Si Dante, au début du XIVe siècle, mit dans sa Divine comédie le Prophète Mahomet en Enfer, la place qu’il réserva à Saladin dans les Limbes, aux côtés d’Avicenne, d’Averroès et de ces païens vertueux que furent Socrate, Platon et Aristote, fut beaucoup plus enviable1. Quelques décennies plus tard, Pétrarque, dans son Triomphe de la Renommée, accorda lui aussi à Saladin une place de choix parmi les hommes qui s’illustrèrent par les armes2. Un traitement de faveur qui s’inscrivait dans la lignée d’une littérature épique et romanesque née dès le début du XIIIe siècle en Occident3.
La question qui se pose est de savoir comment un guerrier, un combattant acharné du jihad, qui reprit Jérusalem et de nombreux territoires aux Francs, finit par incarner, en Occident, l’idéal du chevalier chrétien, preux, généreux et magnanime. Rappelons, avant d’essayer d’y répondre, que Saladin ne fut pas le seul chef musulman de cette époque à entrer dans la légende. L’imaginaire occidental se plaisait, en effet, à « convertir » au christianisme les figures de l’Islam qu’il admirait. Ainsi, l’une des versions de la Chanson des Chétifs nous montre-t-elle Karbughâ – l’émir de Mossoul qui avait combattu les croisés sous les murs d’Antioche en 1098 – renoncer à sa religion pour adopter celle du Christ ; de même, l’atabeg de Damas Tughtegin, principal adversaire des Francs au début du XIIe siècle, devint, sous le nom de Huon de Tabarié (par assimilation avec Hugues de Tibériade), le héros d’un poème anonyme du XIIIe siècle, l’Ordene de chevalerie, dans lequel il apparaît en prince musulman converti au christianisme et combattant aux côtés des Francs de Jérusalem4. Au XVe siècle, dans un roman en prose intitulé Saladin, le même Huon Dodequin de Tabarié, prisonnier de Saladin, est celui qui l’adoube chevalier5. À l’origine de ces légendes, il y avait, sans aucun doute, l’admiration qu’éprouvaient les Francs pour les qualités guerrières de certains chefs musulmans. Dès lors que la victoire était interprétée comme l’expression de la volonté divine, il valait mieux être battu par des hommes vaillants et chevaleresques, animés par des valeurs partagées, que par des infidèles. En présentant ses adversaires comme des chevaliers chrétiens, l’imaginaire occidental dédramatisait la défaite, trouvait une explication aux exploits des musulmans, et légitimait du même coup l’admiration qui leur était portée, dans la mesure où ils répondaient désormais aux critères occidentaux du bien et du mal. L’idée qu’un homme vertueux, un grand esprit, ne pouvait être musulman ne fut pas l’apanage des seuls souverains et chefs militaires. Plusieurs grands dominicains et franciscains du XIIIe siècle tentèrent, pour cette même raison, de montrer qu’Avicenne, principal propagateur de la philosophie d’Aristote en Occident, dont les œuvres étaient désormais étudiées dans les grandes universités européennes, se moquait en réalité de l’islam6.
En outre, le développement en Occident, dès l’extrême fin du XIe siècle, d’une littérature épique et romanesque en langue vernaculaire – initialement, le français surtout – alors que débutaient la Reconquista en Espagne et les croisades en Orient, favorisa largement la diffusion des légendes qui avaient pour thème les combats entre chrétiens et musulmans. Les épopées, poèmes et romans qui virent le jour répandirent des thèmes littéraires essentiellement chevaleresques. Chansons épiques racontant les hauts faits (gesta) des héros du passé, amour courtois chanté par des troubadours, romans en vers autour des exploits d’Alexandre, du roi Arthur ou de Charlemagne, toute cette nouvelle littérature s’adressait à un public composé en grande partie de chevaliers désireux d’entendre raconter les aventures de leurs aïeux ou de leurs pairs. Les valeurs ainsi diffusées étaient celles dans lesquelles ils aimaient à se reconnaître : adresse dans le maniement des armes, largesse, courage et respect de la parole donnée. Aussi, quoi de plus naturel pour les poètes et les auteurs de roman que de chercher l’inspiration dans les aventures de leurs contemporains ? Les croisades, avec tout ce qu’elles comportaient d’exploits et de bravoure, de situations exceptionnelles et d’exotisme offraient une matière littéraire inépuisable. En s’appuyant sur les récits des pèlerins et des croisés de retour d’Orient, ils pouvaient donner libre cours à leur imagination et transposer dans leurs épopées ou leurs romans les préoccupations et les idéaux de leur époque. C’est dans ce contexte qu’il faut essayer de comprendre l’ampleur que prit, en Occident, la légende de Saladin7. Une légende qui se caractérise d’abord par sa précocité – elle prit forme dès le début du XIIIe siècle – et par une assez grande perméabilité entre sources historiques et récits légendaires. Si l’œuvre de Guillaume de Tyr, témoin direct des événements, est incontestablement une source historique de grande valeur, ses continuations françaises, l’Itinerarium et la Chronique dite d’Ernoul, généralement considérés comme des textes historiques, ont intégré, en revanche, des éléments imaginaires que seule une confrontation minutieuse des sources occidentales et orientales permet parfois de distinguer.
