XIAN, SHANGHAI, NANKIN

Au printemps 1979, Anne est repartie en Chine.

C’était son quatrième et dernier voyage dans ce pays.

Elle y avait vécu un an avec son premier mari en 1946, avant la révolution. En 1948, elle avait traversé avec lui le Sin-kiang, en caravane, jusqu’à l’Inde1.

En 1957, presque dix ans après, elle y était retournée, avec Gérard cette fois. C’était l’époque des “Cent-Fleurs”. Sur ce voyage avec lui, elle n’a rien écrit, sinon des allusions, à deviner. Il me faudrait la pister à travers des articles de presse, ou des photographies de l’époque, j’en ai vu quelques-unes : tous deux fêtés, au milieu de la foule, ou avec les autorités de l’époque2. Ils n’imaginaient guère alors ce qui allait suivre, la Révolution culturelle, qui allait tuer nombre des amis qu’ils s’étaient faits au cours de leur séjour.

Ce voyage : lui le héros, elle l’épouse, comment vivait-elle cela, Anne ? Lui le héros, elle l’épouse, mais c’était elle qui connaissait la Chine, c’était elle l’ethnologue, je devine son bonheur à lui montrer les lieux qu’elle avait déjà vus et aimés, à l’enseigner.

A reprendre la main, peut-être. Exister de nouveau par elle-même. Redevenir la jeune femme plus cultivée que lui, qui avait autorité naturelle, celle qu’il avait admirée et écoutée au début de leur rencontre. Peut-être.

 

Maintenant nous sommes en 1979. Cette fois, elle découvre la Chine d’après la Révolution culturelle, d’après Mao, d’après Chou En-lai. Le livre écrit sur ce dernier voyage s’intitule Promenade à Xian. Gérard est mort depuis vingt ans. Une phrase l’évoque, en creux : “L’émotion de me retrouver à Pékin, seule. Mon imagination et ma mémoire galopent. Ainsi vont la vie et la mort.” Il faut être attentif pour comprendre. “A Pékin, seule”. Elle fait ce voyage accompagnée du photographe Marc Riboud et de sa compagne. Seule, cela signifie “sans Gérard”.

A cette date, 1979, je connaissais déjà Anne depuis plus de quatre ans. Elle m’a parlé de ce voyage-là, mais la Chine était encore trop loin de mes préoccupations. Je me souviens d’une remarque sur la compagne du photographe, une Américaine, très belle semblait-il. Remarque admirative ? mélancolique ? agacée ? Trop tard pour démêler des nuances que je percevais complexes, mais je n’étais pas alors curieuse de sa vie. Trop occupée de moi-même. Trop respectueuse aussi. Nous faisons souvent de même avec nos parents, nos grands-parents : quand nous sommes prêts à poser nos questions, ils ont disparu à jamais.

 

En 2003, j’ai été invitée à Beijing par mon éditeur chinois. Anne était morte depuis treize ans. Je ne pensais pas à elle. Du moins le croyais-je. Mais, presque aussitôt après mon arrivée, une trémulation, une poussée intérieure : aller à Xian, il me fallait aller à Xian. Je n’en avais pas vraiment envie. Mon agenda à Beijing était chargé et organisé dans tous les détails. Mais cette poussée : aller à Xian. Mon éditeur chinois n’était pas enchanté. Cependant il s’est occupé de mon billet d’avion, de l’hôtel, et même d’un guide-interprète, il voulait connaître chaque étape de ce court voyage. On ne risquait pas de me perdre en chemin. J’en finissais par l’éprouver, ce désir d’aller à Xian. Prendre la poudre d’escampette !

De Xian, j’ai des souvenirs, oui. Très bons, même. Dans l’hôtel, un massage des pieds, avec toute la famille de la masseuse autour, ils logeaient au bout du couloir, je m’amusais avec les quelques mots que je savais à deviner les relations de parenté entre tous ces gens. Quand j’ai désigné pour mari de la masseuse le type en chaussettes qui regardait la télé, grand fou rire, trop jeune, ce n’était pas le bon, et moi où était mon mari ? Heureusement j’avais une photo, qui a circulé d’une personne à l’autre, chacun hochant diversement la tête, j’ai bien eu trois massages de pieds pour un, ensuite il y a eu le thé, puis la télé, j’avais les orteils à l’air, pour un peu je m’installais dans cette famille, j’y étais bien, il n’y avait pas d’autre client que moi.

