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Les enjeux stratégiques

Les terrains d’affrontement avec les Francs étaient nombreux et ne revêtaient pas tous la même importance stratégique. Défendre l’Égypte, interdire aux Francs l’accès à la mer Rouge, c’est-à-dire aux lieux saints de l’Islam et au commerce de l’océan Indien, et assurer la sécurité des communications entre l’Égypte et la Syrie, furent une priorité absolue pour Saladin. Ce n’est que plus tard qu’il se consacra à libérer la Syrie-Palestine – Jérusalem en particulier – de l’emprise des Francs.

La défense de l’Égypte

En 1168, l’échec d’Amaury de Jérusalem, en Égypte, n’enleva pas l’espoir aux Francs de mettre la main sur cette région dont le contrôle leur semblait primordial tant pour empêcher l’envoi de renforts aux musulmans de Syrie que pour son importance économique. Dès l’automne 1169, nous l’avons dit, Saladin dut faire face à une nouvelle attaque franco-byzantine contre Damiette, et l’année suivante ses expéditions à la frontière méridionale des territoires francs, du côté de Gaza et Dârûm, eurent pour principal objectif de ruiner ces localités qui servaient de point d’appui aux Francs pour leurs expéditions contre l’Égypte83.

En juillet 1174, alors que la succession de Nûr al-Dîn n’était pas encore réglée, une escadre envoyée, cette fois, par le roi normand de Sicile, Guillaume II (1166-1189), fit son apparition au large d’Alexandrie. Cette expédition, qui mobilisait d’importants moyens, répondait non seulement aux intérêts commerciaux des Siciliens mais aussi au désir de Guillaume II de se poser en « protecteur des chrétiens d’outre-mer ». Dans une lettre adressée à un émir de Syrie, Saladin affirmait qu’il y avait là deux cents navires transportant chacun cent cinquante fantassins, soit trente mille hommes. Quelque trente-six autres navires transportaient mille cinq cents cavaliers (mille lanciers et cinq cents turcoples plus légèrement armés) et leurs chevaux, tandis que quarante-six bateaux étaient chargés de serviteurs, d’artisans et de tout l’approvisionnement en vivres et en matériel de guerre, y compris le bois pour la construction des machines de siège et les blocs de pierre nécessaires au fonctionnement des mangonneaux. Il est toujours difficile de faire la part de l’exagération dans les nombres avancés, mais il ne fait aucun doute qu’il s’agissait là d’une expédition très importante. Le 28 juillet 1174, lorsque les navires siciliens apparurent à l’horizon, Saladin se trouvait encore à Fâqûs, à près de deux cents kilomètres d’Alexandrie. Il fit aussitôt renforcer les fortifications de Damiette et envoya des secours à Alexandrie. Les Siciliens tentèrent de prendre celle-ci d’assaut mais, face à la résistance musulmane, ils durent assez vite se replier. Ils rembarquèrent, le 1er août, laissant derrière eux de nombreux prisonniers et tués et « ne purent en réchapper que les chevaliers qui arrachèrent leurs vêtements et se jetèrent à la mer » pour regagner leurs bateaux84.

Les Occidentaux ne renoncèrent pas pour autant à leurs expéditions contre l’Égypte. À deux reprises, en 1175-1176 puis en 1177-1178, les Siciliens menèrent de nouvelles attaques sur le port de Tinnis à l’est du Delta. La seconde fois, ils prirent et incendièrent la ville85. En 1177, l’arrivée de Philippe, comte de Flandre, en Terre sainte laissa espérer au jeune roi lépreux de Jérusalem, Baudouin IV, et aux envoyés byzantins qui se trouvaient à sa cour, qu’il serait possible d’organiser une nouvelle expédition. Un espoir vite déçu en raison du refus de Philippe de Flandre d’y participer.

En 1181, de nouveaux raids furent lancés par les Francs contre al-‛Arîsh à la frontière égyptienne et à Tinnis où ils s’emparèrent de navires marchands86, et, trois ans plus tard, les Francs profitèrent de l’absence des troupes égyptiennes, appelées par Saladin en Syrie, pour attaquer Fâqûs, à l’est du Delta, et faire de nombreux prisonniers. Les habitants de Bilbays, un peu plus au sud, craignant d’être assaillis à leur tour, s’enfuirent massivement pour se réfugier au Caire et les soldats de l’armée égyptienne en profitèrent pour piller la ville ainsi abandonnée87.

 

Le danger d’une occupation de l’Égypte par les Siciliens ou par les Francs était donc réel et, même si ces derniers ne parvinrent pas à coordonner leurs offensives pour s’emparer durablement du pays, les raids qu’ils lançaient désorganisaient la vie économique et appauvrissaient la région du Delta. Très vite, Saladin en prit conscience et dès les premières années de son règne il fit entreprendre d’importants travaux de fortification au Caire et dans les villes situées en bordure de la Méditerranée. En 1171, à peine nommé vizir, il alla en personne inspecter les murailles d’Alexandrie où il fit restaurer les parties détruites du rempart et des tours ; cette même année, il confia la surveillance des travaux de restauration du rempart de la partie fatimide du Caire qu’on appelait al-Qâhira à l’un de ses hommes de confiance, l’eunuque Qarâqûsh al-Asadî88.

