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Apprivoiser les prédictions intuitives

La vie nous offre bien des occasions de prédire. Les économistes prédisent l'inflation et le chômage, les analystes financiers prédisent les bénéfices, les spécialistes militaires prédisent les pertes, les capital-risqueurs évaluent la profitabilité, les éditeurs et les producteurs misent sur un public, les chefs cuisiniers anticipent la popularité des plats de leur menu, les ingénieurs estiment la quantité de béton nécessaire à un chantier, les commandants de pompiers évaluent le nombre de camions qu'il faudra pour éteindre un incendie. Et dans notre vie privée, nous prédisons la réaction de notre conjoint à nos projets, ou notre propre adaptation à un nouvel emploi.

Certains jugements prédictifs, comme ceux des ingénieurs, reposent essentiellement sur des tables de correspondance, des calculs pointus et l'analyse précise de résultats antérieurs obtenus dans des conditions similaires. D'autres impliquent l'intuition et le Système 1, de deux façons principales. Certaines intuitions font principalement appel aux compétences et à l'expertise par la répétition de l'expérience. Les jugements rapides et automatiques et les choix des maîtres d'échecs, des commandants de pompiers et des médecins que Gary Klein a décrits dans Sources of Power et ailleurs illustrent ces intuitions de compétence, qui permettent à une solution au problème en cours de venir rapidement à l'esprit parce que des indices familiers ont été reconnus.

D'autres intuitions, qui sont parfois subjectivement impossibles à distinguer des premières, viennent du fonctionnement d'heuristiques, qui substituent souvent une question facile à celle, plus dure, qui avait été posée. Des jugements intuitifs peuvent ainsi être rendus avec une grande confiance même quand ils sont fondés sur des évaluations non régressives d'informations faibles. Bien sûr, bon nombre de jugements, surtout dans le domaine professionnel, sont influencés par une combinaison d'analyse et d'intuition.

Intuitions non régressives

Revenons à une personne que nous avons déjà rencontrée :

Julie est actuellement en dernière année à l'université. Elle lisait couramment à l'âge de quatre ans. Quelle est la moyenne de ses notes ?

Les gens qui connaissent le système éducatif américain imagineront rapidement un chiffre, souvent situé aux alentours de 3,7 ou 3,8. Comment cela se fait-il ? Plusieurs opérations du Système 1 sont impliquées.

 On recherche un lien causal entre la preuve (la capacité de lecture de Julie) et la cible de la prédiction (sa moyenne). Ce lien peut être indirect. En l'occurrence, une capacité de lecture précoce et une moyenne élevée sont l'une et l'autre le signe d'un don pour les études. Il faut établir une connexion. Vous (votre Système 2) rejetteriez sans doute une information sur la victoire de Julie dans un concours de pêche à la mouche ou sur ses performances en haltérophilie à l'école, les considérant comme inappropriés. C'est effectivement un processus dichotomique. Nous sommes capables de rejeter des informations considérées comme inadaptées ou fausses, mais le Système 1 n'est pas à même de prendre en compte des failles plus infimes dans les indices. Par conséquent, les prédictions intuitives sont presque complètement imperméables à la véritable qualité prédictive de la preuve. Quand on trouve un lien, comme dans le cas des capacités de lecture de Julie, COVERA s'applique : votre mémoire associative bâtit rapidement et automatiquement la meilleure histoire possible à partir des informations disponibles.

 Ensuite, les indices sont évalués en relation avec la norme appropriée. À quel point un enfant qui lit couramment à quatre ans est-il précoce ? Quel classement ou score en pourcentage relatif correspond à cet exploit ? Le groupe auquel l'enfant est comparé (ou groupe de référence) n'est pas totalement spécifié, mais c'est ainsi dans la plupart des cas : si quelqu'un qui prépare un diplôme universitaire est qualifié de « très intelligent », il est rare que vous ayez besoin de demander, « quand vous dites “très intelligent”, c'est par rapport à quel groupe de référence ? »

 L'étape suivante implique la substitution et l'équivalence d'intensité. L'évaluation de la preuve, fragile, de la capacité cognitive dans l'enfance est substituée à une réponse à la question sur la moyenne des notes de Julie. Elle se verra assigner le même pourcentage pour ses notes que pour ses succès en tant que lectrice précoce.

