CONCLUSION

Dans les premières pages de son livre, Ibn Shaddâd dit avoir été témoin de si beaux faits et gestes de la part de Saladin qu’aucune description ne pourrait en rendre compte, aucune plume les restituer. Modestement il propose de ne livrer à son lecteur qu’une « partie d’un tout » qui permettra à la postérité de juger du reste. Même si les obstacles sont aujourd’hui d’une autre nature, force est de reconnaître que toute restitution biographique de Saladin comportera à jamais ses zones d’ombre. Les événements dans lesquels il s’est illustré sont relativement bien connus, mais l’individu l’est beaucoup moins. Tel est le sort, sans doute, de la plupart des souverains médiévaux. Comme le dit Jacques Le Goff, « des premiers siècles du Moyen Âge jusqu’au XIIe, la personnalité des protagonistes de l’histoire nous échappe, soit dans les silences qui dérobent leur individualité, soit dans l’absorption de cette individualité par le modèle qu’on lui impose1 ». Mais, dans le cas de Saladin, la difficulté à cerner sa véritable personnalité est amplifiée par le succès de sa légende. Aussi la question de sa sincérité restera-t-elle à jamais controversée, les discours, les gestes et les émotions que lui prêtent les textes médiévaux étant le plus souvent destinés à montrer que sa conduite était conforme à l’idée que l’on se faisait alors du souverain idéal.

Il n’empêche qu’au fil des pages est apparu un Saladin qui n’était pas qu’une image. Un sultan doté d’un grand sens politique, un guerrier infatigable, un homme réellement intéressé par la vie religieuse, soucieux de restaurer le sunnisme et de faire appliquer strictement la loi musulmane. Nous l’avons vu auréolé de sa gloire, au lendemain de la prise de Jérusalem, mais aussi confronté à de graves échecs, en particulier vers la fin de son règne. Au tableau de ses réussites, il faut inscrire sa domination sur un territoire très étendu, du Nil jusqu’à l’Euphrate et du Yémen jusqu’au nord de la Mésopotamie, ainsi que la reconquête d’une partie importante des États latins, Jérusalem en particulier. Saladin permit aux Kurdes d’accéder au pouvoir sans nuire à la puissance des Turcs, dont le rôle militaire n’allait cesser de croître, notamment en Égypte. Il réussit, malgré tout, à préserver l’unité de son armée grâce à ses victoires sur les Francs et sur ses voisins musulmans ainsi qu’à son attitude ferme mais conciliante à l’égard de ses émirs. Même si la chute du califat chiite du Caire fut davantage l’œuvre de Nûr al-Dîn que la sienne, il contribua très activement au renforcement du sunnisme sur l’ensemble de son territoire et acquit ainsi le ferme appui des hommes de religion. Dans le domaine économique, malgré les conflits, le commerce continua de se développer en Méditerranée et dans l’océan Indien. Enfin, le plus beau succès de Saladin – nous l’avons dit – fut l’image très positive qu’il réussit à laisser de lui, en Orient comme en Occident.

Du côté des ombres, il y eut d’abord l’incapacité de Saladin, malgré les réformes qu’il s’efforça d’introduire en Égypte, à construire un État. Il se constitua un empire mais n’imposa pas de structure étatique centralisée, utilisa les ressources de ses territoires pour financer ses guerres sans se préoccuper de leur avenir, se soucia de justice en privilégiant un système de patronage plutôt qu’une administration efficace. Les émirs continuèrent de gouverner à leur guise les territoires qui leur étaient confiés à la seule condition de remplir leurs obligations militaires. Tout cela explique les difficultés financières de la fin de son règne, l’hétérogénéité et la démobilisation des troupes, mais aussi le fait que son empire, trop lié à sa personne, ne survécut pas à sa mort. Face aux Francs, Saladin réussit à sauver sa principale conquête – Jérusalem –, mais ne parvint pas à éliminer les États latins. Sans doute a-t-il commis quelques erreurs stratégiques – reproche que lui faisaient déjà certains de ses contemporains –, mais il serait inexact de lui attribuer l’unique responsabilité de cet échec. Outre le manque d’empressement du calife de Bagdad et des princes d’Orient à lui venir en aide, la supériorité de la flotte croisée était telle qu’il ne pouvait, à lui tout seul, l’empêcher d’avoir la maîtrise de la mer et par voie de conséquence de dominer le littoral.