Al-Qâhira était protégée depuis sa fondation, en 969, par une enceinte qui fut restaurée et remaniée à plusieurs reprises. Plus au sud, l’ancienne ville de Fustât, fondée par les conquérants arabes du VIIe siècle, qui avait continué d’accueillir la plus grande partie de la population – al-Qâhira étant réservée aux Fatimides, à leur entourage, leur armée et leur administration –, n’avait, en revanche, jamais bénéficié de la protection d’une muraille. Le dernier vizir fatimide, Shâwar, avait bien pensé à un tel projet et avait même commencé la construction d’un rempart percé de huit portes, qu’il n’eut pas le temps d’achever avant sa mort.

C’est probablement ce projet qui fut repris par Saladin, en 1176, avec une ampleur nouvelle, car il s’agissait, cette fois, de réunir al-Qâhira et Fustât à l’intérieur d’une même enceinte qui, du nord au sud, mesurerait près de vingt kilomètres89. Les deux villes étaient alors séparées par de vastes zones non construites, mais plutôt que de les entourer chacune d’un rempart, Saladin préféra les réunir afin, disait-il, de n’y mettre qu’une seule garnison. Le souvenir de l’incendie de Fustât ordonné par Shâwar, en 1168, pour éviter qu’elle ne tombât aux mains des Francs, était encore dans toutes les mémoires et Saladin était prêt à se lancer dans des travaux de très grande ampleur pour éviter que cela ne se reproduise. Nul doute qu’il fut aussi encouragé dans son entreprise par l’exemple de Nûr al-Dîn qui avait réalisé, en Syrie, de très nombreuses restaurations de fortifications90. Commencée à l’automne 1176, la construction du rempart se poursuivait encore soixante ans plus tard. Les vestiges actuellement conservés, au nord et à l’est de la ville, ainsi que les fouilles effectuées à Fustât ont montré que le rempart fut effectivement construit, au nord et à l’est, sous le règne de Saladin, avant de se poursuivre vers le sud sous le règne de ses successeurs. On commença même à creuser un fossé à l’extérieur de la muraille nord-est en 1192. En revanche, la partie du mur occidental qui devait longer le Nil ne fut jamais réalisée, le fleuve assurant déjà une protection efficace de la ville de ce côté-là91.

L’autre grand projet de Saladin fut la construction d’une importante citadelle englobée dans la partie orientale de l’enceinte, entre al-Qâhira et Fustât, sur un escarpement avancé du plateau d’al-Muqattam92. Que Saladin ait souhaité, par ces grands travaux, protéger l’ensemble de l’agglomération ne fait aucun doute, mais il est probable qu’il voulut aussi, en se démarquant de ses prédécesseurs fatimides et en déplaçant le siège du pouvoir vers la citadelle, signifier la naissance d’une nouvelle dynastie et fonder une résidence royale comparable à celles qui lui étaient familières en Syrie. À Damas comme à Alep, les souverains résidaient, en effet, depuis le XIe siècle, dans des citadelles inscrites dans les enceintes des villes. Outre ses fonctions défensives face aux attaques venues de l’extérieur comme de l’intérieur de la cité, la citadelle jouait un rôle de résidence royale et de centre de décision. Le souverain y disposait de tout ce qui était nécessaire à sa vie quotidienne et à son gouvernement : palais, bains, mosquée, logements pour sa garde, bureaux administratifs, citernes et puits, et même parfois, comme à Alep, d’un hippodrome pour son entraînement militaire et le jeu de polo.

Comme souvent en pareil cas, on cherchait des explications au choix du site de la citadelle. Au Caire, Saladin aurait fait déposer, disait la légende, des morceaux de viande en divers endroits de la capitale avant de constater que celui suspendu sur le Muqattam se conservait frais plus longtemps et témoignait donc d’un air plus salubre93. En fait, le choix du site d’al-Muqattam s’expliquait bien davantage par sa position stratégique dominant la ville, la présence de nombreux débris interdisant le choix d’un site plus au nord.

Les travaux de fortification au Caire se poursuivirent tout au long du règne de Saladin sous la direction énergique de l’émir Qarâqûsh al-Asadî. Ce projet gigantesque coûta certainement très cher, même si une grande partie de la main-d’œuvre fut fournie par les milliers de Francs alors prisonniers des Égyptiens94. Les nombreuses pierres nécessaires aux travaux furent en majeure partie taillées dans le calcaire tendre du Muqattam mais aussi, pour certaines d’entre elles, acheminées de plus loin, des pyramides de Guizeh ou d’une région située plus au sud95. Les visiteurs du Caire ne manquèrent pas d’être impressionnés par l’ampleur du chantier. Différents témoins décrivent la chaussée que fit édifier Qarâqûsh pour acheminer les pierres de la région des pyramides au port de Guizeh sur la rive occidentale du Nil et évoquent l’obligation faite à chaque bateau qui passait par la ville antique d’Abûsîr, à vingt-cinq kilomètres au sud du Caire actuel, de transporter au moins un bloc de pierre vers la capitale96.

