Là il me faut parler de la séduction.
Et pour cela remonter le cours du temps, faire surgir du fond des mémoires un petit village du temps passé, ses quelques fermes le long d’un chemin devenu route plus tard, une trentaine de personnes guère plus, familles installées là depuis des temps immémoriaux, liées à leurs bêtes, à leurs terres, se lever avec l’aurore, pas lourds dans les cours obscures, marcher vers les champs, marcher encore pour revenir, toujours au guet des saisons, visages et silhouettes se modifiant lentement, par l’âge et le travail seulement, ne luttant pas contre le temps, on ne séduit pas les poules ni les vaches, on ne séduit pas les betteraves, le maïs, le blé, on fait corps avec eux, on est ce qu’on a récolté et élevé, il n’y a pas d’espace entre le paysan et ses bêtes ou récoltes pour glisser d’autres formes de soi-même, images éphémères à modifier au gré des interlocuteurs. Les règles chatoyantes et instables de la communication n’ont pas encore fait leur apparition.
Marguerite vient de ce monde-là, et ce monde-là survit longtemps à sa disparition, glisse au long des filiations, perdure sournoisement, ses ectoplasmes chuchotent dans les coins, lancent leurs sorts encore agissants, amis ou ennemis, qui peut le savoir, leur foule a pâli comme sur les vieilles photos décolorées, mais les vieilles photos ont une magie obscure, comme le savent bien les peuples, à la longue histoire.
Mais il faudrait aussi faire émerger encore un autre monde, celui des salles de classe d’autrefois, des instituteurs des campagnes et petites villes, si profondément sérieux, voués au savoir. On ne séduit pas le savoir, on ne séduit pas ceux qui s’en font les intermédiaires. Au savoir et à ses intermédiaires, on apporte les offrandes de son esprit, humblement, effaçant autant que faire se peut son corps, son soi-même, il s’agit de rejoindre le savoir universel, le seul dieu raisonnable, accessible à ceux que ne rebute pas l’effort. Tout le reste est méprisable, sautiller, dansoter, faire des mines, misérables stratagèmes de la séduction, vade retro ! Marguerite vient de ce monde-là aussi. Et ce monde-là perdure selon ses voies, qu’elle n’a pas encore eu le temps de comprendre, encore moins d’analyser.
Questions à poser à Marguerite :
Pourquoi, le premier jour de ta première rentrée scolaire devant une classe d’adolescents, as-tu mis ce tailleur de marque, rose fuchsia, qui t’a coûté l’équivalent de ton premier salaire ? Le savoir demandait-il en offrande un tailleur rose fuchsia, à jupe courte et étroite, et veste cintrée ? Et tes cheveux, longs jusqu’à la taille et blondis à l’eau oxygénée, étaient-ils nécessaires pour transporter sur leurs vagues ondulantes, de ton cerveau jusqu’aux leurs, des filaments de connaissance ?
Autre question, attention Marguerite, celle-ci est beaucoup plus acérée, et c’est moi qui te la pose aujourd’hui, de cette autre rive du temps où je peux à peine me reconnaître en toi. Pourquoi crois-tu que se tournaient vers toi, avec tant de bienveillance, les regards rassis de ceux que tu croisais dans tes examens et concours, et aussi bien dans les couloirs des maisons d’édition ? Pourquoi crois-tu que te venaient soudain beaux articles et éloges d’inconnus, et demandes de rencontre et tout ce qui fait miel soudain autour d’un livre nouveau, tout ce qui se porte en douces vagues pour lécher tes jambes de nouvelle arrivée sur cette plage où tu venais de débarquer, un peu sonnée, hésitant à goûter ce miel, prête à rétracter tes jambes, mais ne t’interrogeant guère sur les bienfaits déversés en abondance sur cette plage ? Crois-tu que c’était pour la seule beauté de tes phrases ? C’était parce que tu étais jeune, Marguerite, et nouvelle, et jolie assez sans doute. Oh pas seulement, bien sûr, mais les phrases de tes livres n’étaient peut-être guère plus qu’une parure, et comment distinguer la parure de celle qui la porte ?
Et le jeune homme, Marguerite, n’y avait-il pas eu séduction, là aussi ? Séduction à fond ? Ah non, pensais-tu, c’était le grand amour, envoyé par les dieux (ta culture classique), par le destin (ta culture romantique), fruit d’un agencement de flux (ta récente lecture de Deleuze), magie un peu aussi (restes d’enfance), et rien à discuter.
Et Anne ? Pas de séduction dans l’air ? Mais non, voyons, c’était l’écriture, seulement l’écriture !
La séduction est partout où des êtres se côtoient ou s’affrontent. J’ai mis toute une vie à apprendre qu’elle est aussi entre une mère et sa fille, jusque dans la vieillesse de l’une et de l’autre. Elle est aussi entre l’auteur et son éditeur. La séduction mue sans cesse, change de nom, de visage, d’intensité, d’approche, elle ne s’éclipse jamais.