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L’élaboration d’une image

Le plus beau succès de Saladin fut sans doute l’image qu’il réussit à donner de lui-même et qui reste vivante de nos jours. Il est vrai qu’au regard de nos sources, rien n’est plus difficile que d’établir une claire distinction entre représentation et réalité. La confrontation des témoignages, chrétiens et musulmans, orientaux et occidentaux, et les quelques documents d’archives parvenus jusqu’à nous par le biais de sources littéraires, permettent de dégager les grandes lignes de sa politique et de son règne, mais il est évident que le discours de ses secrétaires et de ses panégyristes doit être en permanence analysé et décodé, non seulement en fonction des faits qu’ils relatent mais aussi des intentions qui sont les leurs et des influences qu’ils ont subies. Car il ne s’agit pas là de simples louanges adressées à un souverain victorieux, mais d’une véritable propagande qui avait pour but de transmettre un message au calife de Bagdad, aux gouvernants des États voisins, à la population elle-même et plus tard à la postérité, une propagande relayée par les textes et par les inscriptions des fondations royales, des monnaies et de certains objets mobiliers.

Pourquoi Saladin a-t-il été à l’origine d’une telle idéalisation ? A-t-il participé lui-même à l’élaboration de son image ou s’est-elle construite indépendamment de sa volonté ? Par quelles voies, avec quels arguments et selon quels modèles ? D’autres grands hommes musulmans, à commencer par le Prophète lui-même, ont donné naissance à un processus de construction d’image sur lequel s’est fondé un concept d’exemplarité. La Sunna du Prophète, c’est-à-dire l’ensemble de son comportement, de ses faits et dires (hadiths) en est ainsi venue à constituer la seconde source du droit musulman après le Coran. Certains de ses successeurs, tels ‛Umar ibn al-Khattâb (634-644) ou encore le huitième calife omeyyade ‛Umar ibn ‛Abd al-‛Azîz (717-720), furent aussi des figures présentées comme des modèles à suivre188.

Souvent les historiens se donnaient pour objectif de fournir aux souverains de leur époque des exemples édifiants :

Si les princes et ceux qui détiennent le pouvoir d’ordonner et d’interdire connaissent les biographies des tyrans et des oppresseurs, et voient qu’elles sont consignées dans des livres que les gens font circuler et se transmettent de génération en génération, ils peuvent constater les conséquences d’un tel comportement. [...] S’ils voient les belles biographies des gouverneurs justes et la bonne réputation qui les suit après leur mort, ainsi que la prospérité de leur pays et de leur royaume, tout comme l’abondance de leurs biens, ils approuvent cette conduite, veulent l’imiter de manière constante et délaissent ce qui serait contraire189.

Cette recherche d’exemplarité et de modèles, qu’ils fussent anciens et prestigieux, tels les prophètes de l’islam, ou beaucoup plus proches dans l’espace et dans le temps, fut l’une des caractéristiques essentielles de l’élaboration de l’image de Saladin.

Le saint homme et le souverain idéal

Le message à faire passer était aussi bien politique que religieux. Il fallait avant tout légitimer le pouvoir de Saladin – considéré par certains comme un usurpateur –, en insistant sur ses vertus personnelles et ses qualités de souverain soucieux du bien de ses sujets et surtout des intérêts de l’Islam, défenseur de l’orthodoxie, artisan de l’unité musulmane qui seule lui avait donné les moyens de mener le jihad contre les Francs. De même qu’Ibn Shaddâd consacre toute la première partie de la biographie de Saladin à la description de ses nombreuses vertus, ‛Imâd al-Dîn, dans ses diverses compositions en prose comme en vers, ne manque jamais d’énumérer les qualités qui laisseront à la postérité une image idéale de son maître190 : sultan juste, pieux, généreux, garant de la paix, bon envers les déshérités, soucieux de la veuve et de l’orphelin, sachant s’entourer d’oulémas et de bons fonctionnaires, intéressé par le droit musulman, accordant sa protection à ceux qui la méritent, aimant l’austérité, vaillant combattant du jihad, vainqueur des infidèles, pourfendeur des hérésies, défenseur de l’Islam, victorieux par la grâce de Dieu, conquérant de Jérusalem, aimé de ses sujets mais sachant se faire craindre et respecter. « Clarté », « rosée », « espoir » sont quelques-uns des termes qui lui sont appliqués, qui laissent place à « ténèbres », « sécheresse » et « pleurs » au moment de sa mort.

Sans doute n’y avait-il pas que de la flatterie ou de la rhétorique dans ces portraits, et Saladin a probablement mérité certains de ces éloges. Mais au-delà de ce qui peut ressortir de la réalité, la façon dont ses actions sont présentées, les qualificatifs qui le désignent, les vertus qu’on lui attribue, les éloges qu’on lui décerne, les liens qui le rattachent à des personnages illustres de la tradition biblique et islamique, relèvent d’une double tradition : celle du saint homme et du souverain idéal. Dans la littérature hagiographique islamique, les Manâqib ou Vies de saints étaient souvent rédigées par un proche ou un disciple du saint et étaient destinées à perpétuer sa mémoire. Ses vertus et ses miracles étaient décrits dans une suite de récits qui retraçaient son parcours depuis sa conception jusqu’après sa mort. Les biographies de Saladin présentent de fortes ressemblances avec ce genre de récits. Ainsi la prédiction faite à sa mère enceinte qu’elle portait en son sein « le glaive de Dieu » évoque les signes qui annoncent la sainteté d’un personnage dès avant sa naissance191 et de même que le saint, par sa conduite exemplaire, est souvent rapproché d’un modèle scripturaire (Moïse, Jésus, Muhammad), Saladin est lui aussi comparé à Joseph ou à Salomon192. Ses qualités pieuses sont maintes fois soulignées dans sa titulature. Saladin est « le juste, le savant, celui qui unit la parole de la foi, la rectitude de l’État et de la religion (salâh al-dunya wa l-dîn) ». Dans l’inscription qu’il fit graver à Jérusalem dans la mosquée al-Aqsâ pour commémorer les travaux qu’il y avait fait effectuer, il adopte même le terme d’« ami (walî) de Dieu » en général réservé aux hommes de sainteté en Islam193.

