Instrument de musique (Zande),

XIXe siècle. République démocratique

du Congo. Bois, 61 cm. Musée royal de

l’Afrique centrale, Tervuren, Belgique.

 

 

Manifestations intellectuelles et artistiques

 

 

Talents noirs

 

Il est incontestable que le sens artistique est très développé dans la race noire. C’est là une vérité que le comte de Gobineau lui-même n’hésitait pas à reconnaître. Toutefois, il ne l’est pas à un même degré dans tous les arts et, presque partout où il se manifeste, c’est surtout dans le sens de l’effet décoratif ou celui de l’impression produite, plutôt que dans le sens de la beauté plastique, de la grâce ou de la perfection de l’ensemble.

 

La peinture et la grande sculpture n’ont à peu près rien donné de la part des nègres africains. Aucune des enluminures que l’on peut observer sur certaines de leurs murailles ne rappelle, ni par le sujet, ni par l’exécution, quelque chose pouvant évoquer l’idée de ce que nous appelons un tableau. Les quelques statues en argile ou en bois de grandeur humaine, que l’on rencontre parfois dans des bois sacrés ou des chapelles funéraires, sont en général fort grossières et l’on douterait, à les voir, qu’elles aient été exécutées par les mêmes artistes qui ont confectionné tant de bibelots délicieux avec les mêmes matières.

 

Il en est tout autrement de la petite sculpture sur pierre, sur bois, sur ivoire, du modelage de la cire, de l’argile ou des métaux. En ces arts, souvent qualifiés de mineurs, les nègres se sont montrés et se montrent encore des ouvriers ingénieux, puissamment secondés par une inspiration élevée, un sens aigu des détails et une conception très profonde de la réalisation à donner aux idées. Chose à remarquer, leurs productions, dans ce domaine, sont en général d’autant plus originales et de goût plus sûr que l’on a affaire à des populations ayant moins subi des influences extérieures, que celles-ci soient de source orientale ou d’origine européenne. Pour s’en tenir à cette catégorie, l’art nègre apparaît d’autant plus parfait qu’il est plus purement nègre. On ne saurait en effet contester que les statuettes funéraires, les masques sacrés, les sièges ouvragés, les vases, les bibelots de bronze ou de cuivre, les bijoux d’or ou d’argent fabriqués dans la zone du Soudan septentrional et dans les centres européanisés sont très inférieurs aux productions de même ordre des tribus de la Guinée, du Dahomey, du Congo et des Grands Lacs.

 

 

Figurations humaines et Dieux

 

Pour bien apprécier la valeur artistique de ces divers objets, il est indispensable de distinguer des autres ceux qui comportent des figurations humaines, c’est-à-dire les statuettes et les masques, ainsi que les défenses d’ivoire, plaques de métal, coffres ou cercueils en bois représentant des scènes à personnages humains. Quand nous nous trouvons en présence de ces hommes ou de ces femmes aux genoux ployés, aux membres singulièrement courts par rapport à la longueur du tronc, à la tête énorme, ou de ces masques à l’expression terrifiante ou hideuse, nous avons peine à nous défendre de l’impression que ces représentations sont grotesques et que le caractère artistique en est absent.

 

Il est bien évident que cette impression serait justifiée si ces objets avaient pour auteurs des Européens de l’époque moderne, car il y aurait une trop violente antithèse entre les conceptions normales de l’artiste et le style de l’objet sorti de ses mains. L’art n’est vraiment de l’art que s’il correspond, dans son expression comme dans son inspiration, à la civilisation dont il est le produit pour ainsi dire sublimé. Mais nous devons nous rappeler que l’artisan qui a sculpté ces statuettes avait en vue la représentation, non point d’hommes vivants, mais de défunts divinisés ; que celui qui a imaginé ces masques pensait exprimer par eux le symbole d’une divinité redoutable à ceux qui ne sont pas initiés à ses mystères : l’un et l’autre sont des croyants, comparables aux artistes anonymes auxquels nos vieilles cathédrales gothiques sont redevables de ces gargouilles extraordinaires, de ces têtes grimaçantes de démons, de ces statues de saints ou de défunts stylisés en des attitudes hiératiques ou compassées. Ni l’un ni l’autre n’ont travaillé à reproduire, en les flattant le plus possible, les traits d’un modèle humain : ils ont sculpté des dieux — ou des diables — et non point des hommes, et ils ont sculpté ces dieux comme les représentaient à leur esprit les traditions admises de leur temps.

 

À ce propos, on a fait observer parfois — MM. Clouzot et Level y ont fait allusion — que l’aspect général des statuettes nègres, s’il correspond assez mal à l’anatomie d’un nègre normal, rappelle singulièrement celle des négrilles, dont il subsiste encore des spécimens, plus ou moins raréfiés, en plusieurs régions de l’Afrique centrale et méridionale, et qui, vraisemblablement, devaient habiter l’ensemble de ce qui constitue aujourd’hui l’Afrique noire, avant son peuplement par les nègres proprement dits. La longueur relative du tronc et les dimensions excessives de la tête, en particulier, sont caractéristiques dans cette race autrefois très nombreuse et très répandue, aujourd’hui en voie de disparition. En beaucoup de régions africaines dans lesquelles on ne trouve plus maintenant de négrilles, leur souvenir a persisté parmi les nègres, qui prétendent qu’avant eux-mêmes, les occupants du pays étaient de petits hommes à grosse tête et à peau rougeâtre ; ils les considèrent souvent comme les premiers détenteurs du sol qu’eux-mêmes exploitent aujourd’hui et en font des sortes d’ancêtres lointains, déifiés comme leurs propres aïeux.

 

Il ne serait pas surprenant que les premiers artistes nègres, ayant à figurer des ancêtres divinisés, aient adopté comme symbole représentatif le type approximatif de ces négrilles, dont ils connaissaient des échantillons vivants ou qu’une tradition encore récente pouvait retracer assez fidèlement à leur esprit. Ce type, ainsi adopté, a pu se transmettre jusqu’à notre époque, le caractère religieux de ses origines s’opposant d’ailleurs à ce qu’il se soit transformé au cours des siècles.