Je ne sais pas si Marguerite avait lu Caravanes d’Asie, lorsqu’elle est venue la première fois rue Garancière.
Anne était un monolithe arrivé dans sa vie, entourée de l’auréole d’un passé étincelant, et tout cela était déjà beaucoup pour Marguerite, dont la vie n’avait pas d’auréole mais l’occupait néanmoins fortement. Elle avait assez à faire et à penser avec les Etats-Unis, sa grande découverte de l’époque. L’Asie de la fin des années quarante pouvait attendre. Je suppose qu’il en allait ainsi.
Depuis, j’ai lu votre livre, plusieurs fois, de plus en plus intriguée, troublée. Car il me semble que c’est quasiment moi-même dont j’entends la voix à travers les lignes que je lis, tant vos réactions me sont familières. Je vous suis pas à pas comme sur un chemin que nous aurions emprunté ensemble. Je souris, je secoue la tête.
A la bibliothèque où je suis en ce moment, plusieurs visages se sont tournés vers moi, des lycéens ou étudiants, très sérieux, noyés derrière leurs piles de livres, j’aimerais tant leur expliquer tout cela : les gens, le temps, la mort… Ils me prendraient pour une vieille toquée. Barrière infranchissable. Dans les rapports avec les beaucoup plus jeunes, il faut savoir négocier cette barrière. J’ai replié mon sourire sèchement comme un éventail.
Avec les beaucoup plus jeunes, à moins qu’ils ne soient très avertis et très matures, votre être commence pour eux au moment de la rencontre. Les livres que vous avez écrits avant cette première rencontre avec eux sont vaguement poussiéreux. Ils ont pu briller magnifiquement, entraîner critiques et lecteurs dans leur orbite, emplir de leur présence les pages des journaux et magazines, pour les plus jeunes ils ont irrémédiablement les taches du temps, les critiques et lecteurs que ces livres ont enthousiasmés sont vieux, les journaux et magazines qui les ont encensés sont ceux d’une actualité passée. Terrible, l’actualité passée. Rien à voir avec le vrai grand passé.
Du temps où vous étiez vivante, Anne, je n’avais pas vu combien de points communs nous avions. Vous apparteniez à un autre monde, dans lequel j’étais admise par une chance extraordinaire, par un malentendu peut-être. Mais aujourd’hui que vous êtes si éloignée dans le temps, et que Marguerite l’est tout autant, je les vois toutes les deux, et c’est stupéfiant.
Malgré nos trajectoires si différentes, il me semble qu’il y avait entre nous des courants souterrains coulant en parallèle, empruntant à des années de distance les mêmes chemins. J’avais dû les percevoir, instinctivement, et c’est pourquoi il y avait eu besoin de peu de mots entre nous.
Votre avant-propos à Caravanes d’Asie. Je le cite :
“«La route de la Soie» : cinq petits mots qui depuis toujours ont fait chanter mon imagination. Je voyais des caravanes de chameaux, pareilles à celles des Rois mages… J’imaginais ces cortèges fabuleux sillonnant la Route pendant plusieurs mois, le jour sous le soleil brûlant, la nuit sous le ciel étoilé et amenant ainsi jusqu’à l’Inde et au lointain Empire romain leurs trésors inestimables.”
Je suis émue. C’est ainsi que j’ai d’abord rêvé l’île de Pâques, avant d’y aller, puis d’écrire un livre inspiré par cette expérience. Emue aussi parce que vous ne saurez jamais rien, ni de mon voyage ni de mon livre. Je me dis que c’est peut-être celui de tous mes romans que vous auriez préféré, je me dis que vous étiez la seule qui aurait pu l’apprécier vraiment. Je me dis de ces choses navrantes et inutiles, c’est le lot de ceux qui vivent après que les autres sont morts.
La route de la Soie. La Chine. Des mots qui ont fait chanter votre imaginaire. Aussitôt vous ajoutez : “Mais je n’aime pas les contes de fées.” Vous êtes donc allée voir sur place.
Vous n’alliez pas dans un pays pour prendre du bon temps, ou prendre des choses, vous alliez pour apprendre. Et comprendre. Et essayer ensuite d’agir de juste manière.
Cela vous vaudra des engagements, dont certains que vous regretterez.
Mais, en 1955, vous terminez la relation de votre extraordinaire voyage de 1948, dans la Chine d’avant Mao. Vous êtes dans la maison des bords de l’Oise que vous avez achetée avec Gérard en mars 1953. Votre mariage avec lui a eu lieu en novembre 1951, vous aviez trente-quatre ans, il en avait vingt-neuf et vous le connaissiez déjà depuis plusieurs années.