 La question spécifiait que la réponse soit chiffrée comme une note universitaire, ce qui nécessite une nouvelle opération d'équivalence d'intensité, pour passer de l'impression générale de la réussite universitaire de Julie à la moyenne équivalant à la preuve de son talent. L'étape finale est la traduction de l'impression de la réussite scolaire relative de Julie à la note moyenne qui y correspond.

L'équivalence d'intensité donne des prédictions qui sont aussi extrêmes que les preuves sur lesquelles elles reposent, ce qui amène les gens à fournir la même réponse à deux questions différentes :

Quelle est, en pourcentage, l'évaluation de Julie en termes de lecture précoce ?

Quelle est, en pourcentage, l'évaluation de Julie en termes de note moyenne universitaire ?

Vous devriez désormais reconnaître facilement que toutes ces opérations sont des caractéristiques du Système 1. Je les ai présentées ici sous la forme d'une série ordonnée d'étapes, mais, bien sûr, ce n'est pas comme cela que fonctionne l'activation de la mémoire associative. Vous devriez plutôt imaginer un processus d'activation par extension progressive, déclenché au départ par la preuve et la question, se renvoyant à lui-même des informations pour choisir, in fine, la solution la plus cohérente possible.

 

Un jour, Amos et moi avons demandé aux participants d'une expérience d'évaluer la description de huit étudiants de première année, censées avoir été rédigées par un conseiller d'orientation sur la base des entretiens de début d'année. Chaque description se composait de cinq adjectifs, comme dans l'exemple qui suit :

Intelligent, sûr de lui, cultivé, travailleur, curieux

Nous avons demandé à certains participants de répondre à deux questions :

À quel point cette description vous impressionne-t-elle en termes de capacités scolaires ?

Selon vous, quel pourcentage des descriptions des étudiants de première année vous impressionnerait encore plus ?

Les questions vous obligent à évaluer les preuves en comparant les descriptions à ce qui serait votre norme en matière de description d'étudiants par des conseillers d'orientation. L'existence même d'une telle norme est tout à fait remarquable. Bien que vous ne sachiez sans doute pas comment vous l'avez acquise, vous avez une idée assez juste du degré d'enthousiasme que traduit la description : le conseiller d'orientation pense que cet étudiant est bon, mais pas spectaculairement bon. Il y a de la place pour des adjectifs plus forts qu'intelligent (brillant, créatif), cultivé (érudit, très savant) ou travailleur (passionné, perfectionniste). D'où votre diagnostic : cet étudiant a sans doute sa place parmi les 15 % les meilleurs, mais sûrement pas parmi les 3 %. Un tel jugement rencontre un consensus impressionnant, du moins au sein d'une même culture.

Les autres participants à notre expérience devaient répondre à des questions différentes :

A combien estimez-vous la note moyenne qu'obtiendra cet étudiant ?

Quel est le pourcentage d'étudiants de première année qui obtiennent une meilleure moyenne ?

Vous devez vous y reprendre à deux fois pour déceler la subtile différence entre les deux séries de questions. Elle devrait pourtant sauter aux yeux, mais dans les faits, ce n'est pas le cas : contrairement aux premières questions, qui ont seulement nécessité que vous évaluiez les preuves, la deuxième série implique une grande incertitude. La question se rapporte aux accomplissements effectifs de l'étudiant en fin de la première année  ce qui n'est pas sans poser problème : que s'est-il passé pendant l'année qui s'est écoulée depuis l'entretien ? Avec quelle précision pouvez-vous prédire la réussite réelle de l'étudiant durant sa première année à l'université à partir de cinq adjectifs ? Le conseiller d'orientation lui-même pourrait-il prédire une moyenne avec exactitude à partir d'un entretien ?

L'objectif de cette étude était de comparer les jugements en pourcentage effectués par les participants quand ils évaluaient les preuves dans un cas, et quand ils prédisaient le résultat final dans l'autre. Il est facile d'en résumer les conclusions : les jugements furent identiques. Bien que les deux séries de questions aient été différentes (l'une porte sur la description, l'autre sur la réussite universitaire future de l'étudiant), les participants les ont traitées comme si elles étaient semblables. Comme dans le cas de Julie, la prédiction du futur ne se distingue pas d'une évaluation des preuves disponibles  la prédiction équivaut à l'évaluation. C'est peut-être là la meilleure preuve que nous ayons du rôle de la substitution. On demande aux gens une prédiction, mais ils y substituent une évaluation fondée sur des preuves, sans s'apercevoir que la question à laquelle ils répondent n'est pas celle qu'on leur a posée. Ce processus ne peut que produire des prédictions systématiquement biaisées, ignorant totalement la régression vers la moyenne.

