QUITTANT CIRCÉ, ULYSSE DESCEND TOUT VIF AUX ENFERS
Circé, la terrible déesse à voix humaine, nous envoie un bon compagnon, un vent qui enfle nos voiles. Nous rangeons les agrès dans le bateau, et le vent et le pilote nous conduisent. Toute la journée les voiles demeurent tendues.
Le soleil se couche et le bateau atteint les limites de l’Océan au cours profond. C’est là le pays des Cimmériens, recouvert de brouillard et de nuages. Jamais les rayons du Soleil ne leur parviennent, c’est une nuit de mort qui règne sur ces malheureux. Nous échouons le bateau, nous emmenons les bêtes et, en longeant l’Océan, nous allons jusqu’à l’endroit désigné par Circé.
J’accomplis tous les rites prescrits par la déesse puis je saisis les victimes et je leur coupe la gorge. Le sang noir coule dans la fosse et, du fond des Enfers, se rassemblent les âmes des morts, jeunes femmes, jeunes gens, vieillards, jeunes filles, soldats aux armes couvertes de sang. Je pâlis de terreur.
La première âme est celle d’Elpénor qui, après s’être rompu le cou, était venu directement chez Hadès. Je le plains et lui promets de brûler son corps, de planter sur sa tombe sa rame, mais je ne le laisse pas s’approcher du sang.
Or, voici que, tenant un sceptre doré, l’âme de Tirésias le Thébain s’approche et me reconnaît :
« Pourquoi, infortuné, abandonnes-tu la lumière du soleil pour venir ici voir les morts et le pays sans joie ? Écarte-toi de la fosse, retire ton épée aiguisée pour que je boive au sang et te prédise la vérité. »
Je remets au fourreau mon épée à clous d’argent, il boit au sang et me dit, en devin sans reproche :
« Tu cherches à connaître le retour doux comme le miel, illustre Ulysse. Mais je crains que Poséidon, l’Ébranleur du sol, n’oublie pas sa colère contre toi : tu as aveuglé son fils. Mais malgré tout vous pourriez atteindre votre but, si tu pouvais maîtriser ton cœur et celui de tes compagnons. Dès que ton solide navire aura accosté à l’île des Trois Pointes, sur la mer violette, vous trouverez au pâturage les vaches et les grasses brebis du Soleil. Il voit tout, il entend tout : songe à ton retour, n’y touche pas ! Alors vous pourrez encore rentrer chez vous. Mais si tu lui fais tort, je te garantis la perte de ton bateau et de ton équipage. Toi-même, si tu réchappes, tu reviendras bien mal en point, bien tard, sans aucun de tes compagnons, sur un bateau étranger. Tu trouveras chez toi des gens arrogants qui dévorent tes biens, courtisent ton épouse et offrent déjà les présents du mariage. Tu les tueras par ruse ou ouvertement, avec le bronze effilé. Mais une fois les prétendants tués, il te faudra repartir, avec ta rame bien équilibrée, jusqu’à ce que tu arrives dans un pays où l’on ne connaît pas la mer, où l’on n’use pas de sel, où l’on ne connaît pas les bateaux aux rouges bordés, ni les rames qui donnent des ailes aux navires. Voici un signe très clair : lorsqu’un autre voyageur, en te croisant, dira que tu portes sur l’épaule une pelle à vanner, alors plante ta rame dans le sol, accomplis un sacrifice en l’honneur d’Apollon puis reviens chez toi. Là, tu célébreras de saintes hécatombes pour tous les Immortels, sans en oublier aucun. Alors la mort te viendra de la mer, très doucement : tu t’éteindras après une longue vieillesse, entouré d’un peuple heureux. »
Moi, je lui demande :
« Tirésias, voilà donc le destin que les dieux ont filé pour moi, mais explique-moi : j’aperçois l’âme de ma mère morte qui demeure en silence près du sang mais n’ose même pas regarder son fils en face, ni lui adresser la parole. Dis-moi, maître, comment lui faire savoir que je suis là.
