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 CHANT CINQ

ULYSSE QUITTE CALYPSO
 ET RETROUVE LA COLÈRE DE POSÉIDON

L’Aurore s’était levée du lit de son époux, le noble Tithon, pour porter la lumière aux Immortels et aux mortels. Les dieux s’asseyaient pour un conseil autour de Zeus qui tonne dans les hauteurs. Athéna leur parlait des souffrances d’Ulysse :

— Zeus Père et vous tous Bienheureux toujours vivants, que plus aucun des rois porteurs de sceptre ne se soucie d’être sage, doux et bienveillant ! Que tous soient cruels et impies, puisque aucun de ses sujets ne se souvient du divin Ulysse ! Il souffre mille morts, retenu de force par la Nymphe Calypso.

Zeus se tourna vers Hermès :

— Hermès, c’est toi qui es notre messager ; va dire à la Nymphe aux belles boucles notre décision sur le retour d’Ulysse. Sans aide, sur un radeau improvisé, en vingt jours, il atteindra Schérie, le pays des Phéaciens. Ce sont eux qui le ramèneront dans sa patrie, en le comblant de bronze, d’or et d’étoffes.

Hermès obéit ; il noua aussitôt à ses pieds ses bonnes sandales, merveilleuses, dorées, qui le portent par les mers et la terre immense, sur les souffles des vents. Il saisit la baguette dont il se sert pour endormir ou réveiller les hommes et s’envola. Il s’abattit sur la mer, et rasa les vagues, semblable à un goéland qui chasse le poisson dans les creux terribles de la haute mer et mouille de sel son plumage serré. Mais quand il eut atteint l’île du bout du monde, Hermès sortit de la mer couleur de violette et se dirigea vers la caverne où habitait la Nymphe aux belles boucles.

Il la trouva à l’intérieur, près d’un grand feu qui flambait dans le foyer. On sentait de loin l’odeur de cèdre refendu et de thuya qui se répandait dans toute l’île. Elle chantait à voix harmonieuse et tissait en faisant courir sa navette d’or. Un bois touffu avait poussé près de la grotte, peupliers et cyprès odoriférants. C’était le gîte d’oiseaux aux larges ailes, chouettes, faucons, cormorans. Une vigne en pleine vigueur se déployait autour de la grotte profonde, chargée de grappes. De quatre sources coulait une eau limpide ; tout autour la violette et le persil couvraient les prés. C’était un lieu enchanteur, même pour un Immortel.

Hermès resta à l’admirer puis il pénétra dans la vaste caverne et Calypso, divine entre toutes les déesses, le reconnut aussitôt. Elle le fit asseoir sur un fauteuil luisant de cire :

— Pourquoi viens-tu chez moi, Hermès à la baguette d’or. Tu es mon ami et mon supérieur. Mais avant, tu ne venais pas souvent ici. Dis-moi ce que tu veux, je l’accomplirai si cela est possible.

Parlant ainsi la déesse dressa la table, la remplit d’ambroisie et mélangea le rouge nectar. Hermès mangea et but, puis il lui dit :

— C’est Zeus qui m’a ordonné de venir ici, malgré moi. Qui aurait de lui-même l’idée de traverser une telle étendue de mer ? Il n’y a même pas de cité proche où les mortels offrent aux dieux de saintes hécatombes ! Mais quand Zeus Maître de l’égide commande, comment refuser ? Il déclare que tu retiens un héros, le plus malheureux de tous les héros qui ont combattu autour de Troie. Il faut le renvoyer au plus tôt, car son destin n’est pas de mourir ici, loin des siens.

Calypso frissonna et lui adressa ces paroles, flèches ailées :

— Vous êtes malfaisants, dieux, et envieux entre tous. Vous refusez aux déesses le droit de coucher avec un mortel, ouvertement, quand elles en ont fait leur époux. Lui, c’est moi qui l’ai sauvé, cramponné tout seul à sa coque, car Zeus avait fracassé son bateau d’un coup d’éclair blanc en pleine mer couleur de vin. Tous ses bons compagnons avaient péri. Le vent et la vague le jetèrent ici. Je l’ai recueilli, nourri, et je pensais le rendre immortel à jamais. Qu’il s’en aille sur la haute mer, si tel est le vouloir de Zeus ; mais je n’ai ni bateau ni rameurs pour le conduire sur le vaste dos de la mer. Je ne peux que lui expliquer sans mentir comment retrouver sain et sauf sa patrie.

