AVORIAZ

Anarchie des souvenirs.

Marguerite est à Avoriaz, avec son attachée de presse de chez Julliard.

L’occasion en est le Festival du film fantastique. Marguerite est invitée à Apostrophes, l’émission littéraire de Bernard Pivot, qui passait à une heure de grande écoute et était très regardée. Emission spéciale “littérature fantastique”.

C’est l’hiver. Premier problème : la neige est froide. Bon, dit l’attachée de presse, on va t’acheter des après-ski.

Marguerite a déjà été monitrice de ski pour les tout-petits. C’était dans sa vie antérieure, les vacances ne se prenaient pas, elles se payaient : monitrice de ski à la montagne, monitrice de voile à la mer. Avec les débutants, car elle n’avait aucun diplôme dans ces spécialités. Son équipement aussi était rudimentaire. Après-ski, elle ne connaissait pas. Elle faisait avec ce qu’elle avait, chaussures montantes ou baskets.

Boutique d’Avoriaz. Bottes doublées, poils de phoque à l’extérieur, laine à l’intérieur. Non, dit Marguerite avec regret. Si, dit l’attachée de presse, elles te vont super bien. Trop cher, dit Marguerite. Pas du tout, dit l’attachée de presse qui sort son carnet de chèques. Je te rembourserai, dit Marguerite, gênée. Mais non, dit l’attachée de presse, c’est Julliard qui paie.

C’est possible, ça, un éditeur qui paie vos après-ski ? L’attachée de presse hausse les épaules, insouciante. Elle paiera aussi nos remontées de ski. Et sans doute quelques autres bricoles. C’est la grande vie. Elles ont le même âge, Marguerite se détend, elle apprend à s’amuser, les deux jeunes femmes s’amusent merveilleusement.

L’une des villas, au pied des pentes, s’appelle Velo. Un passionné de courses cyclistes, sans doute. Mais l’histoire est la suivante : le propriétaire, absent lors de la construction, avait télégraphié pour demander qu’on inscrive le mot love au fronton. La France n’était pas anglicisée comme aujourd’hui. Croyant à une erreur, l’ouvrier a rétabli l’ordre évident des lettres selon lui, vélo donc. Vrai, pas vrai, on le racontait et cela faisait tordre de rire Marguerite et son attachée de presse.

Arrive le soir de l’émission. Là, on ne rit plus. Marguerite ne connaît pas les plateaux de télévision. L’attachée de presse fait de son mieux pour expliquer : On va te maquiller, mais si, tout le monde passe au maquillage, c’est à cause de la lumière qui est très forte. Tes cheveux ? Ah non, tu ne les attaches pas, tu les gardes comme ça. Le pull ? Pas fameux, on va en acheter un.

Voilà, on y est. Parmi les invités, cinq hommes et elle, Marguerite. Dans les coulisses, juste avant d’entrer, l’un des invités sort furtivement une petite flasque et s’envoie une rasade. Marguerite n’est donc pas la plus terrorisée, elle reprend un peu de nerf, sourit au type, qui lui rend le même sourire crispé. Camaraderie des écrivains, c’est déjà ça.

Elle pensait que la littérature servait aussi à la camaraderie. Elle avait grand besoin de camaraderie. Il ne lui est pas venu à l’esprit, ou de façon très lointaine, qu’elle était là pour faire monter le chiffre de ses ventes, et augmenter les profits et prestige de sa maison d’édition.

Les voilà assis. L’animateur, les cinq messieurs parmi lesquels le type à la flasque qui a soudain l’air d’un habitué de la chose télévisuelle. Carrés et assurés tous, bien à leur affaire, et puis Marguerite.

Confusément, elle éprouve que sa présence n’a qu’une légitimité de façade, qui relève de la composition picturale : une ligne irrégulière dans le décor sérieux des lignes droites.

Les projecteurs : une horreur. Ça vous dénude le visage, vous transforme en pierre luisante sous la lune, visible de tous les points de l’univers. Les caméras, où sont-elles, que filment-elles ? Le visage, le buste, les jambes ? Où glisse leur regard indiscret ? Marguerite ne comprend pas les règles du jeu. Ne comprend pas que l’animateur a une stratégie, qu’il a besoin de séduire un public, un public très divers et qu’il ne faut pas ennuyer. Les réponses des invités, leur contenu, n’ont pas grande importance : ce qui compte, c’est d’être là, d’en être, et de plaire surtout. L’animateur est vif, joyeux, se fait plus naïf qu’il n’est. Cela, Marguerite ne le comprend pas non plus. Les questions lui paraissent tomber d’une autre planète, elle est sur la défensive, et commence toutes ses réponses par “non”.

Voilà donc cette Marguerite qu’Anne avait prise sous son aile. Aucune remarque sur la prestation télévisuelle de sa protégée. Elle ne s’en souciait pas. Un écrivain est comme il est, un écrivain n’est pas fait pour la télévision, il est fait pour les livres qu’il écrit, rien d’autre.