À cette influence de la littérature hagiographique s’ajoute celle des « Miroirs des princes », un genre littéraire qui connut un grand succès, en Orient comme en Occident. Née en Islam dès la fin de l’époque omeyyade, mais héritière d’une longue tradition antique, perse, grecque, hellénistique, et dans une moindre mesure indienne, cette littérature offrait aux souverains de très nombreux conseils de bon gouvernement et dessinait ainsi les traits du monarque idéal craignant Dieu, juste et équitable envers ses sujets, s’entourant de bons conseillers et d’exécutants honnêtes, sachant manier la diplomatie et conduire la guerre194. Les auteurs de ces ouvrages au style anecdotique et moralisant mêlaient anciennes légendes et informations historiques et donnaient des conseils aux souverains tant sur l’éthique du pouvoir que sur la conduite pratique des affaires. Peu à peu, aux données héritées des civilisations hellénistique et sassanide s’ajoutèrent des éléments propres à la culture arabo-musulmane tels que des citations de personnages bibliques tirées de la tradition islamique ainsi que des paroles prononcées par le Prophète, ses compagnons et les premiers califes. Ce genre de littérature, qui connut un grand essor dans tout le monde arabo-musulman, se développait encore à l’époque de Saladin avec la rédaction de plusieurs ouvrages de ce type en Syrie vers la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle195.

L’influence de cette tradition sur les biographes de Saladin est évidente. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur l’un de ces « Miroirs des princes », rédigé par un auteur anonyme persan, en Syrie, vers le milieu du XIIe siècle196. Les thèmes évoqués y sont très divers et dépassent, comme souvent dans ce genre d’ouvrages, les conseils de gouvernement proprement dits. On y trouve des règles générales de bonne conduite et de civilité ainsi que des développements plus littéraires agrémentés d’anecdotes sur l’interprétation des songes, les phénomènes étranges et merveilleux, l’éducation à donner aux enfants et bien d’autres sujets touchant à la vie familiale et sociale. Tous ces thèmes sont significatifs de l’étroite parenté qui existait entre le genre des « Miroirs des princes » et ce que l’on appelait l’adab, une littérature très répandue dans les pays d’Islam au Moyen Âge, qui rassemblait de façon didactique et distrayante tout ce qu’un honnête homme devait savoir ou posséder pour être considéré comme un bon musulman et être apprécié pour son savoir-vivre.

Les vertus et les devoirs du souverain idéal sont à très peu de choses près les mêmes que ceux qui sont exposés dans le Livre de conseil aux princes dont la première partie fut rédigée par le grand penseur al-Ghazâlî (m. 1111) : soumission absolue à Dieu, protection de l’orthodoxie et observance des devoirs religieux, défense de l’Islam, modestie et détachement des biens de ce monde, considération pour les dévots et les oulémas dont il doit solliciter les conseils, générosité, douceur et magnanimité envers les sujets, équité et justice, écoute des plaignants, répression des exactions commises par ses délégués ou ses lieutenants197. Autant de principes qui puisaient leurs racines dans de très anciennes traditions et qui semblent avoir directement inspiré les biographes de Saladin, comme on peut le voir en particulier dans le portrait brossé par Ibn Shaddâd en ouverture de son ouvrage198. Nous ne voulons pas signifier par là que tout n’était qu’enjolivement et propagande sous la plume des proches de Saladin. Simplement, ces derniers trouvaient dans ces ouvrages tous les critères d’une bonne gouvernance qui leur permettaient ensuite, en soulignant et parfois en amplifiant tel ou tel trait de caractère, de faire correspondre l’image de Saladin à celle qui était présentée dans la tradition islamique comme exemplaire du souverain idéal.

La justice, en particulier, très liée en islam au respect de la loi religieuse, était toujours présentée comme la vertu essentielle du souverain idéal et l’image de Saladin n’échappe pas à cette règle. Qu’il ait lui-même exercé la justice est certain, et ses proches sont là pour en témoigner, mais que ces derniers aient volontairement amplifié son action dans ce domaine ne fait guère de doute. Il tenait lui-même, nous dit-on, séance au palais de justice, deux fois par semaine, lorsqu’il se trouvait à Damas, entouré de juristes, et recevaient les doléances de ses sujets199. Tout le monde pouvait l’approcher et aucune plainte n’était rejetée, y compris celles qui étaient déposées contre les riches et les puissants. La comparaison qui peut être faite avec les éloges décernés à d’autres souverains, avant ou après lui, nous invite à rester prudents dans l’interprétation qu’il convient de faire de ces témoignages. L’image qui fut transmise de son prédécesseur Nûr al-Dîn, le « Souverain Juste » (al-Malik al-‛Âdil) a même, dans ce domaine, surpassé la sienne. Sa madrasa à Damas continue d’ailleurs de nos jours d’attirer des visiteurs qui le sollicitent pour que justice leur soit rendue, en particulier pour obtenir la libération des prisonniers politiques. Lorsque leur vœu est exaucé, ils allument des cierges près de sa tombe. À la suite de l’historien Ibn al-Athîr, certains vont jusqu’à placer Nûr al-Dîn sur le même plan que les quatre premiers califes successeurs du Prophète et le très populaire calife omeyyade ‛Umar ibn ‛Abd al-‛Azîz200.

Or tout indique que Saladin s’efforça, en ce domaine comme en d’autres, d’imiter son prédécesseur. C’est en tout cas ainsi que nous le dépeignent ses biographes et les anecdotes rapportées au sujet des deux souverains présentent elles-mêmes beaucoup de points communs. Je citerai pour exemple les récits très semblables dans lesquels ils apparaissent confrontés à une plainte déposée contre eux par un simple quidam ; ils se plient à la justice religieuse rendue par le cadi, en sortent blanchis, et font preuve de la même magnanimité en couvrant de bienfaits celui-là même qui les avait injustement accusés201. Une justice à laquelle tout le monde doit se soumettre, y compris les souverains et les puissants. « Aucune faute n’est plus grave aux yeux de Dieu que celle des rois » lit-on dans le traité d’al-Ghazâlî, d’où la coutume des rois de Perse d’ouvrir leurs audiences par les griefs adressés par la population au souverain202. Ibn Jubayr raconte ainsi qu’un mamelouk qui jouissait de la faveur du sultan vint, un jour, réclamer justice contre un chamelier malhonnête. Saladin lui répondit :

Que pouvais-je faire de mieux pour toi et pour les musulmans que de vous donner, comme je l’ai fait, un cadi qui décide entre vous ? La loi canonique est en vigueur pour les grands comme pour les petits, ses ordres et ses défenses doivent être obéis. Moi je ne suis que le serviteur de la loi divine. [...] La justice décidera en ta faveur ou contre toi.

