Pendant que je m’efforce de vous retrouver, Anne, et que je me lamente sur les années passées qui effacent inexorablement vos traces, un livre vient de paraître. Il s’agit de la correspondance entre Georges Perros et Gérard Philipe, puis entre Perros et Anne Philipe1.
Et vous voici de nouveau devant moi, présente, directe, comme si vous étiez là, tout près. Je prends cela comme un signe, Anne. Dans ce grand silence où il me semble parfois n’entendre que le remuement de ma propre quête, vous parlez de nouveau. Et je vous retrouve telle que je vous ai connue, si vivante.
L’amitié de Georges Perros (alors Georges Poulot) et de Gérard Philipe commence à la Libération. Ils sont jeunes comédiens tous deux, se sont connus au Conservatoire d’art dramatique, où ils ont eu le même professeur. “Sur scène, écrit Jérôme Garcin, Gérard a la grâce, mais il ne le sait pas ; Georges n’a pas de génie et il le sait. Le premier, efflanqué, est promis au soleil de la gloire, le second, trapu, à son ombre. L’un s’emballe tandis que l’autre ronge son frein. Leurs chemins auraient dû se séparer, ils se sont au contraire rejoints jusqu’à, parfois, se confondre.”
Ils ont besoin l’un de l’autre, ils se complètent et s’augmentent. Ils auront eu deux “demeures” en commun : la maison acquise par Gérard à Cergy, au bord de l’Oise, et le TNP de Jean Vilar, dont Gérard est le fer de lance, l’acteur fétiche, et où Georges est le lecteur scrupuleux de toutes les pièces qui y sont proposées.
A Cergy, Georges aura sa chambre, il fait partie de la famille, joue du piano, accompagne les premiers pas des enfants, Anne-Marie et Olivier, surveille parfois Alain Fourcade, le fils aîné d’Anne. Toute une partie de la vie d’Anne que je n’ai pas connue, que j’avais seulement pu deviner à travers ce qu’en a écrit Claude Roy.
Une chose me fait sourire, une petite déchirure dans le voile qui recouvre pour moi toute cette époque. Anne trouve la présence de cet ami un peu envahissante et s’en plaint parfois. Georges refuse de nettoyer son chien de ses puces, Anne qui est enceinte en est couverte, Georges l’accuse de ne pas aimer les puces. L’amitié aurait pu se rompre là, dans un redoutable “C’est lui ou c’est moi”. Mais Anne reste Anne. Elle sait que Georges est sans le sou, elle sait combien il est important pour Gérard et, plus encore, elle comprend pourquoi il lui est important. Ces deux êtres si disparates ont besoin l’un de l’autre. Gérard, entraîné dans le tourbillon vertigineux d’un succès qui ne cesse de grandir, se raccroche à Georges comme à “un rocher de haute mer, abrasif et dur2”. Georges, lui, a besoin de la vitalité de Gérard. Ils partagent “la même exigence intraitable, le goût des grands textes et l’engagement politique à gauche”.
En 1960 paraît le premier volume de Papiers collés 3, de Perros. On y trouve un passage bouleversant sur l’ami disparu un an plus tôt. “Il rassemblait en lui toutes les attentes plus ou moins avouées, ouvertes, les attentes physiques d’une génération. Il était le corps d’un besoin collectif, qui se définit mal, justement parce qu’il a besoin d’un individu pour se dire. D’où le charme inouï qui émanait de sa personne, la grâce modiglianienne, oui, faite de nonchalance et de sérieux, de tristesse en liberté, de force brute et de langueur. De cynisme et d’amour…”
Il était le corps d’un besoin collectif… Occurrence rare, exceptionnelle. Georges Perros l’avait compris. Anne l’a compris aussi. Tous deux ont su reconnaître, favoriser, encourager l’éclosion de la figure qui répondait à ce besoin. Ils ont su, en restant eux-mêmes, parce qu’ils étaient eux-mêmes dans leur intégrité totale, être en quelque sorte le socle solide, inaltérable, sans lequel l’individu Gérard ne serait peut-être pas devenu celui qui disait une génération.