— C’est facile : celui des morts que tu laisseras approcher du sang, celui-là te dira la vérité. »
Sur ces mots, l’âme de Tirésias rentre dans la demeure d’Hadès et moi je reste là à attendre que ma mère vienne boire au sang. Dès qu’elle a bu, elle me reconnaît et sanglote :
« Mon petit, comment as-tu fait pour venir dans les brumes du Couchant, alors que tu es vivant ? Il est bien difficile pour des mortels de contempler ce spectacle.
— Mère, il m’a fallu venir chez Hadès pour interroger l’âme de Tirésias. Je n’ai pas encore atteint le pays achéen et j’erre à la mauvaise aventure depuis que j’ai suivi Agamemnon vers Ilios aux bons chevaux. Mais dis-moi, quelle déesse de la mort t’a abattue, est-ce une longue maladie ? Est-ce Artémis l’archère qui est venue te tuer de ses douces flèches ? Parle-moi de mon père, de mon fils. Ma dignité royale est-elle en leur pouvoir ou est-elle passée à un autre homme, en désespoir de mon retour ? Parle-moi de ma femme, dis-moi ses pensées, ses projets. Est-elle restée près de mon fils et à la garde de mes biens ? A-t-elle déjà épousé un noble Achéen ?
— Elle demeure le cœur affligé dans ta maison et passe ses nuits et ses jours à se désoler. Personne ne possède ta dignité royale. Télémaque gère tranquillement le domaine et participe aux festins d’égalité, il est invité partout. Ton père reste à la campagne, il ne vient plus en ville. Il ne dort plus dans un lit avec des couvertures et des draps luisants, mais, l’hiver, avec les serviteurs, près du feu, dans la cendre ; l’été, il se fait une couche de feuilles, par terre. Son chagrin grandit, à attendre ton retour. La triste vieillesse l’a atteint. Moi aussi je suis morte et ce n’est pas de maladie ; c’est le regret de toi, le souci de toi, illustre Ulysse, c’est ma tendresse pour toi qui m’a privée du souffle au goût de miel. »
Elle parlait ainsi et moi je voulais saisir dans mes bras l’âme de ma mère morte. Trois fois je m’élance, trois fois elle s’envole de mes mains, comme une ombre ou un rêve :
« Mère, pourquoi ne me laisses-tu pas te toucher pour que, même chez Hadès, nous pleurions ensemble embrassés ?
— Hélas, mon petit, voici quelle est la loi pour les morts : les tendons ne tiennent plus les chairs ni les os, la flamme les anéantit, dès que le souffle nous a quittés. L’âme, comme un rêve, s’envole et disparaît. »
Or, tandis que nous parlons, les femmes surviennent et se rassemblent autour du sang. Je les laisse boire une à une. Je vois Alcmène, femme d’Amphitryon, qui coucha dans les bras du grand Zeus et enfanta Héraclès au cœur hardi ; je vois Léda, femme de Tyndare, qui mit au monde Castor, cavalier hors pair, et Pollux, champion de pugilat ; je vois Phèdre, je vois Ariane, la fille de Minos, le roi cruel. Mais je ne saurais les dire ni les nommer toutes avant la fin de la nuit divine. Il est temps de dormir, près du bateau avec l’équipage, ou sur place.
Ainsi parla Ulysse et tous, sans mot dire, demeuraient en silence, pris sous le charme, dans la salle pleine d’ombre.
Alcinoos alors se fit l’interprète de tous :
— Que notre hôte accepte, malgré sa hâte de rentrer chez lui, de rester avec nous jusqu’à demain, pour que je finisse de rassembler des cadeaux pour lui. Son voyage de retour sera l’affaire de tous et tout particulièrement la mienne.
— Puissant Alcinoos, gloire de ton peuple, même si tu me demandais de rester un an pour obtenir mon retour et des présents, j’accepterais. Cela me vaudrait respect et sympathie parmi le peuple d’Ithaque de revenir de ma patrie la main pleine.