Saladin n’est pas seulement décrit comme un souverain juste, il est aussi loué pour sa clémence. « Ayant pardonné le crime que quelqu’un avait commis envers lui, il dit : “pardonner par erreur me plaît mieux que punir à tort” » rapporte encore Ibn Jubayr203. Ce topos du souverain juste et clément n’avait rien d’original aux XIIe-XIIIe siècles. Des anecdotes semblables circulaient, par exemple, à propos du sultan Baybars (1260-1277) que son chancelier et biographe Ibn ‛Abd al-Zâhir nous présente de la même façon sous les traits d’un souverain clément, généreux et respectueux de la loi religieuse.

Saladin fut aussi dépeint comme un souverain généreux et magnanime, nous l’avons vu. La générosité, comme la justice, fait partie des clichés relatifs au souverain idéal. Plutarque disait déjà d’Alexandre : « Aimant par nature faire des cadeaux somptueux, il céda encore davantage à ce penchant à mesure qu’augmentait sa puissance204. » Dans la tradition islamique, l’importance accordée à la générosité repose aussi sur de nombreux hadiths, authentiques ou apocryphes, tel celui-ci : « Quand l’homme généreux trébuche, Dieu le prend par la main205. »

La générosité de Saladin, pourtant, fut loin d’être une légende. Tous les auteurs arabes, musulmans et chrétiens, et même ses adversaires latins, la soulignent. Guillaume de Tyr dit que c’était l’une de ses armes les plus redoutables car elle lui permettait de gagner le cœur de ses sujets206. Ibn Shaddâd ajoute que cette générosité était si célèbre qu’il juge inutile de s’y attarder. À sa mort, dit-il, son trésor ne contenait plus qu’une pièce d’or et quelques dirhams207. Cette générosité comblait les émirs, les proches, mais servait aussi ses objectifs stratégiques et militaires. Ainsi ‛Imâd al-Dîn estime à douze mille les chevaux que Saladin offrit à ses troupes en trois ans (1189-1192), tandis que se déroulait la troisième croisade, sans compter l’argent qu’il donnait aux soldats pour soigner leurs chevaux blessés208. Le chrétien Bar Hebraeus, lui, rapporte cette anecdote très significative : quand Saladin prit Âmid, il se fit apporter le trésor de la ville et demanda à son commandant en chef de le partager par poignées entières entre les émirs et les troupes. Ce dernier s’exécuta en donnant quelques pièces à chacun, mais Saladin l’encouragea à en donner davantage. Le commandant se mit alors à rire et raconta qu’un jour Nûr al-Dîn lui avait présenté une requête similaire avec des raisins ; alors qu’il commençait à les distribuer, Nûr al-Dîn lui avait dit : « Doucement, car autrement il n’y en aura pas pour tout le monde. » Saladin, en riant à son tour, répondit : « L’avarice appartient aux marchands et non aux souverains. Aussi ne distribue pas avec une seule main mais avec les deux209. » Vraie ou enjolivée, cette histoire illustre bien la différence d’image des deux souverains, Nûr al-Dîn étant perçu par ses contemporains comme un homme vertueux, bon administrateur mais plutôt austère, tandis que la générosité sans limite de son successeur était jugée excessive par certains.

Les ouvrages relatant les faits et gestes de Saladin n’étaient pas les seuls vecteurs de cette image du souverain idéal. Sa titulature, composée d’une suite de titres honorifiques et de qualificatifs élogieux, qui figurait en bonne place en tête des documents officiels, sur ses monnaies, ses fondations monumentales et certains objets mobiliers, y contribuait aussi210. Saladin n’innovait pas dans ce domaine, car telle était l’habitude des souverains de son temps, mais la série d’épithètes et de titres accolés à son nom était destinée à souligner tout particulièrement son rôle d’unificateur de l’Islam, choisi par Dieu, sa bravoure et ses victoires contre les Francs. Le premier titre qu’il porta dès le début de sa carrière en Syrie était celui de Salâh al-Dîn (rectitude de la religion) que les auteurs latins traduisirent par Salahadinus ou Saladinus, nom sous lequel il resta désormais connu. De nombreux autres qualificatifs lui furent décernés une fois son pouvoir installé : « sultan de l’islam et des musulmans, assisté et secouru [de Dieu], combattant de la guerre sainte, combattant aux frontières, celui qui unit la parole de la foi, subjugueur des adorateurs de la croix, ami dévoué de l’émir des croyants, vivificateur de la dynastie de l’émir des croyants, maître de la gloire, de la puissance et de la victoire éclatante, libérateur de Jérusalem des mains des polythéistes, serviteur des deux nobles Sanctuaires211. »

Souligner ainsi le caractère victorieux d’un souverain n’avait rien de très original et se pratiquait depuis des siècles. Mais alors qu’à l’époque antique les succès éclatants d’un roi permettaient de le considérer comme un homme au-dessus des hommes, un intercesseur entre les hommes et Dieu, et conduisait parfois à lui rendre un véritable culte, en Islam, l’accent fut plutôt mis sur l’humilité du souverain victorieux « ombre de Dieu sur terre212 ». ‛Imâd al-Dîn exprime bien cette idée dans cet extrait écrit, en 1188, au lendemain de la prise du château de Burzayh :

Ces châteaux que nous avons pris, ces lieux fortifiés dont nous nous sommes emparés, si Allah avait simplement confié à notre effort personnel la prise d’un seul d’entre eux, elle eût certes été impossible, à supposer même que toutes les armées de l’univers fussent venues à notre aide. Mais Allah a rendu l’entreprise simple et facile, donné victoire et succès, fait descendre le triomphe213.

Le souverain, et le calife en particulier, tirait toujours son pouvoir de Dieu et ne méritait sa fonction que dans la mesure où il respectait la loi religieuse. Il se devait, par conséquent, de rester modeste face à cette toute-puissance divine, comme le dit encore le calife de Bagdad en remettant à Saladin l’investiture sur la Syrie et sur l’Égypte, en 1175 :

Prends garde à regarder tes efforts avec admiration en disant : « J’ai conquis tous ces territoires après que beaucoup d’autres y eurent renoncé. » Mais sache que la terre revient à Dieu et à Son Prophète et après lui à son calife. Le mérite ne revient pas à l’esclave qui se fait musulman mais à Dieu qui fait don de l’islam à Son esclave214.

La hiérarchie des pouvoirs, ici très clairement rappelée par le calife, se reflétait aussi dans la titulature de Saladin. Des expressions telles que « ami dévoué (ou associé) de l’émir des croyants » et « vivificateur de la dynastie de l’émir des croyants » évoquaient son rôle d’auxiliaire et de subordonné du calife, tandis que sur les monnaies figuraient toujours au recto le nom du calife et au verso celui de Saladin215.