De 1947 à 1959, lorsqu’ils sont séparés, et ils vont l’être de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps, Gérard et Georges s’écrivent. De petits mots brefs souvent, pour se rassurer, vérifier la solidité de la corde qui les relie, ils n’ont pas besoin de longs discours. Début 1959, Gérard écrit : “Tu es en face de moi le seul qui pourrait me donner ma température. Et je crois, et je sais que je suis malade.” Il meurt en septembre.
Fin de la correspondance entre les deux hommes.
C’est alors que se passe une chose étonnante. “A la manière miraculeuse d’une fleur sauvage poussée dans les ruines naît une seconde correspondance4.” Georges et Anne vont s’écrire. Ils étaient côte à côte dans le petit cimetière de Ramatuelle. Malgré les dissensions d’autrefois, malgré la distance qui les sépare, ils vont rester côte à côte jusqu’à la mort de Georges en 1978.
A ces dates, j’ajoute celle-ci : 1974, année où j’ai rencontré Anne. Il y a donc eu quatre ans où mon temps personnel est venu frôler le temps de la correspondance d’Anne et de Georges.
Elle m’a parlé de lui. Me restent deux impressions : le sentiment de son admiration pour l’écrivain, et son inquiétude pour sa santé. Je le situais dans quelque zone de froid et de pluie, un être torturé qui parlait au vent et à la mer, je ne l’avais pas lu. Peut-être voulais-je être la seule dont Anne prenait souci.
Je pense aujourd’hui que c’est le titre de son ouvrage qui m’a détournée de cet écrivain. Papiers collés.
Papiers collés ensemble, difficiles à détacher, difficiles à lire pour mes mauvais yeux, colle qui vous poisse les doigts, vous énerve. Papiers au vent, ce vent furieux de l’océan, arrachés au bureau, emportés sur la grève, mouillés, recroquevillés, à faire sécher, coller sur du carton. Papiers épars, sans suite, chaos du bureau, manuscrits inachevés, lettres, factures, sollicitations, chaos de l’esprit.
Sur mon bureau, trop de papiers que je n’arrive pas à maîtriser. En moi, trop d’émotions “sans crier gare”, trop de pensées de même, chaos de l’esprit que seule l’écriture arrive à ordonner. Et cette vieille peur féminine de s’engluer, d’être avalée dans la bouche avide du quotidien.
Pour la même raison, réticence devant les magazines : articles dispersés, points de vue trop divers, entrer dans la pensée de l’un, puis déjà passer à la pensée de l’autre. Non, il me faut le livre d’un seul, le temps de la lenteur, le temps de me poser.
Papiers collés : tout ce qui était dangereux pour moi !
Rien à voir, bien sûr, avec la réalité de l’œuvre de Georges Perros. Nous fonctionnons souvent de cette manière impulsive, irraisonnée. Il n’est que de voir l’importance des titres dans l’acte de lecture ou d’achat d’un livre. Des allergies secrètes, des fantasmes ou des rêves tapis dans l’inconscient s’emparent des quelques mots du titre et renvoient, à l’insu du potentiel lecteur, un bon d’accord ou au contraire une fin de non-recevoir.
J’aborde donc Georges Perros seulement aujourd’hui, par ces bribes de la correspondance qu’il a eue avec Gérard et Anne Philipe. Ecriture incisive, peu de complaisance à l’égard de ses souffrances (il va mourir d’un cancer du larynx), une tournure d’esprit qui réveille, une façon de saisir les choses par des angles inattendus. “J’aime vos aphorismes, écrit Anne. Ils atteignent souvent […] le cœur ou l’esprit comme un petit poignard cruel ou tendre, ou simplement vrai5.” Je me promets de lire enfin Papiers collés.
On arrive aux livres par le biais que l’on peut. Proust m’est longtemps resté inaccessible, ennuyeux, qu’avais-je à faire de cette société bourgeoise ou aristocratique d’une époque déjà lointaine ! Il m’a fallu tomber par hasard sur le livre d’un médecin, dont l’analyse ouvrait une voie d’accès qui m’a aussitôt émue, passionnée. Je suis entrée chez Proust par le biais de la maladie…
Cette correspondance d’Anne et de Georges. J’y retrouve Anne-la-mienne telle que je l’ai connue. Elle se soucie du bien-être de l’ami, dans les détails concrets. Elle lui envoie des pulls, des livres, se préoccupe de sa famille. “Faites attention à moto, au froid, au vent, à l’humidité dans la petite maison quand vous restez longtemps immobile.”
