait une bande de B. Boy qui gravitait autour de NTM, Squat, Solo, Kedy et tous les blousons dorés de l’époque, et leur cour d’apprentis voyous que l’on trouve toujours dans ce genre de milieu. F. était le chaudard de la place.
Je lui dis :
« Ton pote Tex, il est pas assez grand, il a besoin qu’on s’occupe de lui ? Et toi, tu veux me mettre une balle dans les guiboles, mais sache que, sans les guiboles, je serai toujours vivant… »
Ce qu’il me raconta, je n’en avais rien à foutre, je n’eus jamais peur de lui. Je me tournai vers Fly D. :
« T’as vu, Didier, on a grandi ensemble, on a eu la dalle ensemble, on s’est fait tirer dessus ensemble et on a baisé les mêmes gonzesses. Tous les autres sont partis au placard et toi, tu me fais ce coup de Judas parce que tu espères que ces baltringues vont t’aider en quoi que ce soit ?
— T’en prends pas à lui, prends-t’en à moi », me fit F., bravache, entouré de sa basse-cour.
Je lui dis :
« Lui et moi, on a une histoire, toi, t’inquiète, j’ai le temps. »
Je me cassai avec Michou et, pour tout vous dire, je riais d’avance. Cette tête de nœud avait beaucoup trop pris la confiance. Il planquait un calibre sous son lit, il était champion de karaté, mais on se reverrait, pour sûr. Deux semaines plus tard, à la soirée « Zoopsie » du Bobino, Tex se pointa pour me parler. Sur la tête, j’avais la casquette que je lui avais empruntée. Derrière lui, F. venu pour envoyer les mains, roulait des épaules. D’un geste, il essaya de m’arracher la casquette et de m’envoyer une droite. Je l’esquivai, puis il prit deux patates dans la tronche et des coups de genoux comme il n’en avait jamais reçu ; champion de karaté, mon cul ! En deux secondes, ce fut la mêlée, et cette couille molle de Tex en profita pour me coller un pain. Ces merdes de Djida et Buck, mes « copains » Black Panthers de la sécu, me jetèrent dehors avec les deux autres cons. J’avisai Bruno, un petit d’Épinay qui s’apprêtait à entrer, et lui demandai de prévenir mes amis qui se trouvaient à l’intérieur : « Dis-leur qu’il y a un match de foot et que je vais servir de ballon. »
Ce soir-là, F. partit à l’hosto, assommé par les coups de barre de fer que mon Théo lui avait mis sur la tronche. Cette salope de Tex, voyant son pote « la terreur » se faire malaxer, eut tellement peur qu’il s’en alla se réfugier au commissariat du quatorzième. Fly D. ? J’aurais ma vengeance dix années plus tard. À ce moment-là, il était devenu toxico et moi, je dealais rue d’Auber… Devinez comment je l’ai soigné. F. ? Je lui remettrais quelques coups de pompes des années après et le retrouverais ensuite dans une voiture de condés ; ils faisaient avec lui le tour du quartier pour essayer de retapisser son assaillant.
Pour changer d’air tout en gardant un œil sur la gare du Nord, je me suis acoquiné avec des gus qui vivotaient dans un milieu que j’avais soigneusement esquivé jusque-là. Haschich, héroïne, cocaïne, Valium, free base, ils avaient même monté un four et opéraient depuis le square Séverine, porte de Bagnolet, où ils séviraient quelques années sans être inquiétés. Ils la firent à l’envers au stand de casse-dalle du square, qui servait de dépôt à l’insu de la patronne. À leurs côtés, j’apprenais les préceptes du deal, mais ça ne me plaisait pas. Glander huit heures dans un parc en attendant les clients, c’était pas mon truc. Je ne tenais pas en place, j’avais l’impression qu’on attendait juste que les poulets viennent nous péter et, très vite, je m’emmerdais. Il me manquait l’adrénaline. Avec eux, je pris pas mal d’habitudes. Couper le produit, faire des cocottes, conditionner, organiser un secteur et tout un tas d’autres choses qui me seraient utiles plus tard.