L’exercice du pouvoir dans le monde abbasside se concevait donc nécessairement comme une délégation du pouvoir califal. Mais il y avait plusieurs niveaux de délégation et les détenteurs du pouvoir politique et militaire pouvaient être sultans, rois (malik), émirs ou atabegs. Apparu comme un titre souverain au milieu du XIe siècle et décerné pour la première fois par le calife abbasside au Seljoukide Toghril Beg, le titre de sultan était, sans conteste, le titre le plus élevé qu’un prince musulman pût obtenir. Il resta réservé à la branche principale des Seljoukides d’Iran et d’Irak jusqu’au milieu du XIIe siècle, avant que les Seljoukides d’Anatolie et les Khwarizmiens d’Asie centrale ne se l’approprient aussi. Dans le cas de Saladin, l’usage de ce titre fut plus complexe. Dès l’époque où il fut vizir au Caire, il reçut du calife fatimide le titre d’al-Malik al-Nâsir (le Roi qui apporte son secours) et fut appelé « al-sultân » comme l’étaient traditionnellement les vizirs de cette dynastie216, sans que ce titre ne revête la même importance que dans le monde abbasside. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Saladin est très souvent appelé sultan dans la littérature de son époque, bien que certains auteurs syriens ou irakiens ne lui appliquent ce terme qu’avec une certaine précaution. L’historien alépin Ibn al-‛Adîm, par exemple, ne le nomme ainsi qu’après sa conquête d’Alep, en 1183, et le désigne jusque-là sous son seul titre d’al-Malik al-Nâsir, pour bien marquer le début de son règne sur la Syrie du Nord, tandis qu’Ibn al-Athîr l’appelle simplement Salâh al-Dîn et réserve le titre de sultan aux souverains seljoukides d’Iran et d’Irak.

Même si de nombreux historiens prirent l’habitude de l’appeler sultan dès la fin du XIIe siècle, ce titre ne lui fut jamais décerné officiellement par le calife de Bagdad et Saladin ne le fit jamais inscrire sur ses documents officiels, ses monuments ou sa monnaie. Le titre de « sultan de l’islam et des musulmans » fréquemment mentionné dans sa titulature à partir du début des années 1180, ainsi que celui plus rare de « sultan des armées musulmanes » n’ont pas la même signification politique, comme l’a très bien montré Nikita Elisséeff dans son étude de la titulature de Nûr al-Dîn. Pour apparaître comme un titre souverain, il fallait, en effet, que le terme de sultan figurât seul en tête du protocole, précédé de « notre maître » (mawlâna al-sultân) ou suivi d’al-Malik (al-sultân al-Malik al-Nâsir).

Pour Saladin ce ne fut pas le cas217, à l’exception, peut-être de neuf coupes magiques en cuivre, fabriquées à La Mecque et aujourd’hui conservées en divers musées et collections particulières. Ces coupes, de facture presque identique, datées de 1184, sont couvertes d’inscriptions qui indiquaient leurs nombreux pouvoirs de guérison : piqûres de scorpion et de serpent, fièvres, migraines, douleurs de l’enfantement, rage, dysenterie, épilepsie, envoûtement, turbulence des enfants, etc. On y trouve aussi une inscription qui commence par « Notre maître le sultan218 ». Le titre de sultan est donc ici bien mis en valeur en tête du protocole. La date et le lieu de fabrication de ces objets ont laissé penser qu’ils furent peut-être offerts à Saladin par son frère Tughtegin, envoyé peu de temps auparavant au Yémen, ou par l’émir de La Mecque ou encore par quelque riche pèlerin musulman. Mais Gaston Wiet a jadis remis en cause cette attribution en faisant très justement remarquer que ni le titre d’al-Nâsir ni celui de Salâh al-Dîn n’étaient mentionnés. La mention même de « notre maître le sultan » qui ne figure sur aucune autre inscription de Saladin n’encourage pas à reconnaître dans ces inscriptions une allusion à Saladin219. Ces coupes ont très probablement été fabriquées postérieurement à Saladin par un artisan qui voulut les lui attribuer en reproduisant, toutefois, une titulature plus proche de celles qui étaient en usage à son époque qu’à celle de Saladin. Cette hypothèse est confirmée par l’observation d’Eva Baer selon laquelle l’usage de décorer les objets en métal de longues inscriptions mentionnant le nom et les titres de leur propriétaire ne se répandit en Syrie et en Égypte qu’au début du XIIIe siècle, pour atteindre son apogée à l’époque mamelouke220. De nombreux indices incitent donc à penser que ces coupes n’étaient pas destinées à Saladin. On ne saurait, en tout cas, se fonder sur elles pour attester qu’il porta officiellement le titre de sultan.

La situation changea à partir des dernières années du XIIe siècle, avec la disparition de la dynastie seljoukide d’Iran et d’Irak. Le titre de sultan se déprécia alors considérablement et fut porté par de nombreux souverains musulmans qui n’attendaient plus que le calife le leur reconnût officiellement. C’est ainsi qu’un certain nombre de princes ayyoubides – et pas seulement les chefs de la dynastie – le firent inscrire dans leur titulature221. Au XIVe siècle, à l’époque où le califat abbasside de Bagdad avait disparu et alors qu’il ne subsistait plus qu’un calife fantoche au Caire, l’auteur égyptien al-Subkî établissait une hiérarchie entre le sultan, le roi (malik) et l’émir, en fonction de l’étendue du territoire contrôlé. C’est pourquoi, à ses yeux, Nûr al-Dîn n’avait jamais été sultan, à la différence de Saladin222. Mais on était, à cette époque, bien loin de la conception politique du sultanat seljoukide.

Au total, même si elle eut tendance à s’amplifier au fil des ans, la titulature de Saladin resta relativement modeste comparée à celle de ses successeurs ou à celle de certains de ses contemporains dont le pouvoir était pourtant inférieur au sien223. Avant lui Nûr al-Dîn avait bien davantage multiplié les épithètes, notamment celles qui mettaient en valeur ses qualités de souverain pieux et ascète. Saladin retint surtout les titres honorifiques qui soulignaient son rôle d’unificateur des musulmans, de combattant du jihad, et d’auxiliaire du calife, indiquant par là les thèmes prioritaires de son action.

Saladin, Joseph et Salomon

Les armées de Salomon composées de djinns, d’hommes et d’oiseaux furent rassemblées et placées en rang.