Je reviens sur ces dates, car elles disent beaucoup de vous. Vous n’êtes pas la jeune mariée tout émerveillée d’avoir été choisie par celui que tant de jolies femmes convoitent, vous ne vous laissez pas attirer tout entière dans l’orbite du comédien au succès grandissant, l’amour ne vous détourne pas de vous-même, vous travaillez sur un projet qui vous tient à cœur, personnellement.
Vous n’êtes pas novice non plus, vous avez déjà publié des reportages et réalisé des films documentaires. Telle vous étiez avant Gérard, telle vous continuez d’être avec lui.
Pendant ce voyage sur la route de la Soie vers le Cachemire, vous vous étiez juré de prendre des notes chaque soir, en véritable ethnologue que vous étiez. Vous le ferez scrupuleusement, que ce soit dans “la Maison militaire des invités” à Ouroumtsi, au pied des Montagnes Célestes, où le gouvernement chinois – celui de Tchang Kaï-chek encore – a mis à votre disposition deux pièces, ou bien dans les yourtes misérables, ou pendant les pauses de la longue chevauchée dans le désert. Les notations sont précises, les êtres rencontrés encore vifs.
Votre avant-propos : “Nous décidâmes de tenter le voyage et ce fut François qui, de Nankin, l’organisa.”
“Tenter le voyage”. Cette antique route de la Soie que vous alliez suivre était encore peu connue des Européens, c’était un voyage aventureux à travers des contrées fabuleuses, dans un pays en guerre civile, à la veille de la révolution (cela, vous ne pouviez le savoir).
Qui est François ? Vous n’en dites rien. Plus loin vous parlez des “deux Français” qui font ce voyage, c’est-à-dire vous-même et cet homme, François. Il s’agit de François Fourcade, votre premier mari. Mais rien sur lui, sinon cet hommage qui lui est rendu : il organisa le voyage. Et, au lieu que ce prénom crée la familiarité, il établit une distance. Vous semblez dire : “Respectez son anonymat, c’est une personne qui a fait partie de ce voyage, n’en demandez pas plus.” Votre pudeur. Elle est dans tous vos livres et même dans Le Temps d’un soupir. Là non plus n’apparaissent pas les mots “mon mari”, n’apparaît pas le nom de Gérard. Vous parlez de vous et de votre amour, et de la mort qui l’a pris, vous racontez ces choses terribles et si personnelles, mais encore une fois en gardant vos distances, de telle sorte qu’entraînés au cœur de votre intimité, vos lecteurs eux se gardent de toute familiarité, et ainsi cette douloureuse histoire peut être appropriée par tous.
Vous n’auriez pas aimé ces livres où s’épanche le moi, où l’auteur fait du lecteur d’emblée son complice, et semble à tout instant lui donner une petite tape cavalière sur l’épaule.
Au fil des jours, sur la route de la Soie, vous promenez “un moi très peu encombrant”, comme le dit Claude Roy.
Pourtant je vous entends partout, je vous vois, vous reconnais. Votre attention à vos hôtes, aux gens rencontrés au hasard du chemin. Sur M. Liou : “J’aime bien ce calme visage intelligent, nuancé de tristesse.” Intelligence, calme, et la nuance de tristesse qui signe un esprit réfléchi. Plus loin, vous avez le même regard pour Wahid, le jeune Tibétain qui vous accompagne. Vous essayez les merveilleux chevaux prêtés par les Chinois. Le jeune homme si troublé d’ordinaire est “cette fois heureux comme un enfant, beau comme un dieu. Il traverse et retraverse la plaine de part en part, à toute vitesse et chaque fois plus vite. Quand il passe, le temps d’un éclair, j’entrevois le blanc de ses yeux et l’éclat de ses dents […] Il me crie : «I am speaking horse language.» Wahid galopant, c’est inoubliable et beau comme une œuvre d’art.”
La femme de M. Liou vous étonne quand elle parle de religion. “Je l’écoute me parler de la misère, de la nécessité d’aider son prochain. Tout cela sonne un peu faux pour moi, mais je me sens toujours émue si quelqu’un trouve sa voie pour devenir meilleur.”
Parmi les passagers du camion se trouve un homme qui vous intrigue, un grand Turki maigre, au regard illuminé, avec pour seul bagage un bonnet de fourrure pour les nuits froides, et son Coran “qu’il a précieusement accroché, avec ses grandes mains tremblantes, à la barre de bois qui nous sert d’appui”. Cet homme ne parle qu’ourdou, chante seul pour lui-même, vous ne pouvez communiquer avec lui, mais vous partagez sa détresse lorsqu’il ne trouve plus son Coran : “Le lui a-t-on volé ? Est-il tombé sur la route ce matin ?”