— Ulysse, ceux qui te voient ne peuvent te soupçonner d’être un menteur, un fabricant de sornettes comme il y en a trop sur la terre noire. Dans tes récits, ce qui frappe, c’est l’élégance et l’élévation de la pensée. Tu as raconté ton histoire selon l’ordre, avec élégance et noblesse, en homme de métier, comme un véritable aède. Allons, dis-nous si tu as vu quelques-uns des nobles compagnons qui t’avaient suivi à Troie. La nuit est encore longue, c’est une nuit de prodiges. Ce n’est pas encore l’heure de dormir dans la maison ; je resterais volontiers jusqu’à l’Aurore divine, à t’entendre raconter tes malheurs.
— Puissant Alcinoos, les malheurs de mes compagnons morts après la fin de la guerre sont encore plus pitoyables. Ils sont tombés sous les coups d’une scélérate.
Donc la sainte Perséphone avait dispersé les âmes des femmes. Voici que s’approche l’âme d’Agamemnon, pleine de tristesse.
Autour d’elle, rassemblés, se pressaient tous ceux qui avaient rencontré leur destin et la mort dans le palais d’Égisthe.
Dès qu’il a bu au sang noir, il me reconnaît. Il tend les mains vers moi, il veut m’embrasser, mais il n’a plus la force ni la vigueur que possédaient auparavant ses muscles puissants.
« Très illustre Atride, Seigneur Agamemnon, quelle est la déesse de la mort qui t’a anéanti ?
— Fils de Laerte, inventif Ulysse, ce n’est pas Poséidon qui m’a anéanti sur mes bateaux, au milieu d’une tempête, ni des monstres humains, en terre ferme. C’est Égisthe qui avait préparé ma mort et qui m’a assassiné, aidé par ma perfide épouse, alors qu’il m’avait invité. Avec moi, ils ont tué sans pitié mes compagnons, comme des porcs aux dents blanches qu’on égorge dans la maison d’un homme puissant et riche, pour un mariage, un festin ou une cérémonie. Nous étions étendus dans la salle, au milieu des cratères et des tables chargées de plats, le sol fumait de sang. Le plus atroce, ce fut le cri de Cassandre, ma captive, la fille de Priam que Clytemnestre égorgeait sur mon corps. Puis la chienne me quitta, sans avoir le cœur de me fermer les yeux et la bouche. Alors, toi, n’aie jamais de faiblesse pour ta femme ! Ne lui confie pas tout, il y a les choses à dire et d’autres à taire. Mais ce n’est pas Pénélope qui t’égorgera, Ulysse. Elle est trop vertueuse et trop sage. Elle était jeune mariée quand nous sommes partis pour la guerre ; elle avait son bébé sur le sein, il doit être grand maintenant. Mais dis-moi, sais-tu où vit mon fils Oreste, à Pylos au milieu des sables ou dans la vaste Sparte, auprès de Ménélas ? »
Nous conversons ainsi et voici que s’approchent les âmes d’Achille, de Patrocle, d’Antiloque et d’Ajax, le meilleur des Achéens après Achille.
« Fils de Laerte, dit Achille, comment as-tu eu le cœur de descendre dans l’Hadès, séjour des morts sans conscience, des ombres des défunts ?
— Achille, fils de Pélée, je suis venu consulter Tirésias sur mon retour en Ithaque. Mais toi, Achille, aucun homme jamais n’a été plus heureux que toi, ni dans le passé ni ne le sera dans l’avenir. Pendant ta vie, nous t’honorions comme un dieu, maintenant ta puissance s’étend sur les morts. Que la mort te soit sans tristesse !