Le lendemain, au petit-déjeuner, autre merveille, le menu proposait un English breakfast et même du café. Apparemment personne n’avait commandé l’English breakfast depuis longtemps. Le cuisinier en a profité pour déployer ses talents, il m’aurait fait frire tous les œufs et tout le bacon de sa réserve, il en trouvait même quelques mots d’anglais, je ne savais comment l’arrêter, il me couvait, riait, j’ai mangé pour ma journée. Là aussi, j’étais seule. C’était un grand hôtel pourtant, l’éditeur ne m’avait pas prise pour une moitié de grain de riz.

Sur les remparts de la ville, c’était encore autre chose, le guide-interprète était un jeune homme sombre, il avait des soucis : marié, un enfant, insatisfait, voulait vivre ailleurs, mieux, ou juste différemment. J’essayais de lui remonter le moral, chaque pas sur ces remparts me poussait un peu plus dans le rôle de vieille tante avisée, je prenais mon rôle au sérieux, nous avions oublié l’historique de la ville, pour lequel nous avions grimpé sur les remparts justement.

J’oubliais à chaque instant. Le livre en anglais qu’on m’avait donné sur la ville, j’avais oublié de l’emporter. Quelqu’un en moi ne voulait rien apprendre. Je n’étais pas venue pour cela, j’étais venue pour Anne. Enfin nous sommes partis, le jeune homme sombre et moi, pour le musée des statues et chevaux de Qin Shi Huangdi, à l’est de Xian.

Dans la voiture, il ne disait plus rien, cela me convenait, surtout qu’il ne m’accable pas de commentaires, j’avais rendez-vous avec Anne.

“Un jour de l’année 1974, écrit-elle, un habitant d’une commune populaire, en creusant un puits, trouva une statue. Ce fut le début d’une fouille rassemblée aujourd’hui dans ce musée spécialement construit et encore inachevé. Il a l’apparence d’un immense hangar au toit de verre. On y pénètre par un chemin boueux où sont jetées des planches pour faciliter le passage des brouettes et, d’un coup, on se trouve entouré de tranchées où reposent six mille statues d’argile, modelées dans des moules, cuites et ensuite peintes. Elles ont plus de deux mille ans et leur beauté est saisissante…”

Je voulais marcher dans ce sentier boueux, je voulais passer sur ces planches, dans une campagne déserte, il me semblait qu’en pensant très fort à Anne quelque chose se passerait, le temps serait aboli, peut-être viendrait-elle d’elle-même vers moi, un souffle, sa voix, que sais-je.

J’étais émerveillée de cette chose : me retrouver là, sur ses traces, dans cette Chine qu’elle aimait tant, dont elle m’avait parlé, moi à qui je n’aurais jamais cru que de pareilles choses extraordinaires pourraient arriver. Emerveillée de m’y retrouver non pas en touriste, mais pour un de mes livres3 : voyez, Anne, votre protégée ne vous a pas déçue, sa littérature est reconnue dans votre pays d’élection.

Baguette magique, signes du destin, j’étais prête à m’abandonner à toutes les balivernes habituelles. Pour une fois, oh juste pour une fois.

Mais nous n’étions plus en 1978. Il n’y avait plus de chemin boueux ni de planches instables jetées par-dessus pour le rare visiteur. Il y avait énormément de monde, un péage aussi vaste que celui de Saint-Arnoult, des employés et surveillants partout, des autobus, des voitures, et le hangar devenu musée majestueux. Je n’ai retrouvé que moi-même, il m’a bien fallu me contenter de ma compagnie et de celle du jeune homme sombre, qui s’affairait adroitement à acheter nos tickets et à me piloter le long des vastes tranchées où gisait l’armée défunte du fondateur de l’Empire chinois. Faute de signe de la part d’Anne, j’ai fait la touriste, consciencieusement, l’esprit figé, un peu hébétée comme il arrive lorsque l’on visite “de l’extérieur”.