Pendant mon service militaire dans l'armée israélienne, j'ai passé un certain temps affecté à une unité chargée de sélectionner les candidats à une formation d'officier sur la base d'une série d'entretiens et de tests sur le terrain. Le critère de réussite de notre sélection était la note finale obtenue par l'élève à l'école d'officiers. La notation était connue pour être d'une validité douteuse (j'y reviendrai dans un chapitre ultérieur). Des années plus tard, alors que j'étais devenu professeur et que je collaborais avec Amos à l'étude du jugement intuitif, cette unité existait toujours. J'avais de bons contacts avec ses membres, et leur ai demandé une faveur. Outre le système de notation habituel qu'ils utilisaient pour évaluer les candidats, je leur ai demandé d'estimer au plus près la note que chacun des futurs élèves officiers obtiendrait à l'école militaire. Ils rassemblèrent quelques centaines de prédictions de ce genre. Les officiers qui étaient les auteurs de ces prédictions étaient tous familiers du système de notation par lettres que l'école appliquait à ses élèves, et de la proportion approximative de A, de B, etc. parmi ces notes. Les résultats furent stupéfiants : la fréquence relative des A et des B dans les prédictions était presque identique à celle des notes finales de l'école.

C'est là un exemple convaincant à la fois de substitution et d'équivalence d'intensité. Les officiers auteurs des prédictions avaient complètement échoué à faire la distinction entre deux tâches :

* leur mission habituelle, qui était d'évaluer la performance de candidats durant leur séjour dans l'unité ;

* la tâche que je leur avais demandé d'accomplir, soit la véritable prédiction d'une note future.

Ils s'étaient contentés de traduire leurs propres notes sur l'échelle utilisée dans l'école d'officiers, en appliquant l'équivalence d'intensité. Une fois encore, l'incapacité à gérer l'incertitude (considérable) de leurs prédictions les avait amenés à des prédictions totalement non régressives.

Corriger les prédictions intuitives

Revenons à Julie, notre lectrice précoce. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment prédire au mieux sa note moyenne. Comme je l'ai fait pour les résultats de golf sur deux jours de compétition et pour le poids et le piano, je rédige une formule schématique incluant les facteurs qui déterminent l'âge de la lecture et les notes universitaires :

âge de lecture = facteurs partagés + facteurs spécifiques à l'âge de lecture = 100 %

note moyenne = facteurs partagés + facteurs spécifiques à la note moyenne = 100 %

Les facteurs partagés recouvrent des aptitudes génétiquement déterminées, l'importance que la famille accorde aux études, et tout ce qui peut contribuer à faire d'une même personne un lecteur précoce dans l'enfance et un étudiant brillant. Bien sûr, de nombreux facteurs sont susceptibles d'affecter l'un ou l'autre de ces résultats : Julie pourrait avoir été poussée trop tôt à la lecture par des parents exagérément ambitieux, elle a pu vivre une histoire d'amour malheureuse qui a fait baisser ses notes à l'université, elle a pu avoir un accident de ski à l'adolescence qui l'a laissée légèrement handicapée, et ainsi de suite.

Rappelez-vous que la corrélation entre deux mesures  dans le cas présent l'âge des premières lectures et la note universitaire moyenne  est égale à la proportion de facteurs partagés par leurs déterminants. À combien estimez-vous cette proportion ? Personnellement, je l'évalue au mieux à 30 %. Partant de cette estimation, nous avons tout ce qu'il nous faut pour produire une prédiction qui ne sera pas biaisée. Voici comment y parvenir en quatre étapes simples :

1. commencez par estimer la note moyenne ;

2. déterminez la note moyenne qui correspond à l'impression que vous a laissée la preuve ;

3. estimez la corrélation entre la preuve dont vous disposez et la note moyenne ;

4. si la corrélation est de 0,3, écartez-vous de 30 % par rapport à la moyenne équivalente.

L'étape 1 vous donne la base, la note moyenne que vous auriez prédite si on ne vous avait rien dit de Julie en dehors du fait qu'elle était en année de diplôme. En l'absence d'informations, vous auriez prédit la moyenne. (C'est la même chose que d'assigner une probabilité de taux de base des étudiants en gestion quand on ne vous dit rien de Tom W.) L'étape 2 est votre intuition prédictive, qui correspond à votre évaluation de la preuve. L'étape 3 vous fait passer de votre base à votre intuition, mais la distance que vous êtes autorisé à parcourir dépend de votre estimation de la corrélation. Avec l'étape 4, vous vous retrouvez avec une prédiction influencée par votre intuition, mais beaucoup plus modérée166 .