— N’embellis pas la mort, glorieux Ulysse ! Je préférerais travailler la terre chez un patron, un pauvre fermier sans beaucoup de moyens, plutôt que de régner sur tous les morts, sur toutes ces ombres ! Allons, parle-moi de mon noble fils, est-il venu à la guerre pour être le meilleur héros ou non ? Parle-moi de Pélée, mon père. A-t-il conservé sa dignité royale parmi les Myrmidons ? Ou bien est-il méprisé en Hellade et en Phthie, parce que la vieillesse lui paralyse bras et jambes ? Si seulement je pouvais revenir au palais de mon père, juste un instant ! Comme ses adversaires craindraient ma colère et mon bras !
— Je ne sais rien de Pélée, mais je vais te dire toute la vérité sur Néoptolème, ton fils. C’est moi qui suis allé le chercher dans l’île de Scyros et qui l’ai amené à l’armée des Achéens aux bonnes jambières. Au combat, jamais il ne restait mêlé à la masse des soldats, il combattait en avant des lignes, personne ne lui résistait. Et quand nous nous sommes enfermés dans le cheval fabriqué par Épéios, tous les héros tremblaient ; mais lui je ne l’ai vu ni pâlir ni essuyer une larme sur ses joues. Il brûlait de sortir du cheval, il serrait la poignée de son épée et sa lance à la pointe lourde de bronze, dans son désir de porter la mort au milieu des Troyens. Une fois prise la haute cité de Priam, il est reparti sur son bateau, sans aucune blessure. »
Dès ces mots, l’âme d’Achille aux pieds rapides s’éloigne à grands pas dans la prairie semée d’asphodèles en se réjouissant de ce que je lui avais dit de la gloire de son fils. Les autres âmes m’entouraient, dans la tristesse, chacune me racontant ses malheurs. Seule l’âme d’Ajax, fils de Télamon, restait à l’écart, irritée à cause de mon succès dans l’affaire des armes d’Achille que l’on m’attribua. Ajax s’était alors suicidé par dépit. Je lui adresse des paroles de douceur :
« Ajax, fils du noble Télamon, même mort, tu ne veux pas oublier ta colère contre moi ! Viens ici, Seigneur, écoute mes paroles, apaise ta colère et ton cœur emporté ! »
Mais lui, il ne me répond rien, et part rejoindre les autres âmes des morts dans les Enfers. Je vis alors Minos, illustre fils de Zeus, le sceptre doré en main, qui rend la justice chez les morts.
Je vis Tantale, debout dans un lac ; l’eau lui montait jusqu’au menton, mais malgré sa soif il ne pouvait rien boire ; dès que le vieillard se penchait l’eau disparaissait, engloutie, et la vase noire apparaissait à ses pieds. Des arbres magnifiques, poiriers, grenadiers, pommiers laissaient pendre ses fruits au-dessus de sa tête, mais dès que le vieillard tendait la main, le vent les emportait jusqu’aux sombres nuages.
Je vis Sisyphe, accablé de douleurs, soutenant un rocher énorme à deux mains. Il poussait des mains et des pieds pour monter la pierre au sommet d’une colline. Mais quand il allait atteindre la crête, une force la ramenait en arrière et la pierre roulait, sans hésiter, jusqu’à la plaine.
Je vis Héraclès, autour de lui s’élevaient les cris des morts, comme ceux d’oiseaux, dans une fuite éperdue. Semblable à l’obscurité de la nuit, il avait l’arc hors de l’étui et la flèche sur la corde. Il regardait partout avec des regards terribles, semblant toujours viser quelqu’un.
Moi, je reste à attendre, pour voir si l’un des héros des anciens jours viendrait. J’aurais voulu rencontrer des héros antiques, comme Thésée ou Pirithoos. Mais alors, les troupes des morts, par milliers, s’assemblent, avec un vacarme effrayant. L’angoisse me faisait pâlir. J’avais peur que Perséphone ne m’envoyât du fond de l’Hadès la tête monstrueuse de la Gorgone.
Je me précipite vers mon bateau, je presse l’équipage d’embarquer et de larguer les amarres. Ils se mettent aux bancs de nage. La vague et le courant nous emportent sur l’Océan, d’abord à la rame, puis un vent favorable nous entraîne.