Relisant hier les pages qu’elle a écrites sur ce lieu célèbre, j’ai eu l’impression que mon esprit enfin se défigeait, qu’à retardement je voyais et éprouvais vraiment, et j’ai été contente enfin de m’être forcée à accomplir cette visite.

Curieusement, Anne s’est tout de même retrouvée en moi, là où je ne l’attendais pas. Juste avant la sortie, un vieil homme signait le livre du musée à ceux qui voulaient l’acheter. Renseignement pris, c’était le paysan qui avait fortuitement découvert la première statue. Imbu de son importance derrière la pile de livres, une file d’attente devant lui, il signait exactement comme nous, les écrivains, dans les salons du livre, levant à peine le nez de son travail, concentré. Fou rire intérieur. Etait-il déjà là lorsque Anne est venue ? Elle n’en parle pas. Mais mon rire, je le partageais avec elle.

Puis le jeune homme toujours sombre m’a emmenée déjeuner au restaurant, dans la ville, le long d’une route mal entretenue, bordée çà et là de petites maisons basses. Je pensais partager mon déjeuner avec lui, il n’a pas voulu, j’aurais insisté, mais j’ai deviné le conseil d’Anne : attention, il y a des règles. Une cliente étrangère, voilà ce que j’étais et devais rester. Je me suis retrouvée seule dans une immense salle, décorée de tableaux kitsch très colorés, mais c’était plaisant, et entourée d’une bonne dizaine de jeunes serveuses, des filles du coin, habillées kitsch aussi, mais charmantes, gaies, et j’ai mangé gravement sous leurs regards rieurs, moqueurs un peu, elles pouffaient entre elles, je l’entendais bien, j’ai fini par éclater de rire, et tout cela était gracieux. “Bizarres, ces étrangers, qu’est-ce qu’elle fait là, celle-ci, sans mari, à son âge, regardez comme elle est habillée, et comme elle mange drôlement, quand même est-ce que nous irions si loin de chez nous, comme ça, nous ?” J’étais sûre que cette scène aurait plu à Anne. Si l’Histoire la passionnait et qu’elle en était fort bien avertie, elle s’intéressait encore plus aux gens, aux gens immédiatement autour d’elle, si semblables à vous et moi, si l’on veut bien se dénuder les yeux.

J’ai relevé le passage suivant dans son livre, caractéristique de son approche. Elle parle de la traction humaine : “Je ne la prends pas comme un test du bonheur ou du malheur de l’homme, mais comme un signe de pauvreté. Il existe bien pire dans les atteintes à la dignité. Pour juger, il faudrait être dans la peau de celui qui tire, être à sa place, connaître le regard posé sur lui par les autres et la façon dont il reçoit ce regard ; alors seulement on saurait si le fait de tirer une charrette constitue ou non une atteinte à sa qualité d’homme…”

Se mettre à la place de l’autre. Un mouvement dont elle n’a pas fait théorie, mais qui lui était spontané. Des chercheurs et spécialistes emprunteraient ce chemin, ouvrant ainsi de nouvelles voies en ethnologie, en anthropologie.

 

Et puis Shanghai.