Wahid encore, “comme un jeune animal impatient et débordant d’enthousiasme” mais si vite blessé, alors, “silencieux et amer, il se referme comme une fleur marine”. Vous avez dû réussir à l’apprivoiser, car soudain, en rencontrant des Tibétains dans la ville de Karachar, il se sent très ému et se confie : “C’est mon peuple, le peuple de mon pays” et : “Tout le monde est contre nous. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. Se tourner vers la Chine ? l’Inde ? le Pakistan ? Le Thibet1 manque de force politique. Nous ne sommes représentés nulle part dans le monde… Pour les Occidentaux, nous sommes un objet de curiosité, rien de plus…”
Il dit aussi : “C’est la première fois que je parle avec une femme.” Je vous imagine, Anne, attentive, silencieuse, écoutant.
A Chouga, le vice-consul américain veut emmener les voyageurs voir le camp kazakh. Vous êtes mal à l’aise. “J’ai l’impression d’aller visiter une réserve comme les réserves d’Indiens en Amérique. Je me méfie du pittoresque. Il marque presque toujours une tendance à regarder les autres comme s’ils n’étaient pas des êtres humains semblables à soi. Avoir froid, avoir faim manque de pittoresque et est aussi horrible pour tous, mais, quand on vit dans un pays où c’est une chose habituelle, on finit par croire que c’est également une chose normale, que «ces êtres-là ne sont pas faits comme nous».”
Jamais “nous” et “les autres” pour vous. C’était votre formation d’ethnologue, mais aussi votre nature : ici ou ailleurs, des êtres humains d’abord. Comprendre leur façon d’être dans le milieu où se mène leur vie ou leur survie.
Et je crois bien que vous aviez la même attitude avec les animaux. Eux aussi, des êtres vivants cherchant comme nous à vivre dans le milieu où ils se trouvent. Vous les remarquez partout, que ce soit les chevaux morts qui parsèment les bas-côtés de votre route dans le désert, le poulain guetté par le loup dans une “ferme modèle” près du lac de l’Oie, l’âne qui s’est cassé la patte dans la passe de Mintaka, abandonné dans la neige avec une petite provision de nourriture, et qui agonisera jusqu’à ce que les aigles le découvrent. Vous demandez pourquoi on ne l’achève pas, mais c’est une loi de la caravane : on ne peut pas tuer une bête. “Dans l’absolu, on ne peut pas affirmer que cet âne mourra”, affirme Wahid catégoriquement. Dans l’absolu.
Vous n’avez jamais pensé “dans l’absolu”, Anne, mais dans le concret des situations, sans a priori, et vous n’avez pas oublié le regard de cet âne qui essaie désespérément de suivre la caravane.
Partout, votre regard est prêt à capter la beauté, l’amour, la spontanéité d’un sentiment. Une toute jeune femme kirghize et son mari dans leur maison d’une pièce, en torchis, sans fenêtre. “Une fois encore, c’est la misère. Le couple se regarde avec tendresse ; l’homme aide la femme. Depuis le début du voyage, c’est la première fois que je rencontre deux êtres qui ont l’air de s’aimer.” Cette phrase me touche, quel savant ethnologue masculin aurait pu noter cela ? Ailleurs, vous remarquez qu’il n’y a pas ou peu de couples dans la rue.
A toutes les étapes de ce voyage, vous trouvez des gens malades. “Partout où nous sommes passés, aucun service sanitaire n’est organisé. Les gens naissent, vivent et meurent comme ils peuvent.” Vous distribuez les médicaments que vous avez emportés, vous soignez la plaie infectée d’un enfant récemment circoncis par son père, jamais vous ne saurez si vous avez aidé cet enfant à guérir. Vos notations sont simples, sans fioritures, mais je lis ceci page 151 : “Deux yeux noirs, tendres et sages, mais apeurés, me fixent et deux petites mains s’appuient sur mes épaules tandis que j’enlève la culotte déchirée et sale.” Ces deux petites mains confiantes sur vos épaules, je m’aperçois que je ne les avais pas oubliées, je les sens sur ma peau. Chaque jour, vous voyez des gosses au visage intelligent. “Ils ne reçoivent aucune éducation, n’apprennent aucun métier. Dès leur naissance, ils sont privés d’avenir. La situation diffère à peine dans les villes de Chine où je viens de vivre pendant un an. Là, des écoles existent, mais les enfants pauvres, qui sont l’écrasante majorité, ne peuvent les fréquenter.” Et plus loin : “Dans la Chine du Kouo-min-tang, le manque de débouchés est tragique ; ce ne sont pas tant les diplômes que les relations qui procurent une situation.”
En pays tadjik, les officiels chinois sont soupçonneux à votre égard, à un moment ils vous prennent pour des communistes. Nous sommes juste avant 1949 et la prise du pouvoir par le PCC et Mao. Mais ils se laissent aller aussi, et vous confient combien ils se sentent seuls et s’ennuient, si loin de chez eux.
