Je date de 1974 ma première rencontre avec Anne. Avec celle qui n’a pas dit : “Gardez vos textes dans un tiroir”, qui n’a pas dit qu’ils étaient trop ceci ou pas assez cela, qu’une part de son être était pour et que l’autre part ne savait pas, celle qui a dit simplement “J’aime”. Ce n’est pas à un rendez-vous d’affaires que se rend Marguerite, mais à un rendez-vous d’amour.
Imaginez, celle qui l’attend rue Garancière est la première Européenne à avoir parcouru, à dos de cheval, de mulet, de yak, la légendaire route de la Soie à travers le désert du Sin-kiang, le long de la frontière soviétique, jusqu’à l’Inde. C’est l’écrivaine dont le livre Le Temps d’un soupir a bouleversé des centaines de milliers de gens de par le monde, c’est la femme qui a vécu aux côtés d’un acteur célébrissime, dans une aura étincelante de succès, d’engagement intellectuel et politique, d’amour et de tragédie.
La rue Garancière, étroite et courte, baigne dans cette aura, Marguerite en est étourdie. Une amie étudiante lui dira : “Ah oui, rue Garancière, la faculté dentaire, on peut s’y faire soigner pour presque rien”, l’amie n’avait pas remarqué les éditions Julliard. Marguerite, elle, ne voit pas la faculté dentaire. Elle n’a pas vu non plus l’église Saint-Sulpice, ni les boutiques chic des rues alentour, ni les grilles du jardin du Luxembourg, ni le Sénat tout en haut de la rue.
Numéro 8, se répète-t-elle. Les émotions ont cette particularité vicieuse de faire perdre tout sens de l’orientation. Numéro 8. Les femmes ici sont vêtues sobrement, pas du tout dans le style hippie du West End à New York. Marguerite a conscience de porter des couleurs trop voyantes, rouge du manteau, sabots vernis, et les cheveux flottant presque jusqu’à la taille, piqûre au souvenir de “Mais quels beaux cheveux elle a, cette petite”, elle s’arrête un instant pour les attacher avec un élastique. Numéro 8. Portail, cour, portes de verre coulissantes, puis un grand espace sous verrière, baigné de lumière, où s’active une foule de gens sur des machines à écrire. Un étroit escalier au fond sur la gauche. Long est le chemin vers la femme qui a dit “J’aime”, vers la femme qu’elle va aimer. Couloir, porte.
Et voici Anne.
La pièce est petite, blanche, très claire, grande baie vitrée tout du long en face, une table sur tréteaux et quelques étagères. Anne est assise de curieuse façon, une jambe étendue sur un pouf à côté de sa chaise. Petits cheveux courts qui encadrent sans façon un visage mobile, dénué de maquillage. Sourire franc et discret à la fois, mais comme les yeux sont vifs. Et la voix ! Marguerite est envoûtée par cette voix. Sagement assise de l’autre côté de la table, elle est dans un autre monde, elle est dans le cercle enchanté de la présence d’Anne.
Les peurs sont tombées, elle ne pense à rien, elle respire un air qui lui est bon. Tout ici est net, franc et lumineux. De quoi ont-elles parlé ? Pas de souvenir précis, la Chine, oui, Anne en revenait1, il était question d’escaliers infinis à grimper (vers un temple ?), sa jambe la faisait souffrir, risque de phlébite, d’où le pouf, mais ce qui comptait c’était les paysages magnifiques, la profondeur d’une civilisation, la couleur des ciels. J’écoutais, muette, stupéfaite.
Et puis le manuscrit. Anne a déjà tout prévu, tout ordonné. Tel texte, le plus long, sera publié en premier, les autres rassemblés en un livre de nouvelles à publier en second, est-ce que cela vous convient ? Marguerite n’a plus à réfléchir, plus à se battre, quelqu’un désormais le fera pour elle. Elle remet son destin d’écrivain entre les mains de cette femme.
Claude Roy, dans sa préface à une republication de Caravanes d’Asie, le tout premier livre d’Anne, se remémore ses premiers pas d’écrivaine : “Vous étiez si timide, Anne, ce printemps-là, que vous étiez pareille à la jeune fille qui n’ose pas entrer dans la pièce où il y a beaucoup de monde, et il faut la prendre par la main, doucement, la forcer, l’entraîner, faire les présentations, lui avancer un siège. La récompense alors est de voir l’ombrageuse, l’inquiète, la rétive, peu à peu se détendre, oublier son recul et sourire.”
Cette Anne-là n’est pas encore celle que je viens de rencontrer rue Garancière, affable et assurée. Mais je la devine très bien dans le portrait que brosse Claude Roy, et j’y vois tout aussi bien Marguerite, “pareille à la jeune fille qui n’ose pas entrer dans la pièce”.
1 Ce ne pouvait être la Chine pourtant à cette date, plus probablement le Mexique.