Quand elles arrivèrent à la vallée des fourmis, une fourmi dit : « Ô vous les fourmis ! Entrez dans vos demeures de peur que Salomon et son armée ne vous écrasent sans s’en apercevoir224. »

Saladin est souvent comparé par ses panégyristes à Joseph et à Salomon, deux figures bibliques très présentes dans le Coran et la littérature religieuse, mais aussi dans plusieurs contes édifiants, très populaires au Moyen Âge, qui racontent la vie des prophètes préislamiques. Le respect qui entoure ces derniers dans le Coran et le grand succès rencontré par les différentes versions de ces contes expliquent la fréquence avec laquelle les musulmans les utilisèrent pour défendre une cause, un personnage vénéré ou un dirigeant charismatique. Ainsi l’histoire de Moïse et du Pharaon servit de référence aux premiers chiites qui s’identifièrent, dans le cadre de leur propagande anti-omeyyade, au petit nombre de ceux qui n’apostasièrent pas lorsque Moïse était sur le mont Sinaï225. L’imâm al-Shâfi‛î, fondateur de l’école juridique qui porte son nom, fut lui aussi comparé, à l’époque de Saladin ou peu après, au prophète Noé, pour justifier le programme de restauration du sunnisme en Égypte après la chute des Fatimides : de même que Noé sut conduire et préserver une minorité d’élus fidèles à Dieu, de même ceux qui suivront al-Shâfi‛î resteront fidèles à l’orthodoxie sunnite et mettront fin à l’hérésie chiite. Cette comparaison se reflète jusque dans le programme architectural de son mausolée, édifié au Caire en 1211, où l’on peut encore lire, sur l’un des pendentifs de la coupole, un verset du Coran évoquant Noé et voir, sur son sommet, une barque comparable à l’arche du prophète226.

Dans le cas de Saladin, les raisons du rapprochement avec Joseph et Salomon sont multiples. Si l’homonymie ou la ressemblance des situations ont certainement joué un rôle important, il est évident que ce choix reflétait aussi une idéologie politique et religieuse. Salomon fut, avec Abraham sans doute, l’une des figures bibliques les plus populaires dans le monde musulman, de la péninsule Ibérique à l’Asie centrale, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. Innombrables sont les lieux de pèlerinage liés à son souvenir. En Syrie-Palestine, Jérusalem mais aussi Gaza où il serait né, Hébron dont il construisit le premier édifice, Tibériade à proximité de laquelle il aurait élevé un établissement thermal, Baalbek et Palmyre qui auraient été édifiées par lui, sont toutes des villes où l’on vénérait sa mémoire. Le géographe Yâqût disait avec une certaine lucidité que chaque fois que des habitants ignorent l’origine d’une construction étonnante, ils la font remonter à Salomon aidé des djinns227. Désigné dans le Coran comme un véritable apôtre d’Allâh, un messager divin, un prototype de Muhammad, son image fut toujours celle d’un souverain régnant sur un vaste royaume, juste, prudent, perspicace, choisi et aidé par Dieu dont il reçut de nombreux pouvoirs sur la nature et les démons228. « Nous avons soumis le vent à Salomon » dit le verset 81 de la XXIe sourate du Coran, cité par le calife dans sa lettre d’investiture à Saladin en 1175 pour évoquer la flotte qu’il allait devoir équiper.

Salomon est aussi associé dans la tradition islamique à la fondation de Jérusalem et à la construction du Temple à l’emplacement même où furent élevées à l’époque omeyyade la Coupole du Rocher et la mosquée al-Aqsâ. Parmi les nombreuses légendes le concernant, l’une d’elles voulait même qu’il fût enterré dans la Coupole du Rocher. Il n’est donc pas étonnant que l’entourage de Saladin ait choisi cette figure emblématique pour mettre en valeur son action de souverain juste, conquérant de Jérusalem et vainqueur des Francs.

Pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette identification est antérieure à la prise de Jérusalem. Elle s’exprimait déjà, au lendemain de la prise d’Alep par Saladin, en 1183, dans l’adoption du principal attribut de Salomon, son fameux sceau ou anneau-talisman formé d’une étoile à six branches. Les monnaies d’argent qu’il fit frapper dans cette ville furent toutes ornées de ce motif à l’intérieur duquel se détachait une inscription au nom du calife et en son nom propre. Ce motif ne fut employé que pour le monnayage d’Alep, à l’exception de quelques monnaies d’argent frappées en Haute-Mésopotamie229. Le choix qu’en fit Saladin avait certainement une portée symbolique. L’importance qu’Alep revêtait à ses yeux, la résistance qu’elle opposa à son expansion et sa reddition après négociations, n’étaient pas sans rappeler le récit dans le Coran de l’affrontement entre la reine de Saba et Salomon ainsi que les négociations qui permirent finalement au roi de mettre la main sur ce royaume tant convoité230. En affichant le sceau de Salomon sur la monnaie, objet symbolique entre tous du pouvoir et de la légitimité du souverain, Saladin s’identifiait à un personnage dont l’autorité et la puissance étaient respectées par tous les musulmans. Vers la même époque, l’étoile à six branches orna aussi, avec d’autres symboles du pouvoir tels le lion ou l’épée recouverte d’un bouclier, l’entrée monumentale de la forteresse de Sadr qu’il fit édifier à l’ouest de la péninsule du Sinaï. Un motif qui se retrouvait jusque dans la forme des oculi du bain de la forteresse231.

D’autres allusions à Salomon transparaissent dans les récits des exploits de Saladin. Al-Fâdil écrit à propos des Nubiens, en décembre 1172, qu’ils ressemblaient aux « fourmis écrasées par Salomon232 », une allusion claire au verset du Coran cité plus haut, et selon ‛Imâd al-Dîn, Jérusalem reconquise fut l’objet de tous les soins de Saladin à cause de son caractère de troisième ville sainte de l’islam, mais aussi parce qu’elle abrita « le trône de Salomon et l’oratoire de David233 ». Saladin, un nouveau Salomon, protégé de Dieu, souverain puissant et juste auquel nul ne résiste, refondateur de Jérusalem, telle est l’image qui se dégage de ces témoignages234.

La comparaison entre Saladin et Joseph fut, elle, davantage dictée par leur homonymie – Yûsuf, le nom de Saladin, est la traduction arabe de Joseph – et par la ressemblance de certains épisodes de leur vie235. En Égypte, de nombreux lieux gardaient le souvenir de Joseph et devinrent des buts de pèlerinage pour les juifs, les chrétiens et les musulmans ; son tombeau, situé par la tradition dans un village près de Naplouse, attirait de nombreux visiteurs236. Joseph est, en effet, une figure importante du Coran dans lequel il apparaît comme un prophète précurseur de Muhammad, incarnant savoir, clémence et droiture, et prêchant la foi en un seul Dieu. La sourate XII porte son nom et raconte son histoire à travers un récit fortement influencé par les traditions juives et chrétiennes mais également empreint d’anciennes légendes égyptiennes et grecques. Joseph connut par conséquent un très vif succès dans la littérature arabo-musulmane postérieure, qu’elle fût religieuse ou profane.