Lorsque Saladin quitta l’Égypte, en 1182, pour ne plus jamais y revenir, les murs de la citadelle sortaient tout juste de terre. C’est à son frère al-‛Âdil (1200-1218) puis au fils de celui-ci, al-Kâmil (1218-1238), que revint la tâche d’achever les travaux. Il n’est pas facile de déterminer avec exactitude le contour de la citadelle qui fut édifiée sous le règne de Saladin. Il est certain qu’elle s’étendait sur toute la partie nord-est de la citadelle actuelle – un ensemble considérable de quelque treize hectares – et peut-être même au-delà vers le sud97. Dans tous les cas, il est sûr qu’aucune citadelle du Proche-Orient n’avait encore atteint de telles dimensions. Ainsi la célèbre forteresse croisée du Crac des Chevaliers ne mesurait que deux cents mètres sur cent quarante avec une superficie d’environ deux hectares et demi.

Un fossé fut creusé tout autour du mur de la citadelle, lui-même garni de tours rondes ou carrées dans lesquelles pouvaient se loger un grand nombre de soldats. Plusieurs portes permettaient d’accéder à l’intérieur de la forteresse, la principale étant la Porte de l’Escalier (Bâb al-Mudarraj) qui ouvrait face à la ville dans laquelle fut découverte l’inscription de fondation datée de 1183-1184. Les portes avaient un plan en accès coudé qui permettaient de ralentir la marche des assaillants éventuels et d’empêcher l’utilisation des béliers. Cette technique de construction – qu’on retrouve dans les portes du rempart d’al-Qâhira reconstruites à l’époque de Saladin – fut ensuite couramment utilisée en Syrie au XIIIe siècle98. Afin d’assurer l’approvisionnement en eau, Saladin fit creuser un puits aux dimensions impressionnantes : de forme presque carrée (5 mètres sur 7,8 mètres dans sa partie supérieure, 3,4 mètres sur 4,4 mètres dans sa partie inférieure) et profond de près de quatre-vingt-dix mètres, il comprenait un escalier de trois cents marches permettant d’accéder au fond, d’où son nom de « Puits à colimaçon », avant d’être appelé plus tard « Puits de Joseph ». Un système de roues à godets actionnées par des bœufs permettait d’élever l’eau du puits jusqu’à un réservoir situé à mi-hauteur puis de la remonter jusqu’à la surface. Un aqueduc fut ensuite construit pour faire circuler l’eau à l’intérieur de la citadelle. Commencée en 1176, la citadelle ne fut pourvue de résidences royales qu’en 1207-1208, tandis que l’extrémité méridionale ne se développa qu’à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Si Saladin se préoccupa avant tout de fortifier Le Caire, il ne négligea pas pour autant les ports du Delta particulièrement exposés aux attaques occidentales. Dans une lettre adressée à son frère Tûrânshâh en 1177, il dit avoir fortifié Damiette, construit une citadelle à Tinnis et avoir dépensé en un an quarante mille dinars pour la restauration des remparts d’Alexandrie. Il s’occupa personnellement d’inspecter les murailles de ces trois villes et veilla à ce que leurs garnisons fussent bien équipées99. Au total, donc, des travaux de grande ampleur qui bénéficièrent de l’expérience acquise par Saladin en Syrie et en Haute-Mésopotamie et qui soulignent l’importance accordée par le sultan à la défense de l’Égypte.

Dans le Sinaï et en mer Rouge

Le contrôle du Sinaï et de la mer Rouge était étroitement lié à la politique égyptienne et à la lutte contre les Francs de Syrie-Palestine. La prise d’Ayla en décembre 1170, bien avant la mort de Nûr al-Dîn, avait déjà permis à Saladin d’ouvrir les communications entre l’Égypte et la Syrie tout en empêchant les Francs d’avoir accès à la mer Rouge. Un double défi s’offrait donc à lui : reprendre le contrôle de la route du Sinaï, abandonnée à l’époque fatimide aux tribus arabes qui n’hésitaient pas à louer leurs services aux Francs, et préserver le monopole de la navigation en mer Rouge, principale voie du pèlerinage vers La Mecque et du commerce vers l’océan Indien et l’Extrême-Orient.