Cette approche de la prédiction est générale. Vous pouvez l'appliquer chaque fois que vous en avez besoin pour prédire une variable quantitative, comme une note moyenne, un retour sur investissement ou la croissance d'une société. Cette approche se fonde sur votre intuition, mais en la modérant, en la faisant régresser vers la moyenne. Quand vous avez de bonnes raisons d'avoir confiance dans l'exactitude de votre prédiction intuitive  une corrélation forte entre la preuve et la prédiction , l'ajustement sera minime.

Il est nécessaire de corriger les prédictions intuitives parce qu'elles ne sont pas régressives et sont par conséquent biaisées. Supposez que je prédise pour chaque golfeur d'un tournoi que son score le deuxième jour sera le même que celui du premier jour. Cette prédiction ne laisse pas de place à la régression vers la moyenne : les golfeurs qui ont bien joué le premier jour joueront en moyenne moins bien le lendemain, et ceux qui ont mal joué s'amélioreront. Quand on les compare aux véritables résultats, on voit que les prédictions non régressives sont biaisées. En moyenne, elles sont exagérément optimistes pour ceux qui ont mieux joué le premier jour, et exagérément pessimistes pour ceux qui ont mal commencé. Les prédictions sont aussi extrêmes que les preuves. De même, si vous vous appuyez sur des exploits remontant à l'enfance pour prédire des notes universitaires sans faire régresser vos prédictions vers la moyenne, vous serez bien souvent déçu par les résultats universitaires d'anciens lecteurs précoces et agréablement surpris par les notes de ceux qui ont appris à lire relativement tard. La correction des prédictions intuitives élimine ces biais, si bien que les prédictions (les plus hautes comme les plus basses) ont à peu près autant de chances de surestimer que de sous-estimer la vraie valeur. Vous continuez à faire des erreurs, mais ces erreurs sont moins importantes et ne penchent pas en faveur de résultats extrêmes  très hauts ou très bas.

Avantages et inconvénients des prédictions extrêmes

Je vous ai présenté Tom W pour illustrer les prédictions de résultats discrets, comme le domaine de spécialisation ou la réussite à un examen, qui s'expriment en assignant une probabilité à un événement précis (ou, dans le cas de Tom, en classant des résultats du plus probable au moins probable). Je viens par ailleurs de décrire une procédure qui permet de contrer les biais courants de la prédiction discrète, à savoir la négligence des taux de base et la non-prise en compte de la qualité de l'information.

Les biais que nous trouvons dans les prédictions exprimées sur une échelle, comme la note moyenne ou les revenus d'une entreprise, sont semblables aux biais observés quand on juge les probabilités d'un résultat précis.

Par conséquent, les procédures de correction sont elles aussi semblables :

 dans les deux cas, nous avons une prédiction de base, que vous feriez si vous ne saviez rien du cas à l'étude. S'il est question de catégorie, c'est le taux de base. Si c'est une question numérique, c'est le résultat moyen de la catégorie concernée ;

 dans les deux cas, nous avons une prédiction intuitive  le nombre qui vous vient à l'esprit, qu'il s'agisse d'une probabilité ou d'une note moyenne ;

 dans les deux cas, vous cherchez à obtenir une prédiction intermédiaire entre la base et votre réponse intuitive ;

 en l'absence de preuves utiles, par défaut, vous vous en tenez à la base ;

 dans le cas contraire, vous vous en tenez également à votre prédiction de départ. Cela ne se produira bien sûr que si vous restez totalement sûr de votre prédiction de départ après avoir procédé à une analyse critique des preuves qui l'appuient ;

 dans la plupart des cas, vous aurez une raison ou une autre de douter que la corrélation entre votre jugement intuitif et la vérité soit parfaite, et vous vous retrouverez quelque part entre ces deux pôles.

Cette procédure doit vous permettre d'approcher les résultats d'une bonne analyse statistique ; de tendre à des prédictions non biaisées, des évaluations raisonnables des probabilités et des prédictions modérées de résultats numériques. Les deux procédures sont censées répondre au même biais : les prédictions intuitives ont tendance à être trop sûres d'elles et à basculer dans l'extrême.