 

Mais le plus intéressant n’est sans doute pas là. Notre principal fil conducteur a été l’analyse du discours, qui a permis de souligner les arguments dont Saladin et sa propagande se servirent pour démontrer la légitimité de son pouvoir et propager son image de souverain modèle : défenseur de la Voie droite, serviteur fidèle du calife de Bagdad, parangon de justice, assisté de Dieu sur le champ de bataille, magnanime et généreux envers ses sujets comme envers ses adversaires, tous ces arguments contribuèrent à façonner une image du personnage qui se transforma elle-même, au fil des siècles, en fonction des époques, des lieux, des contextes politiques ou idéologiques. Un discours qui s’autorisait parfois à déformer les faits, à les amplifier, à les minimiser, dans le but de faire passer un message. L’exagération des chiffres, le choix des mots et des métaphores, le dénigrement des adversaires, servaient à frapper les imaginations, à mettre en valeur les qualités du héros, à transformer ses faiblesses en forces. L’art oratoire – celui d’un ‛Imâd al-Dîn en particulier – y joua un rôle central.

Reste une question. La représentation de Saladin comme modèle de souverain idéal, telle que ses proches la répandirent dès les XIIe-XIIIe siècles, s’est-elle imposée en rupture ou en continuité avec les périodes précédentes et postérieures ? À maintes reprises, est apparu le désir de Saladin de se situer dans le sillage de Nûr al-Dîn, dont il revendiquait l’héritage politique : même aspiration à l’unification musulmane, même combat contre le chiisme, même respect de la loi religieuse et des oulémas, même énergie à lutter contre les Francs. Cette continuité fut célébrée par les historiens médiévaux, Abû Shâma en particulier :

L’allusion aux « deux ‛Umar », c’est-à-dire ‛Umar ibn al-Khattâb (634-644), deuxième calife après le Prophète, et ‛Umar II (717-720), huitième calife omeyyade, considérés par la tradition musulmane comme des modèles de piété et de justice, témoigne elle aussi d’une grande continuité dans le modèle du bon souverain, des premiers temps de l’Islam jusqu’à la fin du XIIe siècle.

Si l’historiographie sunnite plaça ainsi Saladin en continuité avec Nûr al-Dîn, elle le situa, en revanche, en rupture totale avec les autres princes zenguides ainsi qu’avec les derniers califes fatimides, qui incarnaient à ses yeux l’hérésie et la collusion avec les Francs. C’est peut-être là que réside la principale originalité de la propagande de Saladin. D’un côté, il fut présenté comme celui qui sut incarner et réaliser les idéaux de son prédécesseur, mais de l’autre ses actions furent légitimées en opposition à ses adversaires musulmans. Il fut dépeint, en quelque sorte, comme le reflet, en négatif, des Fatimides et des Zenguides : ces derniers représentaient l’hétérodoxie, la désunion et l’alliance avec les ennemis du califat abbasside ; lui n’aspirait qu’à l’orthodoxie, à l’unification, au jihad contre les « infidèles » et à l’investiture du calife de Bagdad.

Les successeurs ayyoubides de Saladin adaptèrent à leur tour les thèmes et la vigueur de leur propagande contre les Francs aux réalités politiques de leur temps. La division des États de Saladin, les dissensions familiales et surtout l’apparition de nouvelles menaces extérieures – mongoles notamment – jouèrent un rôle essentiel dans l’accroissement du pouvoir de l’armée, en particulier des mamelouks turcs qui finirent par renverser la dynastie ayyoubide et s’emparer du pouvoir au Caire en 1250.