Jusqu’en 1187, la seule route praticable pour les musulmans entre l’Égypte et la Syrie était – nous l’avons vu – celle qui traversait le désert du Sinaï central, de Suez à Ayla, puis remontait ensuite vers Bosra et Damas, en contournant les territoires francs100. Les principales difficultés de ce trajet étaient de trouver de l’eau dans le désert et d’éviter les attaques des bédouins et des Francs. La reconquête d’Ayla fut la première étape d’une politique de fortification destinée à accroître la sécurité des voies de communications. En 1181-1182, une tour fut construite à Suez où une petite garnison d’une vingtaine de cavaliers fut installée, pour protéger la route du Sinaï mais aussi le commerce de l’alun provenant de Haute-Égypte101. Vingt-huit étapes jalonnaient la route du Sinaï reliant l’Égypte à la Syrie et il fallait, selon que l’armée avançait seule ou accompagnée d’une caravane, entre dix-neuf et trente jours pour aller du Caire à Damas. Quelque deux cent soixante kilomètres séparaient Suez d’Ayla, et une semaine environ était nécessaire pour les parcourir. La route était dure et jalonnée d’obstacles comme en témoigne Thietmar, un pèlerin occidental du début du XIIIe siècle :

Pour assurer la protection de cette voie stratégique, Saladin fit construire deux forteresses, l’une à Sadr, à l’ouest de la péninsule, où il existait sans doute déjà un fortin plus ancien, et l’autre à proximité d’Ayla sur l’île de Graye103. L’aménagement des deux sites commença dès les années 1170 et s’intensifia dans la décennie suivante. Le site de Sadr, qui tirait son nom d’une tribu bédouine installée dans la région, avait un double avantage : la butte rocheuse sur laquelle fut construite la forteresse permettait de surveiller la région dans un rayon d’une trentaine de kilomètres par temps clair ; surtout, une source située à quatre kilomètres au sud de la forteresse assurait l’approvisionnement en eau. Un barrage réservoir destiné à récolter les eaux de deux ruisseaux fut également aménagé au nord de la forteresse, tandis qu’à l’intérieur des murs, deux citernes permettaient de disposer d’une réserve.

Sur l’île de Graye (Jazîrat Fara‛ûn), située à l’extrémité septentrionale du golfe d’Aqaba, deux petits îlots rocheux reliés par un cordon lagunaire abritaient un fortin (Qal‛at Ayla) construit par les Francs que Saladin transforma, après 1170, en une véritable forteresse. Cet ouvrage non seulement protégeait la route reliant Le Caire à Damas mais défendait aussi l’accès à la mer Rouge, c’est-à-dire aux lieux saints et à l’océan Indien. Il pouvait également servir à Saladin de point d’appui pour lancer une attaque contre les territoires francs de Transjordanie et de base de repli en cas d’échec.

Outre leur rôle défensif, ces deux sites avaient aussi une fonction religieuse liée au jihad. Sadr, en particulier, comprenait une mosquée et trois oratoires, dont un en plein air, tous construits entre 1183 et 1187. Cet ouvrage fortifié n’était pas sans rappeler les anciens ribâts, situés aux frontières du monde musulman, dans lesquels des combattants de la guerre sainte partageaient leur temps entre combats et prières. Sadr abritait d’ailleurs, aux côtés des militaires, des hommes de religion qui choisissaient de résider là pour des périodes plus ou moins longues. D’un autre côté, dans les inscriptions qui ornaient l’entrée monumentale, les tours et les lieux de prière, les titres attribués à Saladin – « le vivificateur de l’État et de la religion », « le sultan de l’Islam et des musulmans », « l’ami dévoué de l’émir des croyants » – soulignaient avec force son aura de combattant du jihad et de défenseur de l’Islam.

Il fallut du temps, toutefois, pour que les incursions franques dans le Sinaï s’arrêtent complètement. En 1178 et surtout en 1183, de nouveaux raids furent menés par les Francs avec l’aide des tribus arabes locales. La route entre Le Caire et Kérak demeurait ainsi extrêmement éprouvante, en raison aussi bien de l’insécurité que du manque d’eau104. La forteresse de Graye n’empêcha pas davantage les Francs d’entreprendre, au début des années quatre-vingt, des expéditions en direction du sud et de la mer Rouge. Le principal adversaire de Saladin dans cette région était Renaud de Châtillon, seigneur de Kérak et de Transjordanie, dont l’ardeur belliqueuse provoqua plus d’une fois les musulmans. En 1181, malgré la trêve conclue entre le roi de Jérusalem et Saladin, Renaud prit la direction d’Ayla et par la route terrestre voulut gagner Taymâ’, localité située sur la route de Médine. Avait-il réellement l’intention d’aller plus loin ou n’était-ce qu’une expédition de reconnaissance ? Toujours est-il que cette marche, interprétée par les musulmans comme une tentative d’expédition contre les villes saintes d’Arabie, suscita aussitôt la réaction de Farrûkhshâh, neveu de Saladin et gouverneur de Damas, qui alla piller les territoires autour de Kérak afin d’obliger Renaud à faire marche arrière105.

