Parmi les personnages de mes romans écrits après la mort d’Anne, il y a Camille1.
Camille a dix-sept ans. Sa mère appartient à une très riche famille d’industriels. Son frère jumeau et elle sont inséparables. Léo est timide, rêveur, un artiste. Camille, elle, est une fonceuse, elle est brusque, impertinente, très vive. C’est elle qui décide. Son physique ? Longue, fine, belle sans doute, on le sait par le regard des autres. Les jumeaux, dans la ville natale de leurs grands-parents paternels, ont rencontré, alors qu’ils n’avaient que six ans, un garçon de neuf ans, d’un milieu bien différent. Il est le fils d’une femme de ménage, elle-même enfant abandonnée. Entre les trois jeunes gens, une fascination mutuelle, un lien mystérieux, de l’amour peut-être.
La sirène des pierres plates de Ramatuelle, Anne-Marie, la fille d’Anne et Gérard, est brusque elle aussi, impertinente, très vive et très belle. Elle aussi appartient à un milieu favorisé, son père était le plus grand comédien de son temps, sa mère une romancière célébrée. Anne-Marie a été élève à l’Ecole alsacienne, comme la Camille de mon roman et son jumeau. Anne-Marie disait : “Une école privée pour les enfants de riches ! Qu’est-ce qu’on peut apprendre là-dedans ?” Reproche pour sa mère. Camille aussi pratique l’impertinence à l’égard de sa mère.
Dans un rare moment de confidence, Anne m’a expliqué le choix de cette école. “Notre vie était si chaotique : Gérard le soir au théâtre, ou en tournage, nous étions très souvent en voyage, notre nom était sans cesse dans les journaux, je ne voulais pas que les enfants se sentent différents, soient singularisés. Dans cette école ils seraient comme bien d’autres, on ne leur porterait pas une attention malsaine. Cela me rassurait.”
Mais Anne-Marie, à seize ans, est en refus de ce qui fait son monde tout neuf. En refus de sa mère peut-être.
Je la revois, traversant brusquement le salon où je parle avec Anne, ses yeux flambent, elle lance une remarque acérée, puis disparaît en riant, légère, si jolie, si jeune.
Et j’entendais aussi, dans cette véhémence même, une connivence avec celle qu’elle brusquait, une loyauté familiale.
Reparties vives, estafilades rapides, peut-être pour blesser ou pour tester sa jeune force contre le monde. En voulait-elle à sa mère d’être vivante alors que son père était mort ? L’ombre portée d’un mort, trop puissante, trop présente. Et une mère sans doute écrasante, même si elle s’efforçait de ne pas l’être. Anne avait côtoyé les plus grands, elle avait une haute idée de ce que devait être une personne humaine. Anne-Marie, dans un court texte bouleversant2, dit que, “mise en garde par une voix maternelle omniprésente”, elle s’est longtemps “trouvée comme asphyxiée par un air respiré contre son gré”.
Je crois que je la comprenais instinctivement. A moi aussi, Anne semblait vivre trop haut. Trop haut pour moi. Et j’en étais parfois asphyxiée.
Camille la fictive et Anne-Marie la vraie ont eu des destins différents. Mais elles se ressemblent. La sirène des pierres plates, ce pourrait être Camille, mon personnage. Camille, c’est peut-être Anne-Marie. Et soudain j’en ai la certitude : dans mon souvenir je viens d’entendre la voix d’Anne-Marie, c’est exactement la voix de Camille telle que je l’entendais dans ma tête tout le temps où s’écrivait le roman.
Ou je le crois.
Un chemin de Petit Poucet se trace, aperçu par éclairs dans une forêt où je ne vais plus depuis longtemps, trop épaisse, trop obscure, je n’ai plus le désir, plus le temps de m’y perdre. La forêt du moi. Qu’a l’écrivain à y gagner, sinon des leurres, des pistes inutiles, un bric-à-brac monté de toutes pièces qui ne fera jamais roman, qui empêchera le roman ?
Camille est un personnage de roman, surgi de l’obscure forêt du moi dans l’année 2004. Anne-Marie est une personne réelle, qui a eu seize ans en 1970, que j’ai très peu connue, nichée pour moi dans le passé sous la forme de quelques images, quelques mots, des éclairs ou impressions furtives.
Ici, dans ce texte que j’écris autour d’Anne, elle est un personnage de ma mémoire, d’une mémoire à laquelle on ne peut se fier, tant elle se plie à l’imaginaire, se refaçonne à son gré, dans des faisceaux d’irisations changeantes.
La sirène des pierres plates est un personnage d’un état romanesque de la mémoire, rien de plus.
Pourtant je suis tout agitée. Joyeuse, et un peu honteuse aussi de ce petit frétillement de mes esprits animaux. On dirait bien que je suis contente d’avoir trouvé à ma Camille imaginaire une filiation dans le monde des vivants. Si trouée et instable que soit cette filiation, il me semble que ma Camille est moins seule dans son monde des fantômes, j’en ai presque les larmes aux yeux, comme si je lui avais trouvé une petite copine pour la tenir par la main. Et moi, la mère de Camille, sa mère en fiction, je suis tranquillisée dans ce recoin obscur de l’âme où les mères sont toujours coupables.
Et vraiment qui pourrait comprendre cela, cet éclat de bonheur, parce qu’un personnage de roman, hologramme sans chair, peut – dans la seule conscience de l’écrivain et encore très fugitivement – glisser derrière un être réel et, un moment, en emprunter la chair ?
Avoir façade dans le monde du vivant.
Il y a là comme une intervention surnaturelle, et vous vous dites, confusément émerveillée : “Non, ce n’est pas croyable.” Quelqu’un ou quelque chose a joué un bon tour. Un tour du destin. Inutile d’en chercher l’origine, cela se passe dans ces strates fuyantes, superposées à l’infini, où se fait notre perception du monde.
Un renard magique est passé, une fraction de seconde s’est retourné, m’a jeté un regard et pffuit a disparu.
Ou autre chose encore : mon goût insatiable pour les romans ou films à énigme. Le fameux whodunit. Si lamentable que soit la série policière, le film fantastique, le roman à secrets de famille, interdiction intérieure m’est faite de m’en détacher avant de SAVOIR. Cette addiction remonte loin, je la dois à Agatha Christie, lue vers l’âge de dix ans.
“Relier”, découvrir des passerelles enfouies menant d’un point à un autre, imaginer qu’il y a des dessins dans le chaos complexe d’une vie. Comme dans ces jeux proposés dans les magazines ou cahiers de vacances. C’est retrouver la joie mystérieuse de l’enfant, traçant le chemin de A à B à travers le labyrinthe des jours de pluie. Là, dans le fouillis enchevêtré, se cachait la ligne de sens et il l’a trouvée.
Ma petite découverte, reliant une jeune fille de mon passé à une jeune fille de mon roman, ne concerne que moi, et ma brève effervescence de joie ne peut se partager avec personne.
Sinon avec vous, Anne, puisque la jeune fille réelle était votre fille Anne-Marie. Petite découverte et effervescence joyeuse m’ont ramenée vers vous. Cela fait plaisir, cela aussi.
C’est comme une victoire inattendue sur la mort. Contentons-nous de cela pour l’instant. Demain, tout à l’heure, je serai bien assez déconfite de revenir au réel : vous êtes morte et je n’ai rien partagé avec personne.