Les auteurs se plurent à faire de Saladin un nouveau Joseph en rapprochant non seulement leur nom mais aussi celui de leur père Ya‛qûb (Jacob) et Ayyûb, aux consonances similaires, que les poètes faisaient rimer dans leurs vers. Comme Joseph, Saladin quitta plus ou moins contre son gré la Syrie-Palestine pour aller s’installer en Égypte ; comme lui, il fit venir son père et ses frères auprès de lui237. L’une des lettres de Saladin à son frère Tûrânshâh commençait par ce verset du Coran (XII, 90) : « Je suis Joseph et voici mon frère. Dieu nous a accordé sa faveur. Que celui qui le craint et qui est patient sache que Dieu ne laisse pas perdre la récompense de ceux qui font le bien. » Comme Joseph, sorti de rien, Saladin devint le bras droit du souverain et gouverna l’Égypte. Il renversa les Fatimides et s’empara du pouvoir : « Le royaume des pharaons a pris fin et celui de Joseph a commencé » écrivait Bar Hebraeus238. La droiture et les qualités morales de Joseph furent comparées à l’action de Saladin en faveur du droit et de la justice. Évoquant la nomination de Saladin aux fonctions de chef de la police à Damas, et en référence à l’histoire bien connue de la femme de Putiphar cherchant à séduire Joseph, le poète al-‛Arqala écrivit :

Le titre même qu’Ibn Shaddâd donna à sa biographie de Saladin, Le Livre des faits rares du sultan et des bienfaits de Joseph, est révélateur. Al-Fâdil se réjouit, lui aussi, à l’occasion de la naissance du douzième enfant de Saladin, que Dieu lui ait accordé une étoile de plus qu’à Joseph dont le Coran (XII, 4) révèle qu’il vit onze étoiles se prosterner devant lui. À la mort de son maître, il écrivit encore :

La nuit où mourut le sultan, quelqu’un entendit en songe une voix qui disait : « Cette nuit, Joseph est sorti de sa prison », ce qui est conforme à cette parole du Prophète : « Ce monde est la prison du vrai croyant et le paradis de l’infidèle. » En effet, notre Joseph – que Dieu lui soit miséricordieux – était ici-bas dans une prison en comparaison de la place qu’il occupe dans l’autre monde. Que Dieu fasse grâce à son âme et lui ouvre le paradis : c’est la victoire suprême que le sultan ambitionnait240 !

Certes, la comparaison avait ses limites. Le pacifisme de Joseph était loin d’évoquer le jihad de Saladin et ce dernier appauvrit l’Égypte bien plus qu’il ne remplit ses caisses. Mais là n’était pas le propos de ses panégyristes qui, pour glorifier l’action de leur maître, ne retinrent que les aspects qui rapprochaient les deux hommes, tous deux élus et récompensés par Dieu, fidèles parmi Ses serviteurs, dotés de sagesse et de science et défenseurs de la « vraie » religion d’Abraham241.

Identifier un souverain à un prophète préislamique vénéré par l’islam répond donc à plusieurs objectifs. C’est d’abord le rapprocher d’un modèle de sainteté puisque les saints apparaissent souvent comme les héritiers d’un ou plusieurs prophètes. C’est aussi lui donner un modèle à suivre et influencer peut-être son comportement. C’est enfin un excellent moyen de propagande pour affirmer sa légitimité et son autorité aux yeux d’une population très imprégnée de ces images prophétiques, non seulement au travers d’une abondante littérature légendaire mais aussi, et peut-être surtout, grâce à la popularité des nombreux lieux de pèlerinage liés au souvenir de ces grandes figures religieuses, en Syrie-Palestine comme en Égypte.

Un sultan sans défaut ?

À première vue, les qualités et les vertus de Saladin sont davantage mises en valeur que ses défauts. Pourtant les textes ne manquent pas d’allusions plus ou moins voilées à certaines de ses faiblesses, souvent présentées comme le revers de ses qualités. Inversement, les erreurs de Saladin sont quelquefois soulignées afin de montrer ses dispositions à reconnaître et à réparer ses torts et faire ainsi ressortir son mérite.

Sa générosité, par exemple, est parfois jugée excessive et lui est reprochée lorsqu’elle est cause d’imprévoyance et de mauvaise administration. Ainsi en 1187, son fidèle secrétaire ‛Imâd al-Dîn se lamente devant la dispersion des richesses de la ville d’Acre récemment reconquise :

Saladin eut l’occasion de répondre à cette accusation, car ce passage fut lu en sa présence en 1192. Il rejeta la responsabilité du gaspillage sur son fils al-Afdal, son neveu Taqî al-Dîn et l’émir kurde Diyâ’ al-Dîn al-Hakkârî, mais cette réponse ne convainquit qu’à moitié un historien comme Ibn al-Athîr pour qui les très grandes richesses d’Acre furent beaucoup trop généreusement distribuées par Saladin et son fils à leur entourage243. ‛Imâd al-Dîn lui fit implicitement le même reproche lors de la reconquête de Jérusalem. Il estime à deux cent mille dinars les rançons qu’auraient dû payer le patriarche latin et les veuves d’Amaury et de Renaud de Châtillon, une somme considérable que Saladin laissa filer244. Il rapporte aussi les paroles d’al-‛Âdil qui dit qu’il fit porter à Saladin soixante-dix mille dinars, un soir, mais qu’au matin, son trésorier revint réclamer de l’argent car tout avait été distribué dans la nuit245. Il ajoute qu’après la prise de Jérusalem Saladin continua de distribuer cadeaux et largesses :

Au-delà de la générosité excessive de Saladin c’est bien son manque d’organisation et de prévoyance qui est dénoncé. Ainsi, même Ibn Shaddâd remarque que les fonctionnaires du Trésor public étaient parfois obligés de dissimuler des sommes d’argent afin de faire face aux frais les plus urgents, sachant que sinon Saladin les dépenserait aussitôt247.