Mais il en fallait plus pour décourager Renaud qui organisa, au début de l’année 1183, une nouvelle expédition en faisant construire des bateaux démontables qui furent transportés à dos de chameaux, avec l’aide de bédouins arabes, vers le golfe d’Aqaba, une technique déjà employée par Saladin en 1170 pour aller du Caire à la mer Rouge. L’ensemble de cette flottille ne semble pas avoir compté plus de cinq bateaux dont deux furent envoyés contre la garnison musulmane de l’île de Graye. Il est peu probable que Renaud, qui ne participait pas personnellement à l’expédition, ait voulu s’emparer de La Mecque et de Médine, pas plus qu’il ne pouvait espérer prendre le contrôle du commerce en mer Rouge avec une flotte aussi réduite. En fait, cette attaque s’inscrivait dans le contexte des nombreux raids francs qui avaient surtout pour but de gêner les relations entre la Syrie et l’Égypte. Sans doute aussi Renaud espérait-il tirer un riche butin de cette région parcourue par de nombreux marchands. Il n’est pas exclu, enfin – comme l’a suggéré Carole Hillenbrand – que les seize longues années qu’il venait de passer dans une geôle alépine aient suscité chez lui un profond désir de vengeance qui expliquerait sa haine de l’islam et son ardeur belliqueuse106. Dans tous les cas, il faut voir dans ce raid une opération ponctuelle de destruction et de pillage plutôt qu’une expédition de grande envergure visant à acquérir de nouveaux territoires.

Ces événements furent néanmoins jugés très alarmants par les musulmans, peu habitués à voir des Occidentaux naviguer sur la mer Rouge. Les Francs, nous dit-on, incendièrent seize bateaux avant d’arriver au port de ‛Aydhâb, face à La Mecque, où ils s’en prirent à une caravane et un bateau de pèlerins, semant la mort sur leur passage. Ils attaquèrent ensuite des localités sur la côte du Hijâz et prirent d’assaut plusieurs bateaux de marchands musulmans en provenance du Yémen. Les rumeurs les plus alarmantes circulèrent : on alla jusqu’à penser que l’objectif des Francs était de s’emparer du cercueil du Prophète à Médine pour le transférer sur leur territoire où les musulmans seraient désormais obligés de se rendre en pèlerinage107. L’enjeu n’était donc plus seulement militaire mais aussi et surtout religieux, d’autant que des traditions apocalyptiques islamiques et chrétiennes annonçaient, dès le IXe siècle, que des attaques byzantines et éthiopiennes prendraient un jour pour cible les villes saintes de l’Islam108.

Comme on pouvait s’y attendre, la réaction musulmane fut rapide et violente. Le frère de Saladin, al-‛Âdil, alors en charge de l’Égypte, envoya une flotte sous le commandement de l’amiral Husâm al-Dîn Lu’lu’, dont les exploits allaient marquer les esprits. Celui-ci commença par briser le blocus autour d’Ayla. Les bateaux francs furent détruits et les rescapés poursuivis sur terre par les bédouins rangés, cette fois-ci, derrière les musulmans. D’autres bateaux francs en mer Rouge furent poursuivis et arraisonnés ; on libéra les marchands musulmans prisonniers auxquels leurs biens furent rendus. Les Francs furent pourchassés jusque dans le désert, grâce à des chevaux pris aux bédouins, au nord-ouest de Médine. Nombre d’entre eux – cent soixante-dix selon une lettre de Saladin – furent faits prisonniers109. Le voyageur andalou Ibn Jubayr, qui se trouvait alors dans la région, en vit certains, montés à l’envers sur des chameaux, qu’on amena jusqu’à Alexandrie où ils furent triomphalement promenés dans les rues de la ville au son des tambours et des trompettes. D’autres furent exécutés au Caire et deux d’entre eux furent même envoyés et égorgés à Minâ, dans les environs de La Mecque, où se déroulent à la fin du pèlerinage les traditionnelles immolations d’animaux. Un sacrifice humain lourd de signification, dont aucun auteur musulman ne s’offusqua pourtant. La crainte, justifiée ou non, de voir les Francs s’emparer des lieux saints avait été si grande qu’elle légitimait, aux yeux des musulmans, tous les châtiments, y compris les plus cruels110.

Toutes les incursions franques dans le Sinaï ou en mer Rouge, au tournant des années 1180, restèrent donc vaines. Même en l’absence de Saladin, parti combattre en Haute-Mésopotamie après 1182, cette région fut constamment et efficacement défendue par Farrûkhshâh à partir de Damas et par al-‛Âdil à partir du Caire. Après 1187, les victoires de Saladin sur les Francs de Jérusalem, la reconquête d’Ascalon et de la principauté d’Outre-Jourdain éloignèrent la menace franque de la mer Rouge et de l’Égypte et permirent aussi de rouvrir la voie du littoral méditerranéen entre l’Égypte et la Syrie-Palestine. La route qui passait par Sadr et Ayla commença à décliner et les deux citadelles, ayant perdu leur fonction stratégique de défense, furent transformées par les successeurs ayyoubides de Saladin en prisons. Dans la forteresse de l’île de Graye furent enfermés des prisonniers francs que le pèlerin occidental Thietmar décrivait ainsi en 1217 :