Le temps était venu pour moi de mettre en pratique les leçons de la maison d’arrêt. J’avais décidé de me lancer. Pour faire simple, je me pointai chez un épicier reubeu que je fréquentais vers le quartier d’Auber. Sûr, c’était pas la Banque de France, mais je me justifiais en me rappelant son refus de me faire crédit alors que je lui revendais des marchandises depuis toujours. Je verrouillai mon cerveau en mode action et le chopai à la fermeture. Mon calibre sous son pif, je lui balançai une connerie du genre : « La caisse ou la vie ! » Il me fixa d’un air incrédule : « Arrête ti counneries ! »
Surpris par sa réaction, je commençai par le chicoter. Puis ça vira au grotesque : le vieux hurlait, y avait walou dans la caisse. Putain, j’étais furax, ça ressemblait trop à une agression. Tout à coup me vint une idée. Je savais que l’autre était une pince et je ne devais pas être le premier petit con à se faire les dents chez lui. Je me mis à le palper et trouvai le pacsif qu’il planquait dans ses chaussettes. Il fallut toutefois que je le piétine pour qu’il cesse de couiner. En sortant, je me jetai sous une porte cochère, j’avais pris soin d’enfiler plusieurs couches de vêtements. Je retroussai mon survêt’ et ressortis en petites foulées, façon joggeur. C’était une couverture qui me servirait souvent par la suite. Sur ma route, je croisai les condés, ils en avaient après les vendeurs de shit qui gravitaient dans le coin. Je montai chez mon pote Sabitou (le geek du groupe : il passait son bac) pour souffler, mais merde, personne ! Alors je comptai mon oseille sur le palier. Banco, 25 000 balles, pour moi, c’était le Pérou ! Je découvris des choses ce soir-là : un, je pouvais passer à l’acte si je le décidais ; deux, j’étais un junkie de l’adrénaline. Les escroqueries, par exemple, très peu pour moi. Il me fallait de l’action. J’avais vingt piges et, avec ce pognon, j’allais vivre un mois à la cool. J’en profitai pour faire des trucs de gosse : passer une journée à la Foire du Trône, me gaver d’huîtres au terminus Nord.
J’étais satisfait de ce galop d’essai, mais j’avais été approximatif de bout en bout ; j’avais envie de transformer l’essai au plus vite. J’entrepris de sonder quelques complices éventuels, mais personne ne se montrait très chaud. Alors, en attendant, je continuais à teacher les jeunes, Ous, Nobru, Richard, les petits de Barbès. À travers eux, je m’apercevais à quel point mes potes me manquaient et, parmi tous les petits que j’éduquais à la relève, je retrouvais un peu de mes amis : Gérard était un petit foufou, comme Yves (« le plus vilain de la bande », une brute avec un grand cœur et un excellent breaker, expédié à Brazzaville), Limer était le genre kamikaze qui réfléchissait, comme Mo (j’en reparlerai plus tard), et, en observant Ous, c’était moi que je voyais un peu. Je me disais que s’il m’arrivait malheur, au moins je laisserais un héritage. Autour de moi, ça devenait chaud, j’étais wanted à cause de tous mes coups tordus ; les lardus et autres fâcheux ne songeaient qu’à une chose : me mettre la pogne dessus. Pour me faire oublier, j’adoptai une dégaine à la Terence Trent d’Arby, avec les nattes et les lorgnons. J’essayai bien de me procurer de l’excitation en bricolant à droite et à gauche, mais, la vérité, je m’ennuyais, et l’appel du large sonnait. À Paname, je n’avais plus grand-chose à prouver, peut-être était-il temps d’aller traîner mes paluches ailleurs.
Je n’eus pas le temps d’y réfléchir très longtemps. Je tombai pour la troisième fois en me rendant au concert de Public Enemy avec Théo. Sur un contrôle au flan dans le métro, je me fis crever avec en poche un petit surin de merde, même pas la taille d’une pine de clebs ! Théo avait repéré les poulets de loin et, sur mes conseils, avait fait glisser son surin le long de sa guibole pour le lourder discrètement sur la voie. Au moment de la palpation, figurez-vous que j’avais carrément oublié que moi-même, j’étais équipé. Quand la volaille me tomba dessus, je n’en crus pas mes yeux d’avoir été aussi négligent. Ces messieurs étaient sur les dents, le concert de rap américain les rendait nerveux. En route pour le commissariat, ils me parlèrent d’une affaire de deux heures, mais enfin, j’étais rarement ressorti libre d’une garde à vue.