Son image de souverain constamment à l’écoute de son peuple est elle aussi parfois écornée. À la fin de l’année 1188, alors qu’il assiège la forteresse de Safad, une délégation de notables égyptiens arrive auprès de lui. Saladin se plaint alors d’être sans cesse importuné par des doléances et songe même à les renvoyer :

Avant moi, les sujets craignaient les souverains, les fuyaient et avaient peur de subir à cause d’eux quelque malheur. Aujourd’hui, ils se pressent autour de nous et viennent nous voir au point qu’ils nous ennuient et nous lassent ; dès que nous chevauchons ou que nous marchons, ils rivalisent d’histoires à raconter et nous enivrent avec leurs angoisses.

Al-Fâdil le sermonne alors gentiment et le rappelle à ses devoirs en disant :

Tu devrais être le premier à remercier Dieu de ce bienfait. [...] Aujourd’hui, c’est toi qui es le sultan de tous et Dieu a dirigé vers toi et vers tes bonnes actions les espoirs de les voir s’accomplir. Tous ces gens divers se sont rassemblés devant ta porte et sont venus vers toi car après Dieu, ils ne trouvent que toi et ta libéralité. Sois donc généreux envers tes visiteurs248 !

Un appel que Saladin, nous dit-on, s’empressa d’entendre, jurant qu’il ne fermerait plus jamais sa porte à quiconque le solliciterait.

Saladin ne fut pas non plus, en toute occasion, le sultan juste, doux et magnanime dont nous avons gardé l’image. Ibn al-Athîr l’accuse, au début de son règne, d’avoir fermé les yeux sur les exactions de ses émirs et de ses soldats à Damas, rompant avec la conduite de justice irréprochable de Nûr al-Dîn. Alerté par ses proches, Saladin se reprit, nous dit-il, et répara ses erreurs. Le même historien ajoute que les conseils que tenaient les deux souverains étaient de nature fort différente. Dans celui de Nûr al-Dîn, il n’était question que de religion et de jihad. Dans celui de Saladin, en revanche, le vacarme des discussions était si assourdissant que le grand traditionniste Ibn ‛Asâkir ne put se faire entendre lorsqu’il y assista pour la première fois en 1174 à Damas. Quand Saladin lui demanda, plus tard, les raisons de ses absences du conseil, il répondit :

On peut, certes, émettre quelques doutes sur l’objectivité d’Ibn al-Athîr en raison de son parti pris en faveur des Zenguides, mais on notera que ses remarques n’ont pas uniquement pour but de dénigrer Saladin puisque chaque fois il ajoute qu’il fit amende honorable. C’est plutôt son manque d’expérience gouvernementale qui est souligné, à une époque – au tout début de son règne – où il devait apparaître, aux yeux de la population, davantage comme un soldat que comme un souverain. En tout cas, la rapidité avec laquelle Saladin s’efforça de réagir à ces critiques montre à quel point il était soucieux de soigner son image et de la modeler le plus possible sur celle de Nûr al-Dîn.

Saladin sut aussi se montrer impitoyable dans les châtiments qu’il imposa à ses ennemis prisonniers et ne recula pas, en certaines occasions, devant l’emploi de la violence. Celle-ci, nous l’avons dit, était inhérente au monde dans lequel il vivait250. Au niveau de l’État, pour être justifiée la violence devait toutefois répondre à certaines règles et était en principe limitée par la loi religieuse que le souverain plus que tout autre se devait de respecter. Mais il faut distinguer dans ce cas deux types de violence. Celle qui s’exerçait dans la guerre, en particulier dans le combat contre les infidèles, était non seulement légitime mais recommandée pour assurer la victoire et la sécurité de l’Islam. On aura l’occasion d’en reparler plus loin. Celle qu’un souverain exerçait à l’intérieur du territoire contre des prisonniers, des rebelles ou des hérétiques était, elle, plus discutable et donnait souvent lieu à des précautions juridiques et à des justifications idéologiques. Dans ce cas mieux valait, en effet, prendre l’avis de juristes compétents à qui le souverain demandait d’émettre une fatwa pour légitimer l’acte violent qu’il s’apprêtait à commettre. À plusieurs reprises, Saladin demanda des fatwas aux oulémas afin de l’autoriser à exécuter des prisonniers tels que le poète pro-fatimide al-‛Umâra, accusé de rébellion en 1174, ou le mystique iranien al-Suhrawardî, accusé d’hérésie en 1191251. D’autres fois, la violence exercée contre des prisonniers était simplement justifiée par un manquement aux règles de l’honneur sur lesquelles, en Orient comme en Occident, se fondait la société de ce temps-là. C’est ainsi que l’exécution du vizir Shâwar, qui marqua l’émergence de la dynastie ayyoubide en Égypte, fut justifiée par sa traîtrise et sa félonie. De même, la décision de faire décapiter Renaud de Châtillon après la bataille de Hattîn fut légitimée par sa constante violation des trêves qu’il signait. Enfin, la violence qu’exerça Saladin à l’encontre des prisonniers francs qui tombaient entre ses mains, après la reprise d’Acre par les Francs, en 1191, fut avant tout motivée par le massacre des prisonniers musulmans au mépris de la parole donnée.

Mais au-delà de cette violence « légitime », Saladin se laissa aussi tenter par une violence plus ordinaire et se fit parfois rappeler à l’ordre par ses proches. C’est ‛Imâd al-Dîn qui se vante de l’avoir remis dans le droit chemin, en 1176, lors du siège de ‛Azâz lorsque ses troupes s’emparèrent de l’un des cavaliers alépins qui harcelaient l’armée de Saladin. Celui-ci voulut lui faire couper la main, tel un vulgaire voleur, mais ‛Imâd al-Dîn lui fit remarquer que ce comportement était contraire à la loi religieuse. Saladin accepta le reproche et modifia son attitude. Arrivé sur ces entrefaites son cousin s’indigna devant ce qu’il appela une lâcheté mais le sultan le sermonna et calma sa colère252.

Le récit de ‛Imâd al-Dîn était sans doute autant destiné à le mettre lui-même en valeur qu’à souligner les vertus d’un souverain qui, après s’être ressaisi, retrouve son calme et sa droiture. Il ne laisse pas moins entrevoir – pour ainsi dire malgré lui – une réalité sur le terrain bien différente de l’image idéale de Saladin diffusée par ailleurs. Une réalité illustrée par une autre anecdote rapportée par le même auteur. En 1178, alors que Saladin se trouvait en Syrie, des prisonniers francs lui furent amenés. Il ordonna de les faire tous exécuter par des oulémas. Le prisonnier que ‛Imâd al-Dîn aurait dû tuer de ses mains était un jeune garçon qu’il demanda à garder comme esclave et qui fut finalement échangé contre un prisonnier musulman. Cette pratique de faire exécuter les prisonniers par des notables religieux n’était pas propre à Saladin, mais al-Fâdil la condamne au nom de la loi islamique qui interdit l’exécution de prisonniers sans défense253.