M’émeuvent particulièrement toutes ses notations sur les enfants. Ceux de Perros, à la naissance de son premier :
“Comme je suis heureuse pour vous. C’est grave et beau n’est-ce pas ce prolongement tout à coup… «J’ai un fils.»”
Plus tard :
“J’aimerais connaître vos enfants et vous voir avec eux, même si cela doit faire mal.”
Ses enfants à elle : “Les enfants sont beaux, heureux, passionnants à voir vivre.” “Les enfants vont bien. Ils sont heureux et terriblement beaux.” “Alain aime et c’est beau à voir…”
Beau. Le terme qui revient le plus souvent, pour les enfants, les paysages, les êtres. Je l’entends, ce mot, dans la bouche d’Anne. Au plus loin de toute mièvrerie. A relier à ce “terriblement” de la phrase que j’ai citée. Le beau, c’est le pont le plus sûr, le plus généreux vers le monde. Le beau est menacé, toujours cerné de mort. Le beau ne demande pas de commentaires, il est le regard éperdu de la créature qui voit la création et, ne sachant à qui l’attribuer, demeure en contemplation. “C’est beau”, prière de l’incroyant, offrande à l’inconnu.
Anne ne parle pas des difficultés d’élever deux enfants, d’être seule désormais à prendre les décisions, donner le cap, réprimander ou récompenser. Mais, trois ou quatre fois, je tombe sur une analyse d’une lucidité inhabituelle pour une mère.
Sur sa fille : “Je vous l’ai dit, je crois, elle est douée, violente, belle, elle a une présence mais un caractère encore difficile, d’une dureté souvent sèche, un narcissisme qui lui enlève le charme mais qui passera peut-être, toutes les jeunes filles ne le sont-elles pas à un moment ou un autre… Pas facile d’être la fille de G. et peut-être serait-il là, elle l’enverrait au diable…” Ou encore : “Difficile de l’aider et insupportable de la sentir malheureuse, doutant d’elle-même ; crâneuse, solitaire, avec des sentiers de fuite et des alternances de toupet et de grande timidité…”
Sur son fils : “Olivier milite à mort à la fac d’Orsay, peint des fresques sur les murs, fait de la confiture d’oranges, lit Trotski et sa «bible rouge». Tout cela avec des copains qui pensent comme lui, les autres gauche et droite étant des salauds. Mais il est drôle et incroyablement grand et mince…”
Je les revois, ces deux jeunes gens, les enfants d’Anne. La brutalité “sèche” d’Anne-Marie ne me repoussait pas, défense d’un être sauvage et vite blessé, j’aimais son attitude farouche, son rire éclatant, ses sautes d’humeur, sa beauté. J’aimais Olivier, sa gentillesse débonnaire, sa drôlerie, ses saillies enfantines.
Est-ce que je les aimais parce qu’ils étaient les enfants d’Anne ? Il y avait plus, je crois. Je les percevais proches de moi en âge. Vacillation constante : à tout instant l’adolescente attardée en moi se tendait vers eux, gloussements irrépressibles devant leurs incartades, mais bien sûr déjà l’habitude de l’adulte : se retenir, rester sur le côté, ne rien montrer. J’en avais des courbatures mentales.
J’avais redouté leur dédain, leur hostilité peut-être. Moi, l’invitée nouvelle, alourdie d’un enfant, installée à leur table, dans leur maison, aux frais de leur mère. Moi qui avais bien envie aussi d’être l’enfant d’Anne, le percevaient-ils ? Mais ils acceptaient ma présence (et celle de mon enfant, et celle de mon jeune compagnon) avec la plus totale simplicité. Pas l’ombre d’une gêne, d’un agacement. Pas de confidences non plus. Je dis à Olivier, ou à Anne-Marie : “J’ai un problème parce que…” Aussitôt : “Tu veux venir à Ramatuelle ? Attends, je regarde les dates…”
Je connaissais les façons des jeunes mères, j’en étais une moi-même, mais je n’avais pas rencontré cet autre genre de mère, celle de grands adolescents. Ou ces mères-là ne m’avaient pas intéressée, trop loin dans l’avenir. Mais chez Anne tout m’intéressait, instantanément je devenais moi aussi mère de grands jeunes gens.
