LES RENDEZ-VOUS DE LA COLLINE

Ce livre d’Anne porte la couverture des éditions Julliard, blanche avec liseré vert, couverture devenue célèbre en 1954 avec la parution de Bonjour tristesse, d’une jeune fille de dix-huit ans, Françoise Sagan.

Malgré la différence d’âge, Anne aurait pu connaître Françoise Sagan. Elle ne m’en a pas parlé, sans doute appartenaient-elles à des univers culturels et sociaux trop différents.

Les Rendez-Vous de la colline est paru en 1966, bien avant que je ne la rencontre. Il fait suite à Caravanes d’Asie, carnets de voyage d’une ethnologue, et au Temps d’un soupir, récit à la première personne sur la mort de Gérard Philipe. C’est donc véritablement son premier roman. Elle avait quarante-neuf ans.

Il lui a fallu toutes ces années pour en arriver à l’écriture de fiction. Est-ce l’immense succès du Temps d’un soupir qui lui en a donné l’audace ? Ce récit tragique s’appuyait sur une personne qui était au plus intime d’elle-même, mais qui appartenait aussi au public. Peut-être s’était-elle senti un devoir envers lui et envers ce public qui l’avait prodigieusement aimé.

Il lui faudra donc encore trois ans pour s’autoriser à évoluer dans le champ de son imaginaire propre. Je ne suis pas sûre qu’elle s’en soit jamais tout à fait senti le droit. Roger Grenier m’a raconté combien il lui était difficile d’écrire. Elle nourrissait une telle admiration pour la littérature. Son angoisse au moment de déposer les mots sur la page était bien réelle, je l’ai compris beaucoup plus tard.

L’histoire racontée dans Les Rendez-Vous de la colline se passe il y a plus de quarante ans, mais le livre pourrait parfaitement être de la dernière rentrée littéraire. Epuré et précis, sans un mot de trop, sans fioritures ni commentaires, absolument rien n’a vieilli.

Une mère et sa fille.

La mère s’appelle Marie. C’est Anne, je la devine en chaque ligne. Constance, une préadolescente, est sûrement sa propre fille.

Le récit commence dans le vif.

“Ce jour-là, Constance rentra de l’école dans un état de grande excitation. Elle était belle, rose avec les yeux brillants. Elle dit à Marie :

— Je veux te parler tout de suite ; je crois que j’ai fait quelque chose de très bien.”

La fillette est campée là tout entière en quelques mots. Elle “veut” et “tout de suite”.

La mère est l’écran où la fillette projette instantanément tout ce qui lui arrive. Sur cet écran, elle s’examine, suppute, anticipe, pose les questions et donne les réponses. C’est une petite fille très déterminée, avec des opinions fermement établies.

Elle est belle lorsqu’elle pense avoir réussi l’une de ses menues entreprises, et toute chiffonnée et ternie lorsqu’elle pense avoir échoué. Elle est totalement dans les événements de sa vie et les éprouve avec puissance.

C’est une fillette seule, qui vit en contact étroit avec une adulte, seule aussi. Son monde enfantin est imprégné déjà du monde adulte, elle aspire avec passion à devenir une grande personne. Ce chevauchement constant est particulièrement poignant.

La mère observe son enfant. Trois étages dans ce regard : lucidité totale, amour émerveillé, presque étonné, et tristesse mêlée d’angoisse.

Voici Constance qui, après bien des émois, part à un après-midi enfantin où elle espère voir le jeune Antoine.

“— J’ai beaucoup de choses à dire à Antoine… tu ne peux pas comprendre…

Constance avait retrouvé sa force et sa petite dureté de cristal. Elle embrassa Marie comme pour la protéger.

— Ne t’inquiète surtout pas, recommanda-t-elle avec un sourire malicieux.

Marie alla vers la fenêtre : «Si elle se retourne pour voir si je suis là, c’est qu’elle a besoin de moi, se dit-elle, autrement elle n’y pense pas.» Elle la vit s’éloigner puis, tout d’un coup, se retourner.”

Rien n’est expliqué. La douleur de Marie, je la devine parce que je connais Anne. Et les lecteurs d’Anne Philipe la devinaient aussi, ils n’avaient nul besoin que cette douleur soit explicitée. Ils avaient tous lu Le Temps d’un soupir.

Dans le rapport auteur-lecteurs, il y avait là une configuration très particulière. Les lecteurs lisaient un roman d’Anne pour lui-même – chaque roman a son plan d’existence autonome – mais ils le lisaient aussi comme celui d’une personne qu’ils avaient le sentiment de connaître, dont ils avaient suivi la vie, et qui leur était chère.

Un homme, cependant, accompagne la mère et l’enfant. Il s’appelle Jean, il est “beau, solitaire et charmant. Il allait les mains libres, son sac américain en bandoulière. […] Pourquoi aucune étincelle ne jaillissait-elle ? Marie […] attendait une évidence, un éclatement et alors, pensa-t-elle, je retrouverai mon attention passionnée.”

L’homme qu’Anne aimait a disparu, et Marie, son alter ego dans le roman, ne peut plus aimer. L’évidence, l’éclatement ne viendront pas.

Arrivent les vacances, dans une maison qui ressemble à la Rouillère. Quelque chose aura lieu, cet été-là, qui fera définitivement passer Constance sur l’autre rive de l’adolescence.