J’ai dit qu’Anne, dans son livre Caravanes d’Asie, n’évoquait pas Gérard, qu’elle aimait déjà. Et j’étais persuadée qu’elle n’en parlait pas plus dans Promenade à Xian, écrit après sa mort, bien des années plus tard. Or voici qu’ouvrant au hasard ce dernier livre, je tombe sur le passage suivant. Elle est à Shanghai, dans le petit parc de Huang Pu. “J’y étais venue souvent quand j’habitais Nankin. J’y avais emmené Gérard en 1957 pour qu’il connaisse le lieu où j’avais aimé me promener en 1946, 1947 et même 1948 avant de partir pour le Sin-kiang. J’y venais penser à lui. La séparation nous avait plongés dans deux univers situés aux antipodes non seulement géographiques mais aussi humains. En Chine, je découvrais la misère totale, la révolution et la douleur d’un couple qui se brise ; lui découvrait le vertige du succès, le bonheur et l’angoisse qu’il apporte, la lucidité qu’il exige, les portes qu’il ouvre, les pièges qu’il tend. Pendant un moment l’absence exalte les sentiments mais, en se prolongeant, elle les affaiblit. Si seule la passion nous avait unis, elle s’épuiserait, si c’était l’amour, comme je le croyais, rien ne pourrait le tuer, même pas la mort.”

Comment avais-je pu occulter ce passage ? La gêne : celle qu’on éprouve devant ses parents lorsqu’ils évoquent leurs amours ? Ou une autre sorte de gêne : cette différence entre passion et amour, la passion qui ne dure pas, l’amour qui dure toujours, des mots de midinette ?

Et je me tance : Comme tu manques de simplicité, ma pauvre fille, si c’était Platon qui écrivait cela (il a beaucoup écrit sur l’amour, n’est-ce pas) ou quelque autre vénérable de la haute philosophie, tu trouverais ces mots respectables, dignes de thèse et archithèse, mais c’est une femme, et tu fais comme tant de femmes, tu méprises tes congénères, ces femelles sentimentales, incapables de se détacher de leurs ovaires pour s’élever jusqu’au ciel philosophique. Tu fais comme tant d’électrices, irritées qu’une femme s’imagine capable d’être présidente de leur pays. Vois donc comme le mot “amour” résonne différemment lorsqu’il est prononcé, écrit par une femme ou par un homme, rappelle-toi la vieille inusable valence différentielle des sexes, et ravale ta gêne.

Je la ravale, bien sûr, cette gêne sournoise, mais il y en a une troisième, qui glisse comme un serpent derrière les deux premières.

La douleur pour elle, le vertige du succès pour lui. La douleur pour elle, la bonne vie pour lui.

Ce schéma bien connu de tant de romans et décliné de mille façons : Emma Bovary a un mari et une enfant, Rodolphe est libre comme l’air. Anna Karénine est liée à un mari et à un petit garçon qu’elle adore, le comte Vronski est un brillant officier sans attaches. Emma Bovary et Anna Karénine se suicident toutes les deux, l’une par le poison, l’autre en se jetant sous un train. Rodolphe et Vronski continueront à profiter des joies que leur offre la vie.

Une femme de ma génération porte ces figures féminines dans les arrière-plans de sa conscience.

Emma et Anna errent en lisière de nos cauchemars, nous les croyons oubliées, mais nous entendons le froissement lointain de leurs robes, leurs fantômes désespérés pleurent en secret dans nos cœurs. Il m’est intolérable d’imaginer Annela-mienne près d’un mari qu’elle n’aime plus, d’un enfant qu’il lui sera déchirant de faire souffrir, puis d’imaginer Anne-la-mienne suivant de si loin dans les journaux l’ascension stupéfiante du jeune prodige, et découvrant les photos des jolies actrices ses partenaires, Anne l’anonyme, mariée à un autre et mère de famille, Gérard déjà célèbre et toute une vie de gloire devant lui.

Cette ombre portée de tant de lectures magnifiques, l’ombre d’Emma et d’Anna, c’est elle sans doute qui a obscurci pour moi cette page de Promenade à Xian, au point qu’elle s’est effacée d’elle-même sous mes yeux.

Et, la lisant enfin pour de bon, je comprends une fois de plus pourquoi Anne m’a été si importante. Elle n’a pas suivi Emma Bovary et Anna Karénine. Elle ne s’est pas laissé engloutir dans l’indécision, la douleur, la jalousie, les qu’en-dira-t-on, l’autodestruction, la complaisance au malheur. Elle n’a pas agrandi jusqu’au vertige le trop que Gérard aurait pu lui sembler, le peu qu’elle aurait pu se paraître. Elle est restée elle-même et, de ce lieu intérieur solide, elle ne l’agrandissait ni ne se diminuait. Elle voyait tout aussi bien que lui les pièges que tend le succès, le bonheur mais aussi l’angoisse qu’il apporte. La lucidité qu’elle prête à Gérard rencontrait la sienne.

