Ma mère est morte un jour de mai.
Ce jour-là, après l’école, avec mes frères et sœur, on avait traîné comme d’habitude, pour trouver la maison vide en rentrant. Il lui arrivait souvent de travailler jusqu’au soir, mais aux alentours de vingt-trois heures, je ne sais pas pourquoi, j’ai commencé à avoir un sale goût dans la bouche. Tard dans la soirée, on a sonné à la porte, et le studio s’est aussitôt rempli de flics et de pompiers.
On nous a conduits à la Ddass de Denfert-Rochereau, pour nous annoncer que ma mère et son fiancé avaient eu un accident de voiture. Le lendemain, après une courte nuit dans un lit qui n’était pas le mien, entouré de tronches que je ne connaissais pas, et le petit déjeuner, une bonne sœur est venue nous dire que nous avions de la visite. Ma grand-mère était montée de Lyon pour nous annoncer que maman était décédée. Je crois que c’est à cet instant-là que le monde m’a perdu. J’ai tellement pleuré que mon cœur a fondu.
Nous ne la revîmes jamais, et personne ne sait plus où précisément, elle est enterrée au Cameroun, car plus tard mon géniteur vola la pierre tombale. Depuis, aucun de nous n’a pu se recueillir sur la tombe de maman.
C’est arrivé il y a plus de trente ans, et il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle, sans que je demande, sans que je supplie : « Je vous en prie, rendez-la moi. »
Mon père fut arrêté le lendemain par la brigade criminelle. Embusqué dans le parking de notre immeuble, il avait attendu que ma mère et son galant descendent de voiture avant de les abattre à coups de 6,65. Son avocat, qui devait être un cador, plaida le crime passionnel et, devant les assises de Paris, mon père prit six ans. Aujourd’hui, il partirait pour vingt piges.
Pendant plusieurs années, je n’ai pas su ce qui s’était réellement passé. Je n’apprendrais la vérité sur la mort de ma mère que l’année de mes dix-sept ans, en fouillant la chambre de ma grand-mère à la recherche d’une petite pièce. Je suis tombé sur une coupure du Parisien libéré, planquée sous le matelas. Je ne sais plus si j’eus mal ; à ce moment-là, la souffrance, j’étais au-delà, mais je me fis le serment qu’un jour je liquiderais mon père.
À Paris, mes frères et sœur et moi fûmes pris en charge par la Ddass et déclarés pupilles de la nation. Au terme d’une attente statutaire d’une semaine, nous fûmes placés au centre La Roseraie à Grézieu-la-Varenne, dans le Rhône. C’était une grande bâtisse de trois étages entourée d’un parc de mille mètres carrés ; la directrice s’appelait Mme Michaud, elle avait un chien, Yuki, et un fils, con comme un balai… C’est drôle de se rappeler ces détails si longtemps après. Mme Michaud nous servit d’emblée un petit discours d’accueil, tout en finesse : « On a déjà eu des Arabes, mais des Noirs, jamais… »
Ambiance. La crétine devait se féliciter d’avoir trouvé les mots pour réconforter des gamins qui avaient perdu leur maman. Je venais tout juste de toucher le désespoir, mais là, j’allais apprendre la haine et l’ennui.
Je sombrai sitôt entre deux eaux, mon enfance était morte et l’âge adulte ne se pointerait pas avant très longtemps. J’allais être confié aux bons soins de l’Assistance publique les dix prochaines années de ma vie et me construire des valeurs qui feraient de moi une bombe à retardement. Jusque-là, malgré quelques difficultés, nous avions grandi dans une certaine chaleur. Là, nous nous retrouvions brutalement propulsés dans un univers où l’arbitraire et la brutalité étaient des principes d’éducation. Là, tu restais seul avec ta peine, pas d’affection, pas d’explication, pas de communication. Là, on s’occupait des mineurs, mais pas de leurs problèmes.
Je n’avais jamais vraiment fait la différence entre les gens et les couleurs, Noir et Blanc, bof… Camerounais, Antillais, Malien, etc. J’étais naïf, j’allais vite apprendre la vie. On ne peut pas parler de racisme tant qu’on ne l’a pas goûté au fin fond de la France.
Pour un petit gars du dix-neuvième arrondissement, le choc fut dur. Au village, moi qui tétais le sirop de la rue depuis l’âge le plus tendre, je ne retrouvais plus rien de mon univers, aucun de mes repères, et ce déracinement fut un déchirement supplémentaire. C’est le souvenir de Paname qui m’a aidé à tenir, tel un détenu avec sa gonzesse, au point d’en devenir une obsession. Dès que j’eus l’âge de fuguer, je retournai là-bas, comme un putain de saumon dans la série « Histoires naturelles ».
Aujourd’hui, je n’aime pas la campagne, je n’aime pas la montagne et je n’aime pas la neige. Rien que l’expression « se mettre au vert », ça me fout des sueurs froides. J’ai passé tellement de temps dans les institutions (Ddass, centre technique éducatif, centre des jeunes détenus, maison d’arrêt et maison centrale) que les classiques du genre me collent des envies de meurtres : savon de Marseille, papier-cul marron, couvertures qui grattent, café au lait, lentilles, gâteau de semoule, endives au jambon… Prononcez ces mots devant moi et prenez une mornifle dans les gencives.