Vous arrivez dans un paysage immense et désolé, dont toute vie semble exclue, privé même d’odeur, et qui est pourtant “l’un des carrefours du monde… Dans un rayon de quelques kilomètres, les frontières de la Chine, de l’Inde, de l’Afghanistan et de l’URSS se trouvent réunies.” De ces mots-là, “l’un des carrefours du monde”, je me souviens à tant d’années de distance. Vous n’étiez pas une personne du petit cercle de soi-même, vous ne pouviez pas, ne vouliez pas oublier le grand cercle, je le sentais à chaque instant passé auprès de vous.
Puis Gilgit en terre pakistanaise. Il y a la guerre au Cachemire. Les Britanniques ont quitté Gilgit il y a quelques mois. “Ce sont des absents encore présents.” Les jeunes pilotes pakistanais sont, en dépit de leur physique, plus anglais que nature. Ils sont très fiers de la jeune indépendance de leur pays mais pleins de complexes vis-à-vis des Britanniques. “Une fois de plus, je trouve là les sentiments troubles qui toujours se développent, qu’il s’agisse d’individus ou d’Etats, dès que les partenaires ne sont pas sur un pied d’égalité.”
Instinctivement, vous placez côte à côte l’assujettissement individuel et l’assujettissement d’Etats. Parce que vous étiez portée à voir les individus en leur humanité directe, aucune raison d’Etat ne pouvait vous faire cautionner le colonialisme.
Vous traversez des zones où se parlent toutes sortes de langues, l’ouïgour, l’ourdou, le pouchtou, le chinois, le bourouchaski, l’arabe, le persan, l’hindi.
“Deux cents kilomètres environ séparent Gilgit de Ballacot. Même pas une heure d’avion, quinze jours de caravane.” En avion, dites-vous, “l’intelligence prend le pas sur la sensibilité. On voudrait organiser scientifiquement le bien-être dans le monde et l’on se sent prêt, s’il le faut, à imposer les souffrances individuelles qui peuvent en découler…” En caravane, au contraire, “la sensibilité est toute-puissante ; on voudrait faire fleurir des sourires de joie, immédiatement, sans dresser de plans, sans provoquer la moindre peine à qui que ce soit…”
Toute la différence entre voir de haut et voir de près.
Après Gilgit, les voyageurs se font rouler par un caravanier, on ne parle plus que poneys, mules, ânes, et coolies. Escorte de soldats afridis.
Il y a suspicion à l’égard des trois étrangers. On les prend maintenant pour des Anglais, or certains Britanniques aident les Hindous. Partout on est mystérieusement prévenu de leur arrivée. Ils sont sur une route militaire, en zone de guerre, absolument interdite aux étrangers. En fait ils ont été suivis par un policier depuis Naran. Puis ce sera l’avion de Peshawar à Karachi. Et enfin le retour à Nankin.
Ce voyage s’est fait entre le 7 avril et le 9 juillet 1948. Quatre mois d’un carnet de bord entre la Chine et l’Inde. Anne a vu finir une époque et elle en a vu venir une autre. “La révolution chinoise était déjà au coin de la piste, au ras de l’horizon, au tournant de l’histoire, écrit Claude Roy. […] Elle [Anne Philipe] ne décrit pas seulement les changements du paysage, mais, sans y songer presque, le passage d’une époque à une autre.”
C’est justement parce qu’elle est si attentive aux êtres qu’elle perçoit ce passage d’une époque à une autre, qui peut-être aurait échappé à un regard plus formaté, ou préformaté.
Aujourd’hui, soixante années après, l’histoire a fait glisser sur les images que décrit Anne Philipe d’autres images que personne n’aurait pu imaginer. Caravanes d’Asie est en cela un livre passionnant. Mais il l’est encore plus pour la qualité extraordinaire du regard.
Claude Roy évoque, lui, “cette voix réfléchie. Qui réfléchit, en effet, les paysages et les visages.”
On est au plus proche de ce que peut être un véritable être humain portant un regard nu sur la terre qu’il habite. Dans Promenade à Xian2, beaucoup plus tard, devant la foule qui passe comme un fleuve en crue, elle écrit : “J’aurais voulu que quelqu’un me prenne par la main et m’emmène chez lui : «Voici où je dors, voici ce que je mange, voici où je travaille, voici ma famille, mes amis…» et peut-être même : «Ecoute ce que je pense.»”
J’ai retrouvé ce sentiment d’être “au plus proche” avec Ebène de Ryszard Kapuściński, plus instructif sur l’Afrique qu’il parcourt que bien des essais savants de géopolitique. Là non plus, pas de développements abstraits, mais un récit au jour le jour de ses rencontres avec les gens.
La même fraîcheur, la même sensibilité.
L’intelligence.