Ils étaient d’égale stature.

Bien sûr, l’époque avait commencé à changer, les mœurs aussi. Les fantômes d’Emma et d’Anna tendent toujours leurs bras suppliants, leur âme torturée gémit toujours dans le puits sans fond où se sont perdues tant de femmes, mais l’écho de leurs pleurs s’est affaibli, et Anne était d’une autre trempe. Elle n’a pas suivi Emma et Anna dans le puits.

Une photo du mariage d’Anne et Gérard, dans un livre paru récemment. Elle y est gracieuse, dans sa robe à bretelles, avec son visage rond et sa jeunesse, mais ce n’est pas par sa beauté, somme toute ordinaire, qu’elle séduit. C’est par son intelligence des êtres, et la fermeté de son esprit et de son cœur. Tout cela, je l’ai deviné dès ma première rencontre avec elle, et si Emma et Anna frôlaient encore mon visage de leurs joues mouillées, tentaient encore de m’attirer dans leurs chambres obscures, Anne sans le savoir a ouvert pour moi des fenêtres.

Une fenêtre, surtout. Non pas celle de l’écriture, que j’avais déjà poussée par moi-même, mais la force de croire en cette poussée et de la poursuivre.

Et, encore une fois, pour une femme de ma génération (la situation s’est améliorée aujourd’hui : beaucoup, ou juste un peu ?), cette force pouvait très vite retomber, se flétrir, par trop de vents contraires.

 

Ainsi, moi aussi, je me suis retrouvée à Shanghai. C’était en 2005. Je n’avais pas été invitée par mon éditeur chinois cette fois, mais par le département des sinologues de la Maison des Sciences de l’homme. Entourée par des gens qui parlaient chinois et consacraient leur recherche à la Chine, occupée du matin au soir, je n’avais ni loisir ni besoin de penser à Anne. Les rencontres se tenaient sur la terrasse du MOCA, le nouveau musée d’art contemporain, dans le parc de la place du Peuple. Nous étions deux écrivains français et chacun de nous était “apparié” à un écrivain chinois. Le mien était Su Tong, l’auteur d’Epouses et concubines4. Je devais commenter une nouvelle qu’il avait écrite pour l’occasion, il devait commenter la mienne, les traducteurs ensuite entraient dans la danse, puis les étudiants et le public. Il m’appelait Grande Sœur, je l’appelais Petit Frère, cela nous faisait glousser de rire, tout cela était délicieux, inattendu, excitant.

Une petite fille en moi semble toujours en attente, prête à pointer son nez à la première occasion. Elle bouscule dans ces colloques l’écrivaine sérieuse que je m’efforce de paraître, elle se fiche de ma réputation, elle veut que j’oublie mon ordinateur et l’austérité de mon bureau. C’est qu’il y a du monde enfin dans la demeure solitaire de sa patronne et elle tire sur ma jupe pour que je la laisse cabrioler, “J’ai envie de jouer, moi”, dit l’inexpugnable petite fille.

Ou bien ma maladie est-elle plus grave, docteur ? J’éprouve toujours une petite blessure lorsque, dans ces rencontres, je vois s’éloigner, sitôt sa prestation accomplie, l’écrivain participant. Il range ses papiers, referme son attaché-case, et s’en va, visage impassible, appelé sans doute à ces tâches pressantes qu’ont les vrais intellectuels. Pas de flânerie, échange aimable, moments abandonnés. Des hommes, surtout. Et je réalise que pour moi le colloque ou la conférence était avant tout occasion de partage, d’amitié, de complicité au moins. Aimer, être aimé, cela, le sens de la littérature ?

