PÂQUES 1990

A Pâques 1990, j’étais à Royan, seule. Je profitais des vacances scolaires pour mettre la dernière main à un roman qui devait sortir en septembre1.

Mes parents n’avaient pas fait installer le téléphone dans cet appartement qu’ils occupaient peu, et les portables n’étaient pas encore d’actualité. Pour parler à mes proches, je descendais à la cabine téléphonique, juste en bas de l’immeuble.

Le vent de l’Atlantique poussait vigoureusement les nuages dans le ciel, mais, dans la cabine, il faisait bon et il n’y avait personne pour s’impatienter à l’extérieur. Le quartier est situé dans la partie dite “du parc”, particulièrement tranquille, et les touristes n’avaient pas encore envahi les plages. Sans doute faisait-il trop frais.

C’est mon fils que je dois appeler ce soir. Il a vingt-cinq ans, sa voix jeune et vigoureuse me fait du bien, le temps peut être long lorsqu’on n’a d’autre conversation dans la journée que les quelques mots échangés au marché. Je baigne avec bonheur dans les sonorités de sa voix, quand voici qu’il s’arrête pile. Et soudain, avec cette brusquerie des jeunes hommes : “Au fait, tu as entendu qu’Anne Philipe est morte ?” Avant même d’avoir pénétré le sens de ses paroles, juste à cette inspiration prise, à ce volume soudain plus élevé de sa voix, j’ai senti qu’il s’était passé quelque chose de mauvais. Mon fils savait que cette nouvelle me ferait mal, il avait pris un élan trop fort pour passer l’obstacle.

Non, je n’avais rien entendu. Pas de télévision dans l’appartement de vacances, et j’étais si absorbée dans mon roman que j’avais même oublié de sortir la petite radio du placard.

Silence. Je reprenais chaque mot dans ma tête, “Anne Philipe est morte”. Anne est morte. Ces mots ensemble ne semblaient pas faire de sens. Mon fils aussi se taisait au bout du fil. Soudain il n’y avait plus d’air dans la cabine. J’ai balbutié que j’avais besoin de respirer, de marcher. La voix de mon fils, revenue à son volume normal, un peu soucieuse. J’ai promis de le rappeler.

Dehors, les mêmes villas silencieuses, la place déserte, le vent fort poussant les nuages, les mouettes filant dans le ciel. J’aurais voulu pleurer. Impossible. Juste cet étau dans la poitrine.

La première grande mort dans mon existence.

J’avais vu disparaître mon arrière-grand-mère et mes grands-parents, chacun en leur temps, selon la chronologie normale de leurs âges. J’étais prévenue. Mes parents les avaient entourés, ils avaient tenu la traîne de la mort, d’autres parents étaient là.

Ce soir-là, j’étais seule.

Je n’étais pas de la famille d’Anne. A l’intérieur de moi, je me sentais de sa famille, oui. Mais ce soir-là je comprenais cruellement que je ne l’étais pas du tout, pas selon les règles de la société. Une douleur étrange s’ajoutait à celle de sa perte, qui commençait lentement à m’envahir. Je ne pourrais la comparer qu’à celle d’une maîtresse cachée qui se voit exclue du deuil officiel.

Plus tard j’ai dû appeler Anne-Marie ou Olivier, ou peut-être leur ai-je simplement écrit. Je savais l’obsédant affairement qui suit la mort d’un parent, je devinais que mon chagrin à moi serait en trop.

Mon compagnon n’avait rencontré Anne qu’une seule fois. Nous avions avancé avec prudence dans notre relation, qui était relativement récente. Anne n’avait pas eu le temps d’en prendre la mesure. Elle avait tant de respect pour l’amour, j’aimerais aujourd’hui pouvoir le lui présenter véritablement : voici l’homme qui m’accompagne depuis bientôt vingt-cinq ans. La mort fermait aussi cette porte. Il ne pouvait rien pour moi.

Soirée désolée.

Qu’avais-je été pour Anne, en fin de compte ? Juste l’une parmi d’autres des écrivains qu’elle avait publiés pendant le temps où elle dirigeait une collection aux éditions Julliard, et ce temps était déjà loin, puisqu’elle avait pris sa retraite six ans auparavant.

Je n’étais plus rien pour elle, au regard des ordonnateurs de la mort.

Cette soirée de Pâques 1990 a été une épreuve encore jamais connue, sans nom, sans contour, sans soutien. Désert.

J’en ai voulu à Anne de m’abandonner. Depuis qu’elle n’était plus mon éditrice, nous nous parlions moins souvent, nous nous voyions moins souvent. Mais elle lisait encore mes livres, en manuscrit avant leur publication, même si elle n’en était plus la première responsable. Elle m’appelait aussitôt au téléphone. Sa voix faisait partie intégrante de mon environnement, de mon enveloppe sonore. Comme si ma peau s’était déchirée, une partie de moi était à nu désormais.

Il semblait impossible de ne plus jamais entendre sa voix. C’est par la voix, l’absence soudain radicale d’une voix, que j’ai éprouvé la mort.