Hermès repartit et la Nymphe alla rejoindre Ulysse. Elle le trouva assis sur un promontoire. Ses yeux étaient brûlés de larmes. Il passait sa douce vie à pleurer, tant il aspirait au retour. La Nymphe ne lui plaisait plus guère et s’il passait ses nuits au creux de la grotte, c’était par contrainte ; elle voulait, il ne voulait pas. Mais il passait ses journées assis sur les rochers du rivage, à regarder vers le large en pleurant.

Calypso se tint près de lui et lui dit :

— Malheureux, ne reste plus ici à te lamenter. Je vais te permettre de partir. Il te faut équarrir avec le bronze de longues poutres et fabriquer un large radeau muni d’une haute cabine pour partir sur la mer brumeuse. J’y placerai des provisions, pain, eau, vin rouge, pour te protéger de la faim. Je te couvrirai de vêtements, je t’enverrai un vent portant, pour que tu rentres sain et sauf dans ta patrie.

Ulysse frissonna et lui répondit :

— Ce n’est pas un voyage que tu médites, déesse, mais une autre fin, si tu veux que je franchisse le gouffre de la mer sur un radeau, alors que les bateaux fins marcheurs ne peuvent le traverser, même si Zeus les gratifie d’un bon vent.

Calypso sourit et lui saisit la main :

— Tu es un bandit et un malin. Je vais jurer par le grand serment des dieux que je ne veux pas ta perte ! Ce que je te conseille, c’est ce que je souhaiterais pour moi, en cas de besoin.

Ils revinrent ensemble à la caverne, déesse et mortel. Ulysse s’assit dans le fauteuil que venait de quitter Hermès. La Nymphe lui servit boisson et nourriture en usage chez les mortels. Quant à elle, elle s’assit en face d’Ulysse et ses servantes lui présentèrent ambroisie et nectar.

— Fils de Laerte, Ulysse l’inventif, ainsi donc tu veux tout de suite rentrer chez toi, dans ta patrie ? Si tu savais tous les malheurs qui t’attendent avant, tu resterais ici, avec moi ! Tu serais immortel, malgré ton désir de revoir ton épouse. Je me flatte pourtant de la valoir largement pour la taille et l’allure, autant qu’une déesse l’emporte sur une mortelle !

— Déesse souveraine, ne te mets pas en colère contre moi ! Je sais bien que Pénélope ne peut rivaliser avec toi, ce n’est qu’une mortelle ; toi tu ne connais ni la mort ni la vieillesse. Pourtant, même ainsi, je n’ai qu’un désir, c’est de rentrer chez moi. Si un dieu fracasse mon bateau sur la mer couleur de vin, je ferai face, j’ai un cœur endurant, dans ma poitrine. J’ai tant souffert, tant eu de peine dans les vagues et la guerre !

Le soleil se coucha, l’obscurité vint. Ils rentrèrent au creux de la grotte profonde et goûtèrent au plaisir de l’amour, couchés l’un près de l’autre.

Quand parut, fraîche éclose, l’Aurore aux doigts de rose, Ulysse revêtit manteau et tunique. La Nymphe s’enveloppa dans un grand voile d’un blanc éclatant, léger et précieux. Elle entoura ses hanches d’une ceinture dorée, plaça une coiffe sur ses cheveux. Elle fournit à Ulysse une grande hache double, en bronze, à deux tranchants, avec un manche d’olivier bien ajusté. Ensuite, elle lui fournit un racloir bien affûté et le conduisit vers le bout de l’île, en une haute futaie remplie de bois mort et bien sec, peupliers, sapins hauts comme le ciel, légers et flottant bien.

Ulysse se mit vite au travail. Il abattit vingt fûts, les équarrit à la hache, les racla. Calypso apporta les tarières et Ulysse fixa son radeau, avec des chevilles, cabine et bastingage. Ensuite il lui fallut tailler les voiles, ajuster les écoutes. Il poussa alors le radeau à la mer à l’aide de leviers.

Au bout de quatre jours il avait tout fini. Le cinquième jour Calypso plaça à bord une outre de vin noir, une grande outre d’eau et des provisions dans un sac. Elle lui envoya un vent portant, favorable et chaud ; plein de joie, Ulysse déploya les voiles au vent.