Le soir tombait à Shanghai. Derrière nous, dans la lueur rougeoyante du soleil couchant, les feuillages de la terrasse et la ligne des immeubles de la ville dressaient un décor spectaculaire. Puis il y a eu la lune, nouvelle féerie. Entre le soleil rouge et la lune pâle, soudain un trou : la voix de l’interprète me parvenait de loin, comme assourdie, le public n’était plus qu’ombres vagues, Su Tong à ma droite semblait soudain absent, retiré en lui-même, tout paraissait irréel. Tristesse indéfinissable. Etait-ce Anne qui me manquait ? Etait-ce ma mère ? mon pays ? ma maison ? Tout cela sans doute et bien au-delà.

Dédoublement. Moi, là, dans un décor éphémère, qui glisserait demain pour céder la place à un autre, tout aussi futile et éphémère, et cet autre moi, bientôt mort, déjà mort, et la planète morte aussi. Tristesse profonde, radicale.

La discussion pendant ce temps en était venue, je ne sais comment, à Emma Bovary. Je me suis aperçue que je parlais, que ma voix avait pris un ton de provocation, non, je n’aimais pas Madame Bovary. Si beau que soit son livre, j’en voulais à Flaubert de n’avoir pas laissé une chance à Emma, et d’enlever même tout espoir pour sa fille, la petite Berthe.

 

Et presque aussitôt, sans discontinuité, je nous revois, la même équipe, à Nankin, dans la salle de conférences de l’Alliance française.

Le puits… il est question du puits.

Nous parlons d’Epouses et concubines de Su Tong. Dans ce livre, une jeune fille laissée sans ressources à la mort de son père se voit forcée de devenir la concubine numéro trois d’un homme riche. Elle arrive un soir dans la demeure de son maître et époux. C’est l’hiver. Dans le jardin glacial et embrumé, elle aperçoit un serviteur qui s’affaire autour du puits. Echange de regards, pressentiment funeste. Plus tard elle entrera en conflit avec l’épouse et les autres concubines, devinera les accommodements secrets des unes et des autres. Le jeune fils du maître vient en visite, souffle d’air frais, frôlement de l’amour enfin, mais il repart. Elle ne sait plus délasser et amuser le maître, une nuit on la jettera dans le puits. Cela se passe dans les années vingt.

Une jeune fille dans l’assistance s’est levée. Voix stridente, martelée : ce livre est une honte, Su Tong est une honte, il donne une image mauvaise de la Chine, il noircit la Chine aux yeux des étrangers, il collabore avec les ennemis de la Chine, il est un ennemi du peuple. Même sans l’aide de l’interprète j’aurais pu deviner la teneur de la diatribe, et cela durait, durait, personne n’interrompait la jeune excitée, l’assistance était pétrifiée, regards des étudiants entre eux, Su Tong impassible, “Une garde rouge”, ai-je pensé, une garde rouge ressuscitée.

Collusion des temps, j’étais Anne : “Si j’étais chinoise, que me serait-il arrivé pendant la Révolution culturelle, aurais-je été exécutée ou emprisonnée comme «mauvais élément» ? Ou encore envoyée dans une commune populaire pour être «rééduquée» par les paysans ? Mes enfants auraient-ils fait partie des gardes rouges les plus radicaux5 ?”

 

A Shanghai, lors de son voyage de 1979, Anne avait retrouvé un couple d’amis : Zhao Dan qui avait été le plus grand acteur de Chine et sa femme Huang Tchongying, également très connue. Retrouvailles extraordinaires, pleines d’émotion. En effet, Anne ne les avait pas revus depuis son voyage avec Gérard, vingt ans auparavant. Elle avait aussitôt reconnu leur visage et ils s’étaient embrassés avec tendresse. Ils lui avaient parlé de Gérard Philipe, de leur peine qu’il ne soit plus là, puis ils avaient raconté leur vie depuis 1966. Emprisonnement, travaux forcés pour lui, “pendant ces huit années, je n’ai jamais revu ma femme”. Quant à elle, elle avait été envoyée à la campagne pendant près de dix ans, “privée de stylo et de papier, astreinte à un travail dur et pénible”.