La représentation du souverain idéal s’adapta à ces changements. Sans abandonner totalement les thèmes précédents, la propagande mamelouke en introduisit de nouveaux. Cela est particulièrement vrai du premier grand sultan de cette dynastie, Baybars, qui régna de 1260 à 1277. Celui-ci accéda au trône après avoir tué son prédécesseur, de sorte qu’il éprouva le besoin de légitimer ce pouvoir acquis par la force. Le discours de son entourage reprit des thèmes connus tels que la conduite du jihad et la défense de l’Islam (contre les Francs et les Mongols), le respect de la justice et de la loi religieuse, la pratique de la charité et de la générosité, l’image du sultan bienfaiteur des juristes et des ascètes, la prétention à exercer l’autorité sur les villes saintes de l’Islam. On retrouve aussi la même aspiration à une légitimité dynastique : Saladin avait été présenté par sa propagande comme le légitime successeur de Nûr al-Dîn. Baybars fut, de même, décrit comme le digne héritier du dernier grand sultan ayyoubide, al-Sâlih Ayyûb (1240-1249)3.

Mais le contexte avait changé et la personnalité de Baybars n’avait plus rien à voir avec celle de Saladin. Ce dernier fut associé à des personnages bibliques tels que Salomon et Joseph, qui symbolisaient la justice, la prudence, la clémence, la droiture. Baybars fut parfois comparé à Salomon4, mais il fut surtout rapproché d’Alexandre le Grand, symbole de la puissance impériale, et de Moïse (Mûsâ), prophète biblique considéré par la tradition islamique comme un législateur et un guide pour la communauté religieuse. À son retour du pèlerinage, en 1269, Baybars rendit hommage à ce prophète en faisant construire un mausolée au-dessus de sa tombe présumée, sur la route de Jérusalem à Jéricho5. Sur l’inscription de fondation, Baybars se fit appeler Iskandar al-zamân (l’Alexandre du temps), un titre qui apparaît aussi sur deux autres inscriptions de Syrie de cette époque. Alexandre et Moïse, un duo qui ne devait rien au hasard, car tous deux sont associés dans le Coran. Dans la sourate de la Caverne (XVIII, 60-82), le récit qui met en scène Alexandre est précédé d’une histoire, sans doute inspirée d’une légende juive et du roman d’Alexandre. Cette histoire est celle de Moïse et de son mystérieux compagnon de voyage (nommé par la plupart des commentateurs du Coran al-Khadir), un serviteur de Dieu qui accepte de guider Moïse dans son voyage à condition que celui-ci ne lui demande aucune explication sur ses actes. Mais chemin faisant, al-Khadir se livre à des actes en apparence criminels et Moïse, à bout de patience, finit par le prier de s’expliquer. Al-Khadir se sépare de lui après l’avoir éclairé sur la justesse de ses actions. Une façon comme une autre de montrer au Prophète qu’il faut, dans son jugement, dépasser les apparences trompeuses ou contingentes.

Or al-Khadir était le nom d’un conseiller très influent de Baybars, un cheikh connu pour ses mœurs débauchées et ses exactions. L’intérêt de Baybars pour Moïse pourrait donc s’expliquer de plusieurs façons : il n’est pas exclu qu’al-Khadir, alors au plus haut de sa popularité auprès du sultan, l’ait poussé dans cette voie pour apparaître lui-même comme le nouveau serviteur de Dieu ; Baybars, dont l’œuvre de réforme administrative et juridique à l’intérieur de ses États fut très importante, voulut sans doute aussi associer son nom au grand législateur que fut Moïse ; enfin, il n’est peut-être pas absurde de penser que le sultan, arraché très jeune à sa famille pour être réduit en esclavage, se sentait quelques affinités avec ce nourrisson enlevé à sa mère et sauvé des eaux qu’était Moïse.