Saladin se vit aussi reprocher parfois son intransigeance. Quand il refusa de répondre aux demandes de l’ambassade de Mossoul conduite par la fille de Nûr al-Dîn en 1185, il s’attira la réprobation non seulement des habitants de Mossoul et des partisans des Zenguides mais aussi d’al-Fâdil, au point qu’il regretta d’avoir perdu en cette occasion à la fois « sa bonne réputation et sa chance de prendre la ville254 ». Certains le soupçonnèrent même d’avoir été à l’origine de la mort de son cousin Nâsir al-Dîn Muhammad de Homs en 1186. Une accusation difficile à vérifier, démentie par l’attitude de Saladin à l’égard du fils héritier de son cousin, et qu’il faut probablement mettre sur le compte de la propagande zenguide.

Quelques récits laissent également entrevoir un Saladin moins courageux que celui qui nous est habituellement dépeint. ‛Imâd al-Dîn et Ibn al-Athîr racontent la peur qui s’empara de lui après l’attentat des Assassins contre sa personne, lors du siège de ‛Azâz. Il fit alors dresser, à l’extérieur de sa tente, une tour en bois dans laquelle il dormait, ne permettant plus à des inconnus de l’approcher255.

Sur le plan militaire, des erreurs tactiques furent à plusieurs reprises imputées à Saladin. En 1187, Ibn al-Athîr lui fait porter l’entière responsabilité de l’échec du siège de Tyr en disant qu’il eut tort de ne pas prendre la ville tant qu’elle était sans défense et d’avoir autorisé un si grand nombre de Francs à s’y réfugier, ce qui leur permit d’attendre l’arrivée des renforts occidentaux256. Sibt Ibn al-Jawzî est du même avis quand il estime que la décision de Saladin de laisser les Francs de Jérusalem partir vers Tyr fut une erreur lourde de conséquences qui permit la chute d’Acre durant la troisième croisade et le massacre des prisonniers musulmans. Mieux aurait valu, d’après lui, proposer aux Francs de se convertir à l’islam et en cas de refus les tuer257.

Même ‛Imâd al-Dîn, d’ordinaire si élogieux à l’égard de son maître, lui reproche entre les lignes des erreurs tactiques, comme celle qu’il commit fin août 1191 quand il ne répondit pas aux appels de son fils lui demandant des secours pour anéantir les Francs en marche vers le sud, entre Acre et Haïfa258. D’autres critiques voilées sont perceptibles dans ses lamentations face à la destruction des fortifications d’Ascalon ordonnée par Saladin en 1191 :

Si l’on avait pris soin de la mettre en état depuis le jour qu’elle avait été prise et gardée, sa force ne se serait point altérée, sa main ne se serait pas desséchée, ni sa pointe, émoussée, et l’on ne se serait pas lassé de l’aimer259.

De même lorsqu’il reprit Jaffa en 1192 en épargnant la citadelle, ce qui laissa le temps à Richard Cœur de Lion de revenir s’emparer de la ville :

Le repentir est inutile quand l’occasion est perdue. Si le sultan s’était abstenu de leur faire confiance, s’il avait continué à les affaiblir, nous aurions certainement détruit cette citadelle jusqu’aux fondements et nettoyé ce morceau de terrain260.

En d’autres occasions, c’est son manque d’autorité sur les troupes qui est implicitement mis en cause, comme à Burzayh et Lattaquié, en 1188, lorsque des pillages furent déplorés261 ou en 1191, lorsque ses troupes fatiguées devant Acre rechignèrent à lui fournir l’aide dont il avait besoin pour surprendre l’ennemi et sauver la garnison musulmane de la ville262. De même, en septembre 1191, lorsqu’il se heurta au refus de ses émirs de défendre Ascalon comme il l’eût souhaité : « Si tu veux la défendre, entre la défendre avec nous ou envoie l’un de tes fils aînés, car autrement aucun de nous n’y entrera de peur de subir le sort d’Acre », lui répondirent-ils et il dut se résoudre à la faire détruire263.

En juillet 1192, à Jaffa, la situation n’était guère meilleure et il ne réussit pas à mobiliser ses troupes, trop occupées à piller la ville, pour s’emparer de la citadelle avant que Richard Cœur de Lion ne se porte à son secours. La conduite indisciplinée des soldats freina l’évacuation de la citadelle par les Francs qui avaient accepté de se rendre, et permit finalement au souverain anglais de reprendre le dessus. Ibn Shaddâd ne manque pas de relever qu’il aurait fallu se montrer plus intransigeant avec la garnison de Jaffa, que le sultan était de son avis, mais que l’armée n’était guère disposée à lui obéir. Ibn al-Athîr est encore plus explicite quand il décrit les querelles à l’intérieur même de l’armée musulmane entre les émirs de Saladin et ses propres mamelouks, chacun se disputant le butin264.

Une lecture attentive des sources permet donc de discerner, non sans mal parfois, ce que furent sans doute les faiblesses de Saladin. Mais il est clair que l’image qui s’en dégage est beaucoup plus positive que négative, y compris dans les œuvres des auteurs qui se montrent les plus critiques à son égard. Essayer, comme nous l’avons fait, de dessiner les contours de cette image sans perdre de vue la propagande dans laquelle elle s’inscrivait, ne signifie pas que Saladin ne possédait aucune des vertus qui lui étaient attribuées. La confrontation des témoignages, notamment des sources qui lui sont a priori moins favorables, indique que certaines de ces qualités ne peuvent lui être déniées. Mais l’insistance mise par ses proches à glorifier ses vertus et ses actions signifie que pour gouverner, Saladin devait soigner son image et la faire correspondre autant que possible à celle largement répandue du souverain idéal, défenseur de l’Islam et protecteur de ses sujets. Cela était d’autant plus important, dans le cas de Saladin, qu’il avait en face de lui de nombreux adversaires et devait faire oublier son absence de légitimité dynastique. On ne peut perdre de vue, toutefois, que si son image de sultan idéal s’est imposée avec autant de force, ce n’est pas seulement parce qu’il avait de bons propagandistes, mais aussi et surtout parce que ses victoires sur le terrain furent réelles et revêtirent, du fait de la reconquête de Jérusalem, aux yeux de l’Islam tout entier une très grande portée symbolique.