Au commico, les cognes sortirent ma fiche et je vis l’inspec’ revenir vers moi un grand sourire aux lèvres. Ils me baladèrent jusqu’au quatorzième arrondissement et, tout au long de la nuit, je vis débouler tous les fouteurs de merde du concert qui s’étaient fait péter à la sortie. Au matin, tout le monde était dehors, sauf moi. Ils me gardaient au chaud pour une suspicion d’agression et port d’armes – mes spécialités. Je fus entendu par une enflure de poulet qui me fit part de ses convictions sur ma culpabilité et, après en avoir référé au juge, je passai en comparution immédiate. Je vis le baveux commis d’office cinq minutes avant, et le juge m’annonça le chef d’inculpation : détention d’arme prohibée de troisième catégorie. J’avais bien compris que je repartais au placard, mais j’avais une idée derrière la tête. Il fallait que je voie Mo, pour qu’on se jacte. Simplement, j’étais loin d’imaginer qu’après cette conversation il se passerait des années avant qu’on se recroise.
Aussi quand la connasse de procureur demanda comment j’étais devenu français, d’emblée j’aggravai mon cas :
« Vous faites les courses vous-même, des fois ?
— Quel rapport ?
— Quand vous achetez de la lessive Omo, y a un cadeau souvent, un joujou, un sac de billes, moi, j’ai tiré une carte française. »
Elle devint hystérique et réclamait déjà un outrage. J’embrayai direct :
« Eh ben, allez-y, je m’en fous, je suis né à Paris quinzième, j’ai grandi à la Ddass et je suis pupille de la nation. J’ai été réformé du service militaire et vous me demandez encore comment je suis français ? Allez, rajoutez-moi un outrage, j’en ai rien à foutre, c’est plutôt moi qui subis l’outrage.
— Profession ?
— Je suis RATP junior, Tuc, vous connaissez ?
— Ce n’est pas un métier, me fit-elle.
— Je vais bientôt rentrer à l’Inseep comme boxeur, je lui dis.
— Eh bien, je vous donne quatre mois ferme pour vous entraîner. »
Quatre mois ferme. Je sortis de mes gonds :
« Va te faire enculer, ça fait trois ans que je passe ma vie en prison alors que j’ai toutes les circonstances atténuantes du monde. Allez tous vous faire taper dans la raie. »
Les gendarmes me remirent les entraves, direction le Vietnam. Fleury, me revoilà ; je pourrais diriger le cirque des arrivants avec un bandeau sur les yeux. Je fus placé à nouveau dans le bâtiment D2 et retombai sur des gus que j’avais déjà vus au CJD puis au grand quartier. (Je commençais à me croire à la bicoque, étant donné que je m’étais fait alpaguer deux fois avant celle-là, innocent, mais au motif d’agression. J’avais donc commencé à prendre mes aises et habitudes au donjon le 22 juillet 1985, pendant deux mois et trois semaines, suivis, après un très court séjour à l’air libre, de cette réincarcération de quinze mois.) D’autres étaient revenus, comme moi, pour la troisième fois. Dans la cour, je croisai José, qui était presque fâché de me revoir ici. Comme prévu, je retrouvai aussi Mo. C’était pour « le voir » que j’étais revenu, pour cela que je ne m’étais pas battu devant le juge. John One, famous graffiti artist, Portoricain qui jactait le français comme une vache espagnole et avait une dégaine de Beur (c’est un handicap, y compris pour faire du dessin sur les murs : c’est plus de l’art, ça devient du vandalisme), fut arrêté le même jour que moi. Tu parles s’il était content de nous retrouver. On le prit sous notre aile. Il s’était fait serrer avec Rocking Squat du groupe Assassin, mais lui était tombé, contrairement à l’autre, n’ayant pas les moyens de s’offrir les services d’un baveux digne de ce nom. Il devait d’ailleurs être le premier mec de France à être levé pour des tags. Pour moi, la taule, c’était devenu la routine. Ma famille, je n’en avais pas de nouvelle, mais franchement, je n’en avais rien à battre. Par contre, c’était la première fois que j’étais assisté. Théo, Pépito et Chris m’envoyaient des cartes postales et des mandats, mais, tout compte fait, cela ne fait pas tant de bien. Je leur en étais reconnaissant, bien sûr, mais enfermé entre quatre murs, je préférais n’avoir que le minimum de nouvelles de l’extérieur. C’était déjà suffisamment dur.
J’effectuai mes quatre mois sur une jambe et, le jour de ma sortie, ma décision était prise, je vivrais et bosserais le calibre à la main. Pour moi, ici, en France, ça sentait la fin de cycle. Y avait que dans mes rêves que j’aurais pu m’y épanouir. Quoi que je glande, ou pas d’ailleurs, je finissais toujours au placard. Je me fis le serment que la prochaine fois que je tomberais, ce serait pour quelque chose d’énorme.
Tout avait changé dans les quartiers, le trafic de drogues explosait de toutes parts, les amitiés se brisaient. Il était temps de mettre les bouts. Je quittai la France.