Une voix qui se tait. Expression consacrée, surtout pour les figures publiques. Mais cela ne veut rien dire, c’est une façon de parler, de faire un gros titre, de rendre hommage au disparu. Il y a tant d’autres voix, qui prendront le relais bien vite.

Mais une voix aimée qui se tait, c’est dans le corps que se creuse le vide. Et rien, jamais, ne peut le combler.

Dans Ici, là-bas, ailleurs, Anne parle de ce silence-là : “l’espace en nous où retentissent des voix que nous sommes seuls à entendre”. Je n’avais personne avec qui partager la voix d’Anne telle qu’elle parlait en moi.

Les derniers mois avant cette nuit du dimanche de Pâques 1990, elle me semblait s’être éloignée. J’avais inconsciemment repoussé d’y réfléchir, parce que je ne pensais qu’à mon livre. Je lui avais envoyé une bonne partie de cet énorme manuscrit en cours, elle m’avait envoyé une réponse plus courte qu’à l’ordinaire, je lui avais ensuite envoyé des passages remaniés, et j’attendais encore sa réponse. J’étais étonnée du temps qu’elle prenait, d’ordinaire elle était si réactive. Dans mon ignorance, je lui en voulais un peu.

Elle avait eu l’année précédente une opération chirurgicale. Cette phlébite dont elle m’avait parlé le premier jour de notre rencontre, à cause de laquelle, dans son bureau, elle gardait la jambe allongée sur un pouf. Une fragilité des vaisseaux. Je savais aussi qu’à Ramatuelle elle préférait désormais, plutôt que la grande maison de la Rouillère que je connaissais si bien, habiter un petit studio au village, dont les fenêtres donnaient sur la baie de Pampelonne. Elle me l’avait fait visiter : une pièce simple, aux couleurs grecques, blanc et bleu de smalt.

J’avais été surprise. Elle aimait tant sa maison. Projetant mes propres obsessions, je m’étais imaginé qu’elle avait fini par prendre peur la nuit, dans l’isolement des champs, à la Rouillère. Aujourd’hui je me dis que j’étais d’une bêtise crasse, pas d’autre mot. Cette inconscience des êtres plus jeunes, qui me stupéfie si douloureusement quand j’en suis témoin, je l’avais moi aussi. Ma propre mère n’était pas encore entrée en maison de retraite, il y avait mille choses que je ne savais pas de la vieillesse.

Nous avions ce jour-là marché dans les antiques rues sarrasines du village. Fraîches et étroites, elles enserraient de près son nouveau logis, il fallait juste faire attention à leur sol inégal, Anne portait des espadrilles plates. Nous avions fait quelques courses, la boulangerie, la boucherie, tout était à portée de quelques pas. Sur la petite place, la margelle autour de l’arbre centenaire, et toujours quelques vieux du village ou touristes assis là. Et le café devant, avec sa terrasse, où, avec Gérard Philipe et leurs proches, elle avait passé tant de moments joyeux. Les propriétaires étaient devenus des amis.

Anne était ravie de son studio. J’avais imaginé aussi, autre explication, qu’elle préférait un bureau à l’écart pour travailler, qu’elle voulait laisser la maison à sa tribu bruyante, qu’elle voulait se faire discrète avec sa famille. J’avais observé la même préoccupation chez ma mère. Dans le studio, j’avais dit : “Oui, c’est formidable” et il est vrai que la vue était magnifique. Tout de même je trouvais cette nouvelle installation un peu bizarre. Je n’avais aucun mal, moi, à grimper la côte raide, à prendre la voiture pour courir ici et là, à traîner les paquets de courses, porter les lourdes poubelles au carrefour, et faire les mille et un pas qui doivent se faire dans une maison à la campagne.

En réalité, je devais bien comprendre de quoi il retournait. Il est même possible qu’elle me l’ait dit. Mais je ne pouvais imaginer Anne vieille. Qu’elle ait quelques maux comme tout le monde, d’accord. Mais il m’était radicalement impossible de voir en elle une personne âgée. D’ailleurs je ne pensais jamais à son âge réel. Soixante-neuf, soixante-dix ans ce jour-là ? Je n’en avais pas la moindre idée.

Marchant auprès d’elle, j’acquiesçais mécaniquement. En effet, c’était bien d’avoir des commerces et des gens à proximité. Mais cela n’entraînait nullement dans ma tête la conscience qu’elle était obligée à cette proximité, qu’elle pouvait avoir besoin d’une aide d’urgence, qu’elle pouvait être sérieusement malade. Elle n’était pas personne à se plaindre.

Elle était dans le ravissement de la beauté, celle du village, de la fontaine, du paysage de champs et de bosquets qui dévalaient jusqu’à la mer, du trait bleu de la mer au loin. Elle était dans la beauté des choses, telle que je l’avais toujours connue.

Elle m’a montré une boutique, avec de jolis objets d’artisanat. Je crois même qu’elle a acheté une babiole, en cadeau pour moi. Ou était-ce pour sa fille ? Ou pour chacune de nous deux ? Je vois bien ce que signifie cette incertitude de ma mémoire.