En somme je me projetais de tous côtés, beaucoup d’émotions dans l’air, dont je n’avais guère conscience, qui me laissaient sur le flanc parfois, en voie de pétrification. Comme cela m’arrivait, enfant, deux trois jours durant, et ma mère alors, inquiète, ravalant son inquiétude, assise près de moi, patiente, pour une fois.
Anne et Georges Perros parlent de leurs animaux, ils se comprennent là-dessus. Les animaux meurent aussi, chacun sait que l’autre aura une oreille attentive à ce genre de malheur là.
Ils parlent de livres bien sûr. Dès le début de l’année soixante, pratiquement dans le mois qui suit la mort de Gérard, Anne s’attelle à réunir des témoignages sur lui6. Ne pas répondre à la main tendue, la main suave du désespoir, continuer à vivre et faire vivre son amour. Claude Roy est d’accord pour faire de tous ces témoignages un livre. Je retrouve l’esprit concret d’Anne. Elle pousse Georges, le reclus de Douarnenez : “On n’obtient rien par lettre. Il faut voir les gens, leur téléphoner autant de fois que nécessaire… Je crois que de Douarnenez vous n’obtiendrez presque rien.” Ainsi avait-elle fait avec moi, triant méthodiquement les textes que je lui avais envoyés, parlant aux deux ou trois journalistes pour lesquels elle avait du respect.
Sur le couple, cette notation : “Je ne change pas d’avis, la relation de couple, d’égal à égal, reste pour moi la plus belle, les enfants en sont un aspect.” Un jour, une seule fois, elle avait été près de me faire une confidence. Avais-je osé demander si elle pensait à se remarier ? “Quand on a connu l’amour parfait, on ne peut pas recommencer.” Elle n’a sans doute pas dit ce mot, “parfait”, mais c’est ce qui s’entendait dans sa voix. J’avais attendu, ébahie, traversée d’une douleur. L’amour parfait, cela existait donc ? Mais la phrase était passée comme une brise, s’était éloignée, il n’y aurait pas de confidence. Pourtant j’avais senti comme un desserrement dans la toile de discrétion qu’elle maintenait autour d’elle. C’est donc qu’il y avait quelqu’un dans son entourage, un homme qui pouvait au moins évoquer la possibilité de l’amour. Mais pas de l’amour véritable. Je ne saurais rien de plus. J’aurais pu m’enquérir. Sans doute n’avais-je pas envie de savoir. Jalousie ? Non. D’une façon qui ne relevait pas de l’amour, ni même exactement de l’amitié, ni de quoi que ce soit que je pourrais nommer avec précision, j’avais avec elle, moi aussi, une sorte de perfection. Anne était ma parfaite.
Dans cette correspondance avec Georges Perros, un nom pourtant m’alerte. Lorand Gaspar, un poète hongrois, qui vivait en Tunisie. Je remarque qu’elle se bat chez Gallimard pour que ce poète soit publié, Georges demande des nouvelles de Lorand, pas la moindre allusion plus personnelle, mais le nom revient plusieurs fois. Et, comme autrefois, je n’ai pas envie de m’enquérir davantage. Je sais seulement que j’irai en bibliothèque et que je lirai les livres de ce poète. C’est ainsi seulement que peut se creuser l’intimité dans le monde d’Anne.
Georges et Anne échangent sur les livres de l’autre, sur les livres qu’ils viennent de découvrir, sur la musique, le cinéma, le théâtre, toutes leurs activités intellectuelles. Et aussi sur les menues et grandes choses qui leur arrivent.
Cette correspondance étirée au fil de dix-neuf années serre le cœur. On voit passer comme en accéléré les moments jalons d’une vie, les voyages d’Anne à Moscou, à Cuba, la très grave maladie de son fils, les premiers pas de sa fille au théâtre, les mariages et séparations des uns et des autres, les naissances, ses opérations, les publications, les passages à Cergy, les retours rituels à Ramatuelle, le cancer de Georges, ses derniers moments, toute cette vie d’elle que je n’ai pas connue, qui était là en arrière-plan quand je l’ai rencontrée.
Je pense à ma propre vie, où surnagent à peine une dizaine de dates précises, sortes de drapeaux officiels plantés dans un paysage confus, qui délimitent des espaces d’émotions plus que de mémoire. Et je suis surprise, dans cette quête que je fais d’Anne, de me rencontrer moi. Du moins de rencontrer des êtres, des lieux, émotions, dont l’ensemble constitue une partie de la personne que je dois bien être.
