Serpent bansonyi (Nalu).
Guinée. Bois, 250 cm.
Musée du quai Branly, Paris.
À la vérité, un tel procédé présente de sérieux inconvénients. En dépit d’une mémoire naturellement excellente et fortifiée par l’exercice, il se produit fatalement, dans le cerveau d’un homme obligé d’emmagasiner en son souvenir tant de faits et de noms, des lacunes ou des confusions. Il arrive au griot annaliste d’attribuer à un prince des actions qui furent en réalité accomplies par un autre ou de donner à un roi, comme successeur direct, un personnage qui n’est venu au monde que plus de cent ans après la mort de son soi-disant prédécesseur immédiat. Ces erreurs et ces oublis se rencontrent avec d’autant plus d’abondance qu’il s’agit d’époques plus lointaines et d’événements qui ont nécessité de plus nombreuses générations pour se transmettre jusqu’à l’ère actuelle. Toutefois, comme il existe en général plusieurs griots chargés concurremment de la même besogne, il est possible, en les consultant tour à tour, d’opérer des recoupements et d’arriver, sinon à la certitude, du moins à une approximation satisfaisante.
Il est naturel aussi que, surtout pour ce qui est des faits anciens, la légende, qui frappe plus profondément l’imagination, soit mieux retenue que l’histoire et qu’elle finisse par prédominer dans les récits des traditionnistes. Mais, la plupart du temps, il n’est pas extrêmement difficile de dégager la vérité qui se dissimule sous des symboles d’apparence fantastique. Ainsi, quand les traditions rapportées par les griots parlent des pluies d’or que faisait tomber sur le Ouagadou le serpent sacré de Koumbi, nous songeons immédiatement à la prospérité qu’entraînait dans l’empire de Ghâna, au dire des écrivains arabes du moyen âge, l’exploitation des mines d’or du haut Sénégal et de la Falémé, au temps qui précéda l’introduction de l’islamisme. La cessation de ces pluies d’or et de la pluie ordinaire elle-même, avec la misère et la famine qui en furent la conséquence, la dispersion des habitants et la dislocation du royaume, attribuées par la légende au meurtre du serpent sacré, s’interprètent aisément par la ruine qu’apporta la conquête almoravide courant sus au paganisme et par la dessiccation progressive des régions subsahariennes.
Quoi qu’il en soit, il est profondément heureux pour la science que, dans des pays généralement privés du secours de l’écriture, il se soit trouvé ainsi une institution grâce à laquelle les grands faits de l’histoire, les origines des tribus, les détails des coutumes et des croyances ont pu se conserver dans la mémoire des hommes. Et il est curieux de constater que des peuples réputés ignorants et barbares ont trouvé un moyen pour suppléer à l’absence de bibliothèques, en entretenant parmi eux des générations successives de livres vivants, dont chacune ajoute à l’héritage qu’elle a reçu de la précédente. Ces prétendus sauvages ont à leur portée des répertoires historiques et des codes comme nous en avons nous-mêmes, mais c’est dans les circonvolutions cérébrales de leurs griots traditionnistes, et non sur du papier, que sont imprimées leurs annales et leurs lois.