Elle était mon aînée, et j’aimais cette différence dans nos âges. Elle en avant de moi. Mais, en même temps, ensemble sur le même barreau de l’échelle de la vie. Nous avions la même taille, je l’éprouvais à mes côtés comme une égale en âge, aussi.

Je ne parle pas là d’une femme qui cherche à se rajeunir en exhibant les signes conventionnels de la jeunesse, en faisant ostentation de jeunesse, comme on le voit si souvent aujourd’hui.

Elle était jeune. Quelqu’un m’a dit il y a peu qu’elle était sans âge, peut-être est-ce la même chose. Je ne l’ai pas vue changer en quoi que ce soit, de visage, de corps ou d’allure durant les dix à quinze ans où je l’ai connue. Une femme fine et longue, très droite, habillée avec simplicité, un visage sans fard, à l’expression mobile. La même toujours. Comment aurais-je deviné ?

Le gros roman qui devait paraître à la rentrée de septembre de cette même année m’avait démesurément absorbée. J’y travaillais le soir, les jours de congé, pendant les vacances. Je vivais avec mes personnages, dont la vie s’approfondissait à mesure, je n’ai pas compris qu’Anne était fatiguée, pas vu le moment où elle avait pris un tournant vers le retrait du monde.

Dans les derniers mois avant sa mort, elle avait dû faire allusion au roman qu’elle tentait d’écrire, elle avait comme toujours beaucoup de doutes, et ne m’avait rien dit de l’histoire. Si j’en avais su un peu plus, peut-être aurais-je été alertée. En janvier 1991, la NRF a publié la première partie de ce roman inachevé2. Dans sa présentation, Roger Grenier écrit : “Mais comment ne pas être frappé par le fait qu’Anne Philipe, abandonnant ses décors habituels, la Méditerranée, Paris, évoque la mer du Nord, le Zwin, la terre du vent et des oiseaux migrateurs, comme pour revenir au pays de son enfance ?” La narratrice de l’histoire, en effet, est en convalescence sur une plage de la mer du Nord. C’était bien de ce paysage qu’elle avait besoin, constate-t-elle. “J’avais le désir de revenir sur cette plage […] pour retrouver la lumière douce et intense, les couleurs beige et grise, bleue parfois d’un bout de l’horizon à l’autre, qui faisait penser à la petitesse de la terre tant le ciel occupait l’espace.”

Jérôme Garcin, lui, avait compris ce qui se passait :

“Le soleil du Var lui parut soudain trop vertical, la pureté du ciel trop brutale, le sirocco trop brûlant, le mistral trop violent. Le Midi est un pays intraitable pour les convalescents”, écrira-t-il plus tard3. Mais je n’allais plus assez souvent à Ramatuelle.

Et puis il a fallu s’occuper de tout ce qui précède une publication, dès le mois d’août appels de journalistes, la rentrée de septembre a précipité le rythme, le livre a eu un prix. Ce qu’Anne avait souhaité pour l’un de mes livres, comme me l’a appris sa correspondance avec Georges Perros, était arrivé pour un autre, qu’elle n’avait lu qu’en partie et dont elle n’avait pu être l’éditrice. L’année a filé dans un tourbillon. Parfois un arrêt brutal, ce regret mordant de ce qui n’a pas eu lieu. Le succès d’un auteur est aussi celui de son éditeur, j’aurais voulu qu’Anne en ait sa part. Elle m’avait publiée et soutenue quand mes livres n’atteignaient qu’un tout petit public. C’était injuste, insupportable.

Pendant la belle et joyeuse réception dans les salons Gallimard, d’autant plus belle et joyeuse que nous étions deux auteurs fêtés4, je ne revois pas passer le fantôme d’Anne. Oh elle était là, Annela-mienne, mais je lui avais comme demandé de m’attendre un peu. J’avais bien conscience que cette fête ne reviendrait plus, je voulais en profiter tout simplement, j’étais heureuse d’offrir une soirée inhabituelle à mes amis, heureuse de voir rayonner Hélène, mon attachée de presse, récompensée elle aussi de ses efforts. La petite fille en moi voulait s’amuser, je ne lui en donnais pas souvent l’occasion.

Anne s’est effacée, elle retenait son fantôme de l’autre côté du mur sombre. Elle ne voulait pas gâcher mon court moment d’apothéose. Le bonheur, selon elle, exigeait un immense respect. Je pense qu’ainsi elle a dû faire souvent, avec Gérard.

Elle m’attendait.

Certains fantômes deviennent méchants ou rancuniers lorsqu’ils quittent la personne qu’ils avaient été pour entrer dans le pays de la mort.

Le fantôme d’Anne restait bon envers moi, comme elle l’avait été du temps de sa vie.

Vingt ans ont passé. Vous m’avez attendue, Anne, et, voyez, je suis revenue vers vous.


1 Nous sommes éternels, Gallimard.

2 Anne Philipe, “Roman interrompu”, La Nouvelle Revue française, nos 456 et 458.

3 Littérature vagabonde, Flammarion, 1995, et Pocket, 1998.

4 Jean-Noël Pancrazi, prix Médicis cette même année 1990.