Et puis ces quelques phrases, isolées :
Le mois de la mort de Gérard : “Plus que jamais, j’aime le bonheur et nous avons été heureux.”
Deux mois plus tard : “Cergy est louée, il faut en être contente.”
En octobre, onze mois plus tard : “J’essaie de ne pas évoluer en termes de bonheur ou de malheur, de sortir de ce cercle.”
Quelques mots – il n’y en aura guère plus dans les lettres suivantes – pour effleurer, seulement effleurer, sa grande souffrance.
La plainte, du côté de ma famille maternelle.
La plainte, au village, comme exorcisme, amulette contre le mauvais sort, une plainte ritualisée qui relevait du collectif, rien de personnel, pudeur oblige et le fameux “garder la face”. Chez ma mère, passée à la ville, inversion des choses. Il n’y avait plus d’exutoire public pour la plainte. Celle-ci se rabat sur l’individu, le dévore de l’intérieur, se déverse sur les proches.
Anne pour moi : l’apprentissage d’une autre façon d’être au monde.
Aujourd’hui, lisant ses lettres, entendant quasiment sa voix, des années après sa disparition, même mouvement intérieur : se redresser. Et en soi seul confronter le malheur, ou les contrariétés.
C’est alors que, dans les toutes dernières pages, octobre 1977, je vois surgir mon nom. J’ai dit que je me rencontrais, moi, à chaque page, mais il s’agissait du moi que je suis à moi-même, dans le monologue que j’entretiens avec le souvenir d’Anne. Or là, c’est Anne qui me nomme. Je me trouve nez à nez avec une image extérieure à moi-même, dressée avec les mots mêmes d’Anne.
Choc frontal.
“Si le hasard vous faisait rencontrer Butor, voulez-vous lui recommander de lire Histoire du tableau de Pierrette Fleutiaux. Très bien. Très sensible, libre et la fille est rare. Je m’occupe d’elle depuis son premier livre (Histoire de la chauve-souris qu’avait préfacé J. Cortázar) et quelle bataille auprès de Julliard ! pour obtenir qu’on la publie. Je voudrais qu’elle ait le Médicis (Butor est dans le jury) qui la ferait connaître et lui permettrait de vivre un peu mieux. Elle est prof d’anglais et n’a pas la vie facile. Elle a passé tout l’été à la maison à Ramatuelle et l’été passé aussi.”
Ainsi j’apprends, avec trente-deux ans de retard, qu’elle avait dû batailler pour obtenir de publier mon premier livre chez Julliard, et qu’elle avait bataillé encore pour un prix. De cette première bataille, elle ne m’a jamais rien dit. Ménager la fragilité d’un jeune auteur. J’en ai la gorge serrée. Quant au Médicis (que je n’ai pas eu), je ne crois pas qu’elle m’en ait parlé non plus. Je n’avais pas conscience alors de l’importance de ces prix, ou plutôt je les situais dans une autre sphère, qui ne pouvait me concerner. Il me suffisait de l’attention d’Anne.
Autre chose. “Elle n’a pas la vie facile…” Ainsi Anne, qui avait si peu de complaisance pour la plainte, auprès de qui je n’aurais pas songé à en émettre, Anne avait conscience de mes difficultés. Je le percevais sans doute, mais le voir écrit noir sur blanc !
Et surtout, surtout, ces mots : “Elle a passé tout l’été à la maison à Ramatuelle et l’été passé aussi.” Capital, cela.
Pourquoi ?
Parce que confirmation.
Confirmation de quoi ?
Mystère, mais confirmation. Globale, profonde, réconfortante.
Je suis presque joyeuse, comme si cette année et aussi l’année prochaine je devais, oui, encore une fois passer l’été à Ramatuelle.
1 Georges Perros, Anne et Gérard Philipe, Correspondance 1946-1978, préface de Jérôme Garcin, éditions Finitude, 2008.
2 Jérôme Garcin, préface à la correspondance citée.
3 Gallimard, coll. “Le Chemin”, 1960.
4 Ibid.
5 Correspondance citée, 13 mai 1960.
6 Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages, recueillis par Anne Philipe et Claude Roy, op. cit.