Les œuvres occidentales médiévales dans lesquelles Saladin est évoqué sont relativement nombreuses. La plupart appartiennent à la littérature épique des croisades et se répartissent en ce qu’il est convenu d’appeler les deux cycles de la croisade8. Le premier, originaire du nord de la France et de Flandre, s’est développé durant toute la période des croisades, du début du XIIe à la fin du XIIIe siècle9. Il avait pour principal objectif de distraire, de proposer une histoire vernaculaire des croisades à l’intention d’un public relativement large. Selon le lieu où les œuvres étaient écrites, les exploits de tel ou tel croisé étaient mis en valeur et célébrés. Godefroi de Bouillon y occupa progressivement une place prépondérante10, tandis que, vers la fin du XIIIe siècle, l’histoire du royaume de Jérusalem engloba désormais le règne de Saladin11. Ce premier cycle de la croisade, entièrement rédigé en alexandrins regroupés en laisses, trouve son unité dans sa forme littéraire et dans le thème central qui est celui de la glorification de la première croisade. Certaines œuvres se rapprochent davantage de la chanson de geste, d’autres de l’historiographie, de l’hagiographie ou du roman chevaleresque ; aucune ne laisse apparaître encore de réelle admiration pour Saladin ; toutes donnent un point de vue intéressant sur une certaine perception populaire de la croisade et sur la façon dont les Occidentaux se représentaient leur passé et construisaient leur mémoire.
Le deuxième cycle de la croisade fut rédigé après la chute des États latins – c’est-à-dire après 1291 –, avec l’idée sans doute d’encourager la relance des croisades. Il apparaît plus romancé que le premier et c’est alors que la « Geste » de Saladin prend forme renvoyant de lui une image de plus en plus favorable12. Ce deuxième cycle se termine avec le roman Saladin (seconde moitié du XVe siècle),qui s’étend de sa prise de pouvoir en Égypte à sa mort. Il constitue la dernière partie d’une trilogie intitulée Jehan d’Avennes, rédigée entre 1465 et 1468, qui elle-même reprend, en son début, un conte du XIIIe siècle, La Fille du comte de Ponthieu, dans lequel sont retracées les origines occidentales de la mère de Saladin13.
Plusieurs autres poèmes ou romans, n’appartenant pas au cycle de la croisade proprement dit mais s’inspirant de certains de ses épisodes, évoquent eux aussi Saladin ; ainsi Carmen de Saladino (fin XIIe), les Récits d’un Ménestrel de Reims (vers 1260), les Contes de chevaliers du temps jadis (fin du XIIIe siècle), ou bien encore Le Pas Saladin (fin XIIIe-début XIVe s). Au XIVe siècle, Dante (m. 1321) et Boccace (m. 1375) imprimèrent leur marque dans cette tradition légendaire. L’auteur de la Divine Comédie, nous l’avons dit, est indulgent pour Saladin qui coule des jours paisibles dans les Limbes où séjournent les grands esprits qui n’ont pu recevoir le baptême ; de même, dans le Banquet, il l’évoque avec d’autres princes et seigneurs vertueux :
Et, encore aujourd’hui, qui ne porte en son cœur Alexandre pour ses bienfaits royaux ? Qui n’a dans son cœur le bon roi de Castille, ou Saladin, ou le bon marquis de Montferrat, ou le bon comte de Toulouse, ou Bertran de Born, ou Galas de Montfeautre ? Certes, quand on fait mention de leurs largesses, non seulement ceux qui feraient les mêmes volontiers, mais ceux qui voudraient plutôt mourir que de les faire, portent amour à la mémoire de ceux-là14.
Dans le Décaméron de Boccace, Saladin apparaît dans deux nouvelles sous les traits d’un souverain bienveillant, magnanime et généreux15. La parabole des trois anneaux, dont il est le héros, inspira très directement, quelques siècles plus tard, le dramaturge allemand Gotthold Ephraim Lessing dans l’écriture de sa pièce Nathan le Sage (1779). On y retrouve Saladin investi de ces mêmes qualités, courtois envers les femmes, porteur d’un message humaniste, épris de vérité. Dans un genre plus historique, Voltaire dans son Essai sur les mœurs (1756) retient encore quelques éléments légendaires pour dresser un portrait flatteur de Saladin et, ce faisant, exprimer sa critique radicale du christianisme. Son Saladin est généreux, courtois, compatissant, modeste et respectueux des traités et des religions16. Au début du XIXe siècle, le romancier écossais Walter Scott, dans Le Talisman ou Richard en Palestine (1825), éprouve lui aussi une grande admiration pour un Saladin courageux, intelligent, fidèle à sa parole, généreux et compatissant, qui s’oppose à un Richard Cœur de Lion beaucoup plus impitoyable. L’auteur va même jusqu’à s’interroger sur cette époque « où l’on voit le monarque anglais et chrétien montrer toute la cruauté et la violence d’un sultan d’Orient, et Saladin déployer au contraire, la politique avisée et la prudence d’un souverain européen, tandis que chacun d’eux s’efforçait de surpasser l’autre en qualités chevaleresques de bravoure et de générosité17 ». Tous les autres auteurs anglais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui s’intéressèrent à Saladin eurent, de même, tendance à projeter sur lui leur propre représentation du héros18.
Du XIIIe au XIXe siècle, ce sont donc souvent les mêmes thèmes qui nourrirent la légende de Saladin, des thèmes qui reflétaient aussi bien les aspects les plus marquants du personnage que les valeurs et les idéaux que l’Occident cherchait, de son côté, à promouvoir.