L’identification de Baybars à Alexandre se fit, quant à elle, plus naturellement encore. Dans la sourate de la Caverne (XVIII, 83-97), Dhû’l-Qarnayn (« l’Homme à deux cornes »), identifié par les exégètes à Alexandre le Grand, construit un rempart pour empêcher le déferlement d’un peuple sauvage connu sous le nom de Ya’jûj et Ma’jûj (Gog et Magog). Ce peuple fut couramment assimilé, au XIIIe siècle, aux Mongols qui semaient la terreur et détruisaient tout sur leur passage. Baybars, dont les prouesses lors de la victoire de ‛Ayn Jâlût contre les Mongols, en 1260, étaient dans toutes les mémoires, apparaissait incontestablement comme le seul chef capable de repousser ces terribles envahisseurs. Il était donc normal qu’il portât, pour la première fois au sein de la dynastie mamelouke, le titre d’« Alexandre du temps ».

L’image du souverain lettré, versé dans les sciences religieuses, aimant écouter les savants, tournés vers les dévots, les mystiques et les ascètes, telle qu’on la connaissait à l’époque de Saladin, laissa ainsi la place à celle d’un souverain plus guerrier, épris de justice, mais davantage porté sur les exploits militaires que sur les discussions littéraires ou religieuses. De nouvelles représentations du souverain providentiel apparurent alors pour justifier des décisions qui pouvaient apparaître brutales ou injustes à la population. L’une des plus intéressantes fut celle que diffusa Ibn al-Nafîs, un savant bien connu de la seconde moitié du XIIIe siècle. Dans un petit traité, celui-ci donne sa vision prophétique de l’histoire et décrit les événements qui précéderont la fin des temps6. On y trouve le thème du « dernier souverain » qui doit sauver la communauté religieuse, Dieu lui ayant envoyé un peuple destructeur (les Mongols) pour la punir de ses fautes. L’auteur présente, sans le nommer, Baybars – dont il fut peut-être le médecin personnel – comme ce souverain prédestiné par Dieu pour sauver les musulmans. Mais pour atteindre ses objectifs, le souverain doit se montrer cruel et sans merci : il lui faut confisquer les propriétés de ses sujets pour financer la guerre contre les infidèles et, en cas de crimes, ordonner des châtiments exemplaires, telles que amputations ou crucifixions7.

Cette image du souverain qui sauve son peuple parce qu’il inspire la crainte et fait preuve de cruauté contraste évidemment avec la littérature panégyrique habituelle, mais reprend des thèmes connus de certains textes apocalyptiques chrétiens8. En montrant que Baybars n’était que la manifestation d’un plan divin destiné à sauver les musulmans, le but était clairement de légitimer le pouvoir du sultan, de justifier ses décisions, y compris les plus brutales, et d’exhorter les populations à accepter son autorité et à faire preuve de patience9.

 

Dans la représentation de Saladin comme dans celle de Baybars, le facteur religieux, c’est-à-dire la défense de l’islam, demeure central, mais il est loin d’être unique. Des vertus telles que la justice, la générosité, l’honneur et la bravoure ne sont spécifiques à aucune religion et figurent parmi les qualités exigées d’un souverain depuis l’Antiquité. D’un bon prince, on attendait aussi qu’il repousse les envahisseurs, maintienne la cohésion de ses États, administre ses territoires, assure l’ordre et la sécurité, récompense ceux qui le soutiennent et sache s’entourer de sages conseils.

S’il est évident qu’un certain nombre de ces thèmes reviennent de manière récurrente et incitent l’historien à se méfier des clichés, il est non moins clair que le discours sur le souverain idéal ou providentiel, loin de rester figé, évolua en fonction des circonstances historiques et des sultans eux-mêmes. C’est ce qui explique, sans doute, l’intérêt qu’il suscite chez celui qui tente, au travers des formules convenues ou des tirades panégyriques, d’expliquer les desseins et les intentions de leurs auteurs. C’est aussi pour cette raison, sans doute, que la personnalité d’un souverain finit toujours par affleurer. Est-ce vraiment un hasard si, pour évoquer Saladin, on préféra la figure d’un sage comme Salomon à celle d’un conquérant comme Alexandre ?