La Terre sainte

Reconquérir la Syrie-Palestine, et Jérusalem en particulier, était pour Saladin un enjeu de taille et sa propagande, nous l’avons vu, s’en fit très tôt l’écho même s’il mit un certain nombre d’années à réaliser ce rêve. De 1174 à 1185, la Terre sainte connut une série de raids et d’escarmouches sans que l’un des deux adversaires ne prît vraiment le dessus. Dans un premier temps, les Francs, encouragés par les problèmes de succession que connaissaient les musulmans après la disparition de Nûr al-Dîn et par l’arrivée de renforts venus d’Occident, reprirent leurs offensives en Syrie comme en Palestine. Outre leurs tentatives d’expansion vers le sud et vers l’Égypte, ils menèrent de nombreuses incursions au sud de Damas, dans la plaine de la Béqaa et en Syrie du Nord. Le plus souvent, cependant, ils se heurtèrent à la résistance des troupes de Saladin qui, bien qu’absorbé par ses combats contre les Zenguides, ne relâcha jamais complètement ses efforts sur le front des Francs. Il faut dire qu’il fut aussi très bien servi par ses fidèles lieutenants, Tûrânshâh puis Farrûkhshâh à Damas, Ibn al-Muqaddam à Baalbek. À partir de 1179, les musulmans prirent à leur tour l’offensive et remportèrent quelques succès ponctuels sans parvenir à regagner durablement du terrain. Chaque parti tenta ensuite de profiter des difficultés de son adversaire : la mort de Farrûkhshâh en 1182 donna l’occasion aux Francs de lancer des raids sur la région de Damas puis les difficultés de succession à l’intérieur du royaume de Jérusalem, à partir de 1183, permirent à Saladin de mener plusieurs incursions en territoire latin jusqu’à la signature d’une trêve en 1185. Tous ces événements sont bien connus et il suffira ici d’en rappeler les grandes lignes112.

 

L’année 1176 fut surtout marquée par des raids francs lancés contre la région de Damas et le nord de la Syrie. Mais aucun des deux camps ne l’emporta vraiment. En 1177, l’arrivée de Philippe, comte de Flandre, en Terre sainte suscita, nous l’avons dit, beaucoup d’espoirs qui furent rapidement déçus, du côté franc, quand il fut évident qu’il n’irait pas combattre en Égypte113. En revanche, sa décision d’aller passer l’hiver à Antioche fit craindre à Saladin une attaque d’envergure sur le nord de la Syrie. Il décida donc de prendre les devants et de se rendre à Ascalon où il arriva le 23 novembre 1177. La bataille qui l’opposa aux Francs, deux jours plus tard, eut lieu sur un site difficile à déterminer avec exactitude, à une demi-journée de marche d’Ascalon114. Ce fut un désastre pour Saladin qui subit là l’une de ses plus grandes défaites. Pourtant les musulmans avaient l’avantage du nombre et, dans un premier temps, avaient semé la terreur parmi la population franque. Trois cent soixante-quinze cavaliers francs seulement contre vingt-six mille cavaliers musulmans, rapporte Guillaume de Tyr qui exagère sans aucun doute l’écart des effectifs. Ramla fut incendiée, Lydda assiégée, et les habitants de Jérusalem se préparèrent à fuir.

Saladin commit, toutefois, la double erreur tactique de permettre à ses troupes, fatiguées et à court d’approvisionnement, de se disperser et de se livrer au pillage, tandis que lui-même ne laissa aucune armée devant Ascalon d’où vint la contre-offensive franque. Pris par surprise, les musulmans furent très vite mis en déroute. Ceux qui le purent reprirent la route d’al-‛Arîsh à travers les sables du désert, mais n’en réchappèrent qu’avec peine à cause de l’absence de guides et du manque d’eau. Saladin lui-même fut sauvé in extremis par al-Fâdil qui vint à sa rencontre, accompagné de guides et de provisions, et c’est ainsi que, exténués, ils parvinrent à rentrer en Égypte dans la seconde quinzaine du mois de décembre115.

Pendant que Saladin s’efforçait de reconstituer ses forces en Égypte, la situation n’était guère plus brillante en Syrie du Nord. Son oncle, gouverneur de Hama, était très malade, tandis que de nouvelles divisions déchiraient, à Alep, l’entourage d’al-Sâlih, fils de Nûr al-Dîn116. Les Francs de Tripoli, appuyés par le comte de Flandre, en profitèrent pour attaquer Hama le 14 novembre 1177. L’arrivée de renforts évita que la ville ne tombât entre leurs mains. Ils allèrent alors mettre le siège devant Hârim, position stratégique à trente-deux kilomètres à l’est d’Antioche, dont la garnison était en révolte contre al-Sâlih. Leur tentative ne fut pas davantage couronnée de succès et Guillaume de Tyr, très critique à l’égard du comte de Flandre et de ses troupes, attribue à ces derniers une grande part de responsabilité dans cet échec :

Un accord finit par intervenir entre Francs et Alépins au mois de mars 1178, alors que Saladin s’apprêtait à quitter l’Égypte pour se rendre en Syrie – aucune des deux parties ne souhaitant le voir intervenir en Syrie du Nord – et les Francs se retirèrent contre le versement d’une somme d’argent avant même qu’il n’ait eu le temps d’arriver à Damas118.