A Beijing, par l’intermédiaire de Roger Grenier, j’avais moi aussi rencontré une femme, de mon âge presque, qui avait traversé la Révolution culturelle. Elle était professeur d’université à la retraite et habitait encore le même appartement avec son mari sur le site de l’université. Toute une aventure pour y arriver. Obtenir de l’hôtel qu’on m’écrive l’adresse en chinois pour le taxi, plus d’une heure de voiture, traversée de plusieurs périphériques, je craignais que le chauffeur n’ait pas compris l’adresse, enfin il m’a déposée devant une sorte de vaste allée défoncée. “Là, l’université ?” “Oui, là”, tout cela par signes. Le taxi parti, comment trouver l’immeuble ? Aucune indication nulle part. A force d’errer, je suis tombée sur deux étudiants qui parlaient anglais. Ils m’ont emmenée dans une petite pièce au bout d’un long couloir. M’avaient-ils comprise ? Mais oui, car dans cette pièce il y avait un ordinateur, dans l’ordinateur ils ont trouvé le nom de celle que je cherchais, puis ils m’ont accompagnée jusqu’au pied de son immeuble. Ils semblaient ravis de m’aider, ou ravis d’exercer leur anglais, ou les deux.

En tout cas, j’étais au bon endroit, enfin. Immeuble type HLM en mauvais état, escalier étroit, appartement minuscule, deux toutes petites pièces et une cuisine sous une véranda. J’ai interrogé cette femme sur l’époque de la Révolution culturelle. Le travail forcé, la famine. Un bol de soupe le matin pour toute la journée. Ses deux fillettes, comment les nourrir, comment les soigner, le froid, la peur d’être exécutée, que feraient les enfants… Son mari y avait perdu sa santé, il était malade. Elle me racontait cela de manière factuelle, pas d’amertume apparente, comme si le temps en Chine suivait des cycles successifs, ordonnés par des forces immémoriales, broyant les uns, épargnant les autres. Nous étions dans un autre cycle, plus heureux, c’était ainsi.

L’interprète qu’avait eue Anne durant son dernier voyage avait été garde rouge. “Nous voulions plus de justice et moins de privilèges, lui avait-elle expliqué. Il y a eu beaucoup d’excès, c’est vrai, mais vous, les Occidentaux, vous croyez qu’il n’y avait qu’une sorte de gardes rouges, or nous étions des centaines de groupes différents, nous discutions passionnément entre nous, souvent nous n’étions pas d’accord…”

Soudain, à Nankin, dans la salle de conférences, j’en ai eu assez de la “garde rouge” et de ses vociférations. J’ai levé la main. A ma surprise, la jeune fille s’est arrêtée net. Je lui ai dit que les éditeurs français traduisaient beaucoup de romans chinois et que nous étions tout à fait en situation de juger par nous-mêmes de ce que nous lisions. J’étais Anne, calme et ferme. La rencontre s’est poursuivie normalement, la jeune fille ne s’est plus manifestée. Peut-être, derrière l’incident, y avait-il une explication, que je n’étais pas en mesure d’interpréter.

Je n’ai plus retrouvé Anne le reste de notre séjour. Mais, sans elle, ces souvenirs seraient bribes dispersées, petits points sur une ligne discontinue, la ligne elle-même s’effaçant dans l’enchevêtrement confus d’une vie.

Grâce à vous, Anne, je reprends possession de ces voyages, de ces moments qui ont bien dû être les miens, je trace un dessin dans ma vie, comme ces calligraphes que vous admiriez tant.

Je ne peux en déchiffrer les caractères, mais ils semblent faire sens et, pour un moment, je suis apaisée.


1 Voir Caravanes d’Asie, op. cit.

2 Photographies de Marc Riboud.

3 Des phrases courtes, ma chérie, Actes Sud, 2001.

4 Le réalisateur Zhong Yimou en a tiré un film, qui a obtenu le Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1991 et connu un grand succès public.

5 Promenade à Xian, op. cit.