 

La correction de vos prédictions intuitives est une tâche réservée à votre Système 2. Un effort substantiel est nécessaire pour trouver la catégorie de référence appropriée, estimer la prédiction de base et évaluer la qualité des preuves. Cet effort ne se justifie que quand les enjeux sont importants et quand vous tenez particulièrement à ne pas commettre d'erreur. De plus, sachez que le fait de corriger vos intuitions risque de vous compliquer la vie. Une caractéristique des prédictions non biaisées est qu'elles permettent la prédiction d'événements rares seulement quand l'information dont on dispose est d'excellente qualité. Si vous vous attendez à ce que vos prédictions ne soient que modestement valides, vous n'avancerez jamais un résultat rare ou très éloigné de la moyenne. Si vos prédictions ne sont pas biaisées, vous ne connaîtrez jamais l'expérience satisfaisante de répondre avec exactitude à un cas extrême. Vous ne pourrez jamais vous dire : « J'en étais sûr ! » quand vous verrez votre meilleur élève de la faculté de droit devenir juge à la Cour suprême, ou quand une start-up que vous trouviez très prometteuse remporte un fabuleux succès commercial. Compte tenu des limites des preuves dont vous disposez, jamais vous ne pourrez prédire qu'un très bon élève du lycée va obtenir une superbe moyenne à Princeton. Pour la même raison, un capital-risqueur n'entendra jamais dire que la probabilité de réussite d'une start-up est « très élevée » alors que l'entreprise n'en est qu'à ses débuts.

Il faut prendre au sérieux les objections au principe qui veut que l'on modère les prédictions intuitives, car l'absence de biais n'est pas forcément toujours ce qui importe le plus. Une préférence pour les prédictions sans biais se justifie si toutes les erreurs de prédiction sont traitées de la même façon, dans quelque sens qu'elles aillent. Mais il y a des situations où un type d'erreur est pire qu'un autre. Quand un capital-risqueur se lance à la recherche du « prochain grand succès », le risque de passer à côté d'un futur Google ou Facebook est bien plus important que celui de faire un investissement modeste dans une start-up qui finit par échouer. Le but des capital-risqueurs est de miser sur des extrêmes, au risque de surestimer les perspectives de beaucoup d'entreprises. Pour un banquier conservateur qui consent des prêts conséquents, le risque qu'un seul emprunteur fasse faillite peut l'emporter sur le risque de refuser plusieurs clients potentiels qui rempliraient leurs obligations. Dans de tels cas, le recours à un langage extrême (« très bonnes perspectives », « grave risque de défaut de paiement ») peut se justifier par son côté rassurant, même si l'information sur laquelle reposent ces jugements n'est que d'une validité modeste.

Pour quelqu'un de rationnel, les prédictions qui ne sont pas biaisées et sont modérées ne devraient pas poser de problème. Après tout, le capital-risqueur rationnel sait que même les start-up les plus prometteuses n'ont qu'une chance de succès modérée. Son travail consiste à faire les paris les plus prometteurs parmi les paris disponibles, et n'éprouve pas le besoin de se leurrer quant aux perspectives d'une start-up dans laquelle il prévoit d'investir. De même, les individus rationnels qui prédisent les revenus d'une société ne se sentiront pas liés par un seul chiffre  ils considéreront le spectre d'incertitude qui entoure le résultat le plus vraisemblable. Une personne rationnelle investira une forte somme dans une entreprise qui a toutes les chances d'échouer si les bénéfices associés à un succès éventuel sont assez importants, sans se leurrer sur les chances du succès en question. Toutefois, nous ne sommes pas tous rationnels, et certains d'entre nous peuvent avoir besoin de l'impression de sécurité que confèrent les estimations biaisées pour éviter la paralysie. Mais si vous choisissez de vous bercer d'illusions en acceptant des prédictions extrêmes, soyez bien conscient du fait que vous êtes en train de céder à vos envies.

Selon moi, le plus grand intérêt des procédures de correction que je propose, c'est qu'elles vont vous obliger à prendre en considération ce que vous savez. Je vais prendre un exemple courant dans le monde universitaire, mais dont les analogies avec d'autres sphères de l'existence sautent aux yeux. Un département est sur le point d'embaucher un jeune professeur et veut choisir celui dont les perspectives de productivité scientifique sont les meilleures. La commission de sélection a fini par garder deux candidats :

Kim vient d'obtenir son diplôme. Ses références sont exceptionnelles, sa présentation était brillante et elle a impressionné tout le monde lors des entretiens. Mais son profil n'offre pas spécialement de promesse de productivité scientifique.