Durant toute l’année 1178, les Francs poursuivirent leur politique de fortifications en Palestine : en quelques mois, d’octobre 1178 à mars 1179, ils édifièrent le château de Bayt al-Ahzân, au Gué de Jacob119, pour mieux contrôler le passage du Jourdain, au nord du lac de Tibériade, à environ une journée de marche de Damas120. La forteresse fut remise aux Templiers et les Francs reprirent leurs raids vers les pâturages situés au sud de la Syrie. Durant plusieurs mois, Francs et musulmans s’affrontèrent. De son camp installé près de Bâniyâs, Saladin envoya des bédouins piller la Galilée et le territoire franc jusqu’aux environs de Sidon et Beyrouth. Les Francs tentèrent de réagir mais se firent battre dans la région de Marj ‛Uyûn et Beaufort, au sud du Liban actuel, au début de l’été 1179. Le comte Raymond III de Tripoli et le roi Baudouin IV réussirent à s’enfuir, mais le Maître des Templiers, Eudes de Saint-Amand, « homme méchant, orgueilleux et arrogant, coléreux, ni craignant, ni respectueux des hommes » figura parmi les nombreux prisonniers. « On dit qu’il mourut l’année où il fut pris, dans les chaînes et dans une prison affreuse, pleuré de personne » dit encore Guillaume de Tyr121.

Saladin ne relâcha pas ses efforts et, dès le mois d’août de cette année, tenta de détruire le nouveau château de Bayt al-Ahzân. La galerie que les musulmans creusèrent sous les murs du château provoqua l’effondrement de la tour principale et, des mille cinq cents hommes que comprenait la garnison, sept cents furent faits prisonniers122. Les troupes de Saladin trouvèrent aussi à l’intérieur du château un millier d’armures, de nombreux artisans et serviteurs et une centaine de prisonniers musulmans ayant servi de main-d’œuvre pour la construction de la forteresse. Ces derniers furent tous libérés, les musulmans apostats furent exécutés et la forteresse rasée. Le puits qu’elle contenait, dit-on, était si profond, que les cadavres des hommes et des animaux qu’on y jeta ne suffirent pas à le combler. Saladin écrivit au calife pour lui annoncer sa victoire puis revint à Damas le 13 septembre 1179, non sans avoir pillé les territoires autour de Tibériade, Tyr et Beyrouth. Une dizaine de ses émirs, et sans doute un plus grand nombre encore de ses soldats, moururent dans les jours qui suivirent d’un mal attribué par certains à la chaleur et à la décomposition des cadavres à Bayt al-Ahzân.

Saladin passa l’hiver dans la région et mena encore quelques raids mais, au début de l’été 1180, les conditions semblaient réunies pour la conclusion d’une nouvelle trêve. Du côté franc, les discussions allaient bon train sur la succession du roi lépreux Baudouin IV, de plus en plus affaibli par la maladie. Des divisions se faisaient jour autour de la question d’une possible régence et du mariage de sa sœur Sibylle, héritière du trône, s’il venait à mourir et, dans ces conditions, une trêve avec Saladin ne pouvait qu’être la bienvenue. Du côté musulman, les troupes étaient confrontées à des difficultés d’approvisionnement dues à une sécheresse prolongée dans la région de Damas. Mais surtout, les préoccupations de Saladin étaient encore davantage tournées vers la Haute-Mésopotamie que vers la Palestine123. L’accord fut donc conclu et Saladin prit la route de la haute vallée de l’Euphrate.

Il revint d’Orient quelque six mois plus tard et entra au Caire le 1er janvier 1181. Il y resta toute l’année et ne reprit le chemin de la Syrie qu’au mois de mai 1182. À cette époque, la trêve avec les Francs touchait à sa fin et les musulmans considéraient qu’elle avait déjà été rompue l’année précédente par Renaud de Châtillon avec son expédition contre les villes saintes de l’Islam. Plusieurs raids furent donc lancés depuis Damas par Farrûkhshâh et par Saladin, en direction du lac de Tibériade et de la vallée du Jourdain. Puis, au début du mois d’août, lorsqu’une flotte égyptienne de trente à quarante bateaux fut envoyée en renfort, le sultan attaqua Beyrouth tandis que son frère al-‛Âdil menait une expédition contre la côte sud de la Palestine, tirant ainsi avantage d’une attaque sur les deux fronts. La flotte franque, de son côté, quitta les ports de Tyr et d’Acre pour venir au secours de Beyrouth, mais Saladin, jugeant que le moment n’était pas encore venu de mettre toutes ses forces dans la bataille, leva le siège et se mit en marche vers la Haute-Mésopotamie. Il est évident qu’il ne souhaitait pas faire du jihad sa priorité tant que son œuvre d’unification des musulmans n’était pas achevée124.