Anne Philipe l’écrivaine est pour moi tout entière dans le choix de cet événement meurtrier, dans la façon de le nicher au cœur de l’été, de faire apparaître la mort sur le sentier familier des collines, et d’en pénétrer tout son récit, par imprégnation anticipée, sans en altérer la douceur apparente.

Se promenant seule, mais toujours gardant la maison en vue, la petite Constance rencontre une inconnue qui ramasse du bois, accompagnée d’un vieux chien rhumatisant. Elle est ridée, avec une crinière épaisse, lèvres et yeux maquillés violemment. La sorcière, pourrait-on croire, mais ce n’est pas le cas. Lulu, vieille actrice déchue, vit dans la misère. Elle offre une cigarette à Constance, lui raconte sa vie, et des choses à la fois fascinantes et effrayantes. La vieille et l’enfant nouent une sorte d’amitié, timide et farouche. Lulu montre ce qu’elle porte dans ses jupes : un revolver, pour que son chien ne reste pas seul après sa mort, dit-elle.

Revenue à la maison, Constance dit à sa mère :

“— Si tu mourais, tu ne me tuerais pas ?

— Qu’est-ce que tu as, Constance ?

— Rien, réponds-moi.

— Bien sûr que je ne te tuerais pas.”

Marie comprend que quelque chose s’est passé qui a fait peur à l’enfant. Elle lui fait raconter l’incident, se met en quête de Lulu, mais ne la trouvera pas. Constance est au bord des larmes.

“Il faut qu’elle apprenne, se disait Marie.

C’était le dernier soir des vacances. Toutes les lavandes étaient plantées.”

Un an plus tard, un type du village découvre dans les collines la vieille, agonisante, et près d’elle son chien criblé de coups de couteau. “Entre eux, un revolver (sans balle, paraît-il) et le couteau.”

“Il faudra dire la vérité à Constance avant les vacances”, pense Marie.

Une autre histoire surgit après celle-là. Une histoire de couple cette fois, rapportée à Marie par une autre vieille femme. Elle la raconte à Jean, et Constance écoute de toutes ses oreilles. C’était pendant la guerre de 1914, la vieille femme était toute jeune alors, fiancée à un garçon de vingt ans. Il est fait prisonnier, elle harcèle les autorités, obtient son rapatriement. A la gare, dans la neige, elle attend son convoi. Elle a honte des grosses galoches disgracieuses qu’elle porte, comme tout le monde, par-dessus ses chaussures. Elle décide de les enlever, achète un journal pour envelopper les galoches. Elle se sent plus belle, heureuse. Le fiancé enfin descend du train, ils s’étreignent avec bonheur. Soudain le garçon aperçoit le journal. Son visage change : “Tu lis le journal de l’ennemi maintenant !” s’exclame-t-il. Elle ne répond rien, n’explique rien, parce que, à cette seconde, son aimé est devenu autre, et elle ne sait pas parler à cet autre. Ils se marieront, auront un enfant, mais “quelque chose, le principal, avait été tué sur le quai de la gare… Quand cette confiance enchantée du début de l’amour est tuée, je ne sais pas si on peut la faire revivre, dit Marie. […] Ils n’ont pas su se mettre à la place de l’autre.”

Le silence des couples. Marie donne peut-être une leçon d’avenir à la fillette, de la même façon que, dans un autre roman1, Cécile, qui va mourir, montrera à son petit-fils un jeune couple en train de faire l’amour dans les dunes : “N’oublie jamais cela”, lui dit-elle. Le respect pour l’amour : la valeur essentielle à transmettre.

Le livre se termine sur la plage, devant la mer. Marie et Constance sont seules.

“Elles entrèrent sur la plage : rien que des lignes planes, à peine discernables, le sable blond, la mer turquoise, pâle, si calme qu’aucune vague ne s’y brisait. C’était un de ces jours parfaits où le ciel et la mer se confondent. Constance et Marie restèrent immobiles.

— Que c’est beau, ce n’est pas possible, murmura Marie.”

 

Ce paysage de lignes planes, à peine discernables, ce pourrait être un tableau d’Arpad Szenes, semblable à celui qui était chez Anne, rue de Tournon. Ce tableau ressemble à Anne, ressemble à son écriture.

 

Anne s’inspire de sa propre vie, elle ne s’en est jamais cachée. Cependant à aucun moment elle ne se laisse aller au témoignage. Aucune complaisance. Elle travaille l’intime, mais se tient écartée du privé. Si proche qu’elle ait été de sa narratrice, elle a su opérer la transmutation qui amène en littérature.

Toute l’œuvre future d’Anne Philipe est déjà contenue en ce premier roman, et chaque roman suivant sera une variation subtile, bouleversante dans sa simplicité, de ce qui touche à cœur dans Les Rendez-Vous de la colline.

On avance par-dessus des profondeurs comme sur la surface lisse d’un lac, dans un éclat mystérieux qui enveloppe l’écriture.

Sur la première page, il y a une dédicace, juste mon nom et la signature d’Anne. C’était un livre d’avant moi, il n’y avait pas lieu d’y ajouter une note personnelle. Encore une fois le doute : l’ai-je vraiment lu à l’époque ?

Je parle de ce livre, pour faire réparation auprès d’Anne.

Je parle de ce livre pour faire partager mon admiration à l’égard de l’écrivaine Anne Philipe. Je voudrais que ses éditeurs, comme je le fais aujourd’hui, fassent revenir à la surface ces petits joyaux d’écriture et de sensibilité, et que de nouveaux lecteurs puissent ainsi y avoir accès.


1 Les Résonances de l’amour, Gallimard, 1982.