Nous sommes invités à Ramatuelle, mon jeune compagnon et moi. Invités par Anne pour l’été.
Année 1976 ?
S. est étudiant. Nous vivons à Paris dans une chambre de bonne, au sixième et dernier étage. Nous avons de quoi payer le loyer, de quoi acheter pâtes et riz, guère plus. De ma vie antérieure, il ne me reste que ma voiture, la vieille 404 Peugeot donnée par mon père. Nous descendons à Ramatuelle en voiture.
Très excités, tous les deux. Je suis une jeune écrivaine qui se rend chez son éditrice dans la célèbre maison de l’acteur Gérard Philipe. Même s’il en paraît davantage, S. n’a guère plus de vingt ans. Dans la voiture, tout au long de cette dizaine d’heures de route, nous sommes en réalité deux enfants.
Anne est la première à nous faire entrer dans son intimité, la première à nous reconnaître comme couple, sans réticences, sans questions, sans jugement. Elle sait que sans son aide nous passerions l’été dans notre chambre de bonne étouffante sous les toits. Elle nous a invités chez elle au bord de la mer, c’est pour nous un bond dans la vie, une ouverture fabuleuse, un conte de fées.
Peut-être y avait-il une indulgence particulière dans son acceptation de notre couple. Elle-même avait quelque cinq ans de plus que Gérard. Beaucoup moins que les quatorze ans d’écart entre mon jeune compagnon et moi. Mais, pour elle, c’était dans les années quarante. Ce modeste écart d’âge avait-il paru important à l’époque ? Avait-il suscité des commentaires déplaisants ? En avait-elle éprouvé une gêne ? C’était sûrement peu commun, surtout dans le milieu du cinéma. Peut-être, dans ces années-là, ces cinq ans qui la faisaient plus vieille que le comédien valaient-ils mes quatorze ans à moi ? Le sujet n’a jamais été effleuré entre nous, mais aujourd’hui je remarque ces similitudes dans nos vies.
1976 donc. Quelques années auparavant avait eu lieu l’affaire Gabrielle Russier. Le procès était encore présent dans les esprits et, dans mon esprit à moi, très vivace. Cette jeune femme d’une trentaine d’années comme moi, enseignante comme moi, mère de deux enfants, était tombée amoureuse d’un élève alors en classe de seconde, passion partagée, qu’ils avaient eu le tort de vouloir vivre au grand jour. Ils s’étaient rencontrés pendant des manifestations dans le sillage de Mai 68. Les parents du garçon, professeurs à l’université d’Aix-en-Provence, ont porté plainte. Il y avait aussi, je crois, une question d’intérêt, un poste à pourvoir et Gabrielle gênait. Elle a été poursuivie pour détournement de mineur, séparée de ses enfants, arrêtée et emprisonnée aux Baumettes. Son procès a eu lieu en juillet 1969, condamnation à douze mois de prison. Elle s’est suicidée au gaz en septembre.
L’affaire avait suscité une immense émotion. En 1970, Michel del Castillo fait paraître Les Ecrous de la haine : vous avez tué Gabrielle Russier 1. En 1971, André Cayatte réalise un film, avec Annie Girardot, Mourir d’aimer, dans lequel Aznavour signe la bande-son. Reggiani écrit une chanson, Gabrielle :
Qui a tendu la main à Gabrielle Russier
Lorsque les loups se sont jetés sur elle
Pour la punir d’avoir aimé l’amour ?
En quel pays vivons-nous aujourd’hui
Pour qu’une rose soit mêlée aux orties
Sans un regard, sans un geste ami ?
J’avais suivi les étapes de cette douloureuse histoire, avais acheté les magazines, contemplé les visages des photos.
Quelques années s’étaient écoulées, la France avait changé, mais les loups erraient toujours dans les fonds de mon esprit et l’invitation d’Anne, oui, c’était “un geste ami”.
Lorsque nous avions quitté New York précipitamment et que nous étions arrivés à Paris, S. et moi, nous n’avions personne pour nous héberger. Il nous avait fallu prendre une chambre à l’hôtel. L’âge légal de la majorité était encore à vingt et un ans, nous n’y avions pas pris garde. Le second soir, l’hôtelier a demandé à me parler. Il avait regardé nos passeports, nos dates de naissance. Gêné, il me dit qu’il est obligé de nous faire prendre une seconde chambre. S. voulait lui casser la figure, j’étais humiliée. Cette dépense supplémentaire était un coup dur pour nous.
Il faut comprendre ce que signifiait l’invitation d’Anne dans ce contexte. Nous en étions éblouis, et en même temps nous prenions cela très naturellement. Nous étions dans un conte. Anne était la bonne marraine, l’amour fait des miracles.