Les succès qu’il remportait inquiétaient néanmoins les Francs. Des rumeurs parfois contradictoires circulèrent, dans le royaume de Jérusalem, sur son sort en Haute-Mésopotamie.

Les uns disant qu’il progressait beaucoup dans la région de Mossoul et soumettait toute la région, les autres disant que les princes de tout l’espace oriental convergeaient pour l’expulser de force et le renvoyer de ces régions que lui-même revendiquait grâce à son adresse et son argent. Pour nous son avancée était redoutable, nous étions très soucieux de ses progrès en craignant qu’il ne revînt plus fort avec ses forces démultipliées125.

L’absence de Saladin de Syrie et la mort de Farrûkhshâh, en 1182, donnèrent toutefois aux Francs l’occasion de reprendre l’offensive, en octobre de cette année, et de lancer des raids jusque dans les environs de Damas126. En l’apprenant, Saladin ne s’émut pas outre mesure et dit : « Pendant qu’ils détruisent des villages, nous prenons possession de villes. Nous les reconstruirons plus tard et nous serons plus forts pour attaquer leurs territoires127. »

Au mois de février 1183, afin de pouvoir assurer la défense du royaume, les Francs décidèrent du prélèvement d’un impôt spécifique sur la propriété et le revenu, payable par tous, grands et petits, laïcs et religieux, mais la prise d’Alep par Saladin, en juin 1183, fut ressentie par eux comme un nouveau coup dur. « Dès le début, il fut clair pour les chrétiens que si Saladin parvenait à joindre Alep à ses domaines, notre pays serait entouré par ses forces et sa puissance, comme en état de siège » écrit Guillaume de Tyr128. De nouvelles attaques furent menées, en effet, dès le mois de septembre 1183, et, à la fin du mois d’octobre, Saladin alla rejoindre les troupes égyptiennes d’al-‛Âdil sous les murs de Kérak. La ville fut prise par les musulmans mais la citadelle surpeuplée – où devaient se dérouler les noces d’Onfroi IV de Toron et d’Isabelle, la sœur du roi – résista129. L’approche de renforts francs conduits par Baudouin IV et Raymond III de Tripoli poussa Saladin à lever le siège et à regagner Damas le 12 décembre 1183. Le jeûne du ramadan approchait, son armée était fatiguée et ne disposait sans doute pas de toutes les machines de siège nécessaires à la prise d’une telle forteresse130. L’hiver passa et les Francs étaient plus que jamais empêtrés dans leurs problèmes de succession car le roi Baudouin IV était progressivement gagné par la paralysie et la cécité.

Vers la fin du mois d’août 1184, Saladin mena une nouvelle expédition d’envergure contre Kérak. Renaud de Châtillon restait sa principale cible :

Kérak, écrit Ibn Shaddâd, faisait beaucoup de mal aux musulmans car elle coupait les communications avec l’Égypte de telle sorte que les caravanes ne pouvaient passer qu’avec d’importantes escortes militaires. Le sultan était très préoccupé par cet état de choses et voulait rendre la route vers l’Égypte praticable131.

Cette fois, neuf mangonneaux furent dressés sous les murs de la forteresse, mais l’arrivée de renforts francs interrompit le siège au bout de quelques jours seulement. Saladin se replia vers le nord et alla piller Naplouse, Jînîn, et leurs environs. Ces événements, qui se déroulèrent entre le 8 et 10 septembre 1184, semblent indiquer que la tactique adoptée par Saladin, à cette époque, était encore celle de la razzia plutôt que d’une véritable guerre de reconquête132. Sans doute aussi voulait-il achever son œuvre d’unification en Haute-Mésopotamie tout en montrant au calife et à son « opinion » qu’il menait le jihad et avait besoin pour cela de l’aide de toutes les forces musulmanes.

Au printemps 1185, après la mort du roi Baudouin IV et avant de repartir pour une longue expédition vers l’est, Saladin conclut une nouvelle trêve de quatre ans avec Raymond III de Tripoli, régent du jeune Baudouin V133. Cette trêve lui laissa les mains libres pour agir en Haute-Mésopotamie jusqu’à ce que sa maladie à Harrân l’incitât à changer de cap et à consacrer tous ses efforts à la reconquête des territoires francs.

Ainsi, durant cette période d’une dizaine d’années, ni les Francs ni les musulmans n’eurent les moyens d’une victoire décisive. Les premiers en furent empêchés par leurs divisions internes et les problèmes de succession au trône. Les seconds, Saladin en tête, étaient encore trop englués dans les affaires d’Orient. Les uns et les autres se contentèrent donc d’une succession de raids et de pillages qui n’aboutirent grosso modo qu’au maintien du statu quo. Quand les forces s’épuisaient, on négociait une trêve en attendant le prochain affrontement.