Jane est post-doctorante depuis trois ans. Elle a été très productive et ses réalisations dans le domaine de la recherche sont remarquables. Mais sa présentation et ses entretiens étaient moins brillants que ceux de Kim.

Le choix intuitif penche en faveur de Kim, parce qu'elle a fait plus forte impression, et COVERA. Reste que l'on dispose de beaucoup moins d'informations sur Kim que sur Jane. Nous revoici face à la loi des petits nombres. Matériellement, vous avez un plus petit échantillon d'informations sur Kim que sur Jane, et les résultats extrêmes sont plus probables dans les petits échantillons. La chance joue un plus grand rôle dans les résultats des petits échantillons, et vous devriez donc faire régresser plus nettement votre prédiction vers la moyenne en envisageant les prestations futures de Kim. Si vous tenez compte du fait que Kim va sans doute régresser davantage que Jane, vous finirez peut-être par embaucher Jane, bien qu'elle vous ait moins impressionné. Dans le contexte des décisions universitaires, je voterais pour Jane, mais j'aurais du mal à surmonter mon impression intuitive que Kim est plus prometteuse. Il est plus naturel, et d'une certaine façon plus agréable, de suivre nos intuitions que d'aller à leur encontre.

Il est facile d'imaginer des problèmes similaires dans des contextes différents, comme un capital-risqueur devant choisir d'investir dans deux start-up intervenant sur des marchés différents. Une start-up propose un produit dont on peut assez précisément évaluer la demande. L'autre candidat est plus séduisant et prometteur sur le plan intuitif, mais ses perspectives paraissent moins sûres. L'évaluation plus favorable des perspectives de la deuxième start-up reste-t-elle supérieure quand on intègre le facteur d'incertitude ? C'est une question qui mérite d'être considérée avec soin.

La régression du point de vue des deux systèmes

Les prédictions extrêmes et la tendance à prédire des événements rares à partir de preuves ténues sont toutes des manifestations du Système 1. Pour la machine associative, il est naturel de faire correspondre le côté extrême des prédictions au caractère perçu comme extrême des preuves sur lesquelles elles reposent  c'est comme cela que fonctionne la substitution. Et il est naturel pour le Système 1 de produire des jugements trop assurés, parce que l'assurance, nous l'avons vu, est déterminée par la cohérence de l'histoire que vous vous êtes racontée à partir des indices dont vous disposiez. Mais attention, vos intuitions vous donneront des prédictions trop extrêmes et vous aurez tendance à avoir une confiance en elles beaucoup trop grande.

La régression est également un problème pour le Système 2. L'idée même de régression vers la moyenne est étrangère et difficile à communiquer et à appréhender. Galton a souffert avant de la comprendre. Bien des professeurs de statistiques redoutent le cours où ils vont devoir l'aborder, et leurs étudiants finissent souvent par n'avoir que vaguement compris ce concept crucial. C'est un domaine dans lequel le Système 2 a besoin d'une formation spéciale. Établir une correspondance entre les prédictions et les preuves n'est pas seulement une chose que nous faisons intuitivement ; c'est aussi quelque chose qui paraît raisonnable. L'expérience ne nous aidera pas à comprendre la régression. Même quand un cas de régression est bien identifié, comme on l'a vu dans l'histoire des instructeurs de vol, on lui attribuera une interprétation causale presque toujours fausse.

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Les prédictions intuitives en bref

« Cette start-up a remarquablement imposé son concept, mais nous devrions nous attendre à ce qu'elle ne fasse pas aussi bien à l'avenir. Elle est très loin d'avoir conquis le marché et il y a encore beaucoup de place pour une régression. »

« Notre prédiction intuitive est très favorable, mais elle est probablement trop élevée. Tenons compte de la robustesse de nos preuves et faisons régresser la prédiction vers la moyenne. »

« Cet investissement est peut-être une bonne idée, même si, selon nos meilleures estimations, il va échouer. N'allons pas prétendre que nous savons vraiment qui est le prochain Google. »

« J'ai lu un article sur cette marque et il était excellent. Pourtant, il pourrait s'agir d'un coup de chance. Ne prenons en considération que les marques qui font l'objet de nombreux articles, et choisissons celle qui a l'air le plus fiable. »