Nous voici donc quittant l’autoroute au Luc, traversant les collines, sinuant sur des routes secondaires, puis cherchant le petit chemin sur la droite qui devait nous mener à la maison.
A quoi nous attendions-nous dans notre ignorance puérile ? A une maison de célébrité bien sûr, vaste, lumineuse, avec piscine bleue, des serviteurs peut-être, une vraie maison hollywoodienne, notre idée de la chose.
Le chemin est difficile à trouver, étroit, tournicotant. Cailloux et nids-de-poule secouent la voiture, les épineux sur les côtés griffent la carrosserie, est-ce vraiment la maison ces murs bas, ces cordes à linge tendues sur une terrasse inégale ? Nous laissons la voiture devant l’entrée d’une cave ou garage, et continuons encore un peu, incertains d’être au bon endroit.
Enfin la façade. Charmille, table de pierre, grands arbres. Une maison de ferme, murs blancs ou rose pâli. Un seul étage. Pas de piscine. Personne. Ah si, musique, une fugue de Bach. Et voici Anne. Elle lit à l’ombre des arbres.
L’intérieur : une seule grande pièce, haute cheminée au fond, longue table. Derrière, une cuisine à l’ancienne. Puis un petit escalier de pierre, je me souviens d’une vasque ou d’un grand vase large, au tournant. La taille de cet objet : mon sentiment, tout de même alors, du luxe. Ce sera le seul. Les chambres sont très simples, la nôtre donne sur l’arrière, du côté des cordes à linge. Ou peut-être nous a-t-on installés dans la petite dépendance, à quelques mètres en contrebas.
Aucune autre maison visible alentour. Vers le bas, le champ qui descend jusqu’au val boisé où coule un ruisseau. Vers le haut, des étagements de vignes. Petit à petit, je comprendrai que c’est cela, le luxe de cette maison. Le calme et le silence, à quelques kilomètres de Saint-Tropez.
J’apprendrai tant de choses ce premier été. Dépouillement de l’être ancien, sortie de chrysalide.
La gêne et l’inquiétude au fond de mon excitation reculent. La vie avec Anne est facile. Tout est simple et facile. Lectures, musique, courses et vaisselle, conversations, baignades, un emploi du temps qui s’impose de lui-même.
D’emblée S. est plus à l’aise que moi. Il trouve ses marques sans effort apparent. Une partie de sa famille appartient au milieu universitaire et intellectuel de New York et de Paris. Et puis, très vite, la majorité jusque-là fixée à vingt et un ans était passée à dix-huit ans. Nous avons eu de la chance.
S. et Anne bavardent, entre eux une camaraderie immédiate. Bourrue parfois. S. n’est pas intimidé, Anne ne se laisse pas faire. Ils argumentent avec énergie, Anne moqueuse souvent, après tout ce garçon pourrait être son fils, sûrement elle retrouve son fils dans ses déclarations abruptes, mais elle ne fait pas la maman, jamais, elle riposte vivement. Ils se tutoient. Entre elle et moi, le vouvoiement toujours. Je suis silencieuse la plupart du temps. Soulagée de pouvoir l’être.
Souvent je me suis demandé – avec Gilles Deleuze, avec Roger Grenier, avec Anne même – si ce n’était pas notre couple qui intéressait plus que moi, notre couple insolite, et ce grand jeune homme hautain au verbe subtil.
Peut-être Anne revoyait-elle en lui quelque chose du fougueux jeune acteur qu’elle avait aimé. Ils se faisaient du charme à leur façon. Elle était vive et piquante avec lui, plus calme avec moi. Quant à Gilles Deleuze, il se comportait avec S., qui étudiait la philosophie, comme le maître infiniment séducteur qu’il était avec ses étudiants. Mais il y avait plus : son œil acéré nous observait, il me semblait que nous étions des hamsters nouvellement capturés, qu’il nous jaugeait secrètement, et jouait à pile ou face l’évolution de notre improbable alliance. Pour Roger Grenier, c’était plus simple. Il nous aimait, mais j’imagine aussi que nous augmentions son stock inépuisable d’anecdotes sur les mœurs farfelues des écrivains.
Finalement nous étions amusants d’une certaine façon, inhabituels. Je ne savais pas alors que l’ennui est souvent le plus redoutable ennemi pour des gens qui ont déjà beaucoup vu et beaucoup vécu. Tout cela est peut-être faux, peut-être vrai, qu’importe, cela n’empêchait pas l’amitié et celle-ci était réelle puisqu’elle a duré.
Je n’écrivais pas à la Rouillère, ne prenais pas de notes non plus. Ce que j’y vivais était trop prenant. Je baignais dans l’été, le soleil, et la présence d’Anne.
1 Aux éditions du Seuil.