 

En marin expérimenté, Ulysse faisait route tout droit, sans dormir, en fixant les constellations. Le conseil de Calypso était de toujours conserver l’Ourse à main gauche. Au bout de dix-sept jours les montagnes sombres des Phéaciens apparurent, comme un bouclier sur la mer brumeuse.

Mais voici que Poséidon, le puissant Ébranleur du sol, revenait du pays des Éthiopiens et contemplait la mer. Il aperçut Ulysse et, secouant la tête, entra dans une grande colère :

— Quoi, voilà que les dieux ont changé d’avis en mon absence. Il est tout près du pays des Phéaciens maintenant, mais à mon avis, il va encore avoir sa part de malheurs !

Il dit et rassembla les nuages, souleva la mer, le trident en main, déchaîna les ouragans de tous les vents, couvrit terre et mer sous les nuages ; la nuit descendit du ciel. Ensemble les vents d’est, du sud, d’ouest et du nord s’abattaient. Ulysse sentit son cœur s’arrêter et se dérober ses genoux :

— Hélas, malheur sur moi, voici le coup le plus terrible ! J’ai bien peur que la déesse n’ait eu raison, tout se réalise. Comme Zeus couvre le vaste ciel de nuages ! C’est sûr, voici pour moi le gouffre de la mort, trois et quatre fois heureux les Achéens qui sont morts jadis dans la vaste Troade ! J’aurais dû mourir le jour où les Troyens déversaient sur moi leurs javelines de bronze, à côté du corps d’Achille. J’aurais eu les honneurs funèbres et les Achéens auraient célébré ma gloire !

Il n’avait pas plus tôt parlé qu’une énorme vague déferla sur lui. Le radeau se retourna. Il tomba à la mer, la barre lui échappa. Le mât se brisa en son milieu sous un coup de vent tourbillonnant qui emporta voile et vergue. Ulysse coula sans pouvoir remonter à la surface, sous le choc des vagues. Ses vêtements l’alourdissaient. Au bout d’un certain temps, il réapparut, crachant le sel amer qui jaillissait de sa bouche.

Mais il n’avait qu’une idée, le radeau. Il s’y cramponna, au milieu des vagues. Les vents jouaient avec le radeau, comme un paquet de chardons au souffle du vent du nord. Le vent du sud le passait au vent du nord, le vent d’est le cédait au vent d’ouest. Mais Ino, déesse de la mer, l’aperçut et le prit en pitié. Sous la forme d’une mouette, d’un coup d’aile elle jaillit de la mer et se posa sur le radeau :

— Malheureux, pourquoi Poséidon déchaîne-t-il sa colère contre toi ? Quitte tes vêtements, laisse les vents emporter le radeau, abandonne-le et gagne à la nage la terre des Phéaciens ; étends sur ta poitrine ce voile divin, ne crains ni douleur ni mort. Mais lorsque tes mains toucheront la rive, détache-le, jette-le à la mer, détourne-toi de lui.

Sur ces mots, elle lui donna le voile et replongea dans les vagues de la mer, comme une mouette, et la vague noire l’engloutit. Ulysse ne voulut pas la croire et se cramponna au radeau. Il ne le lâcherait que lorsque la mer briserait l’embarcation. Mais Poséidon déchaîna contre lui une vague énorme qui déferla sur lui. Comme paille au vent, les longues poutres se dispersèrent de tous côtés. Ulysse grimpa sur une poutre comme sur un cheval de selle, déplia le voile et plongea dans la mer ; tendant les bras, il se mit à nager vers la terre.

Deux jours et deux nuits il fut ballotté sur la houle. Mais quand l’Aurore aux belles boucles ramena le troisième jour, le vent tomba, un calme plat s’installa. Ulysse vit la terre toute proche et se réjouit de voir la terre et les bois ; il redoubla d’efforts et n’était plus qu’à une portée de voix quand il entendit le bruit des rouleaux qui se brisaient contre les roches. Tout était recouvert d’écume, aucun port, aucun abri, mais des pointes, des récifs.

— Malheur, s’exclama Ulysse, Zeus me donne à voir la terre, je franchis le gouffre de la mer et pas un endroit où prendre pied ! Partout des rochers pointus, les vagues grondent autour ; une falaise d’un côté et de l’autre les gouffres de la mer. Peut-être qu’un dieu va faire surgir de la mer un monstre gigantesque, un de ceux qu’élève Amphitrite.

Une forte vague le jeta alors contre une pointe raboteuse. Il se serait déchiré la peau, il se serait rompu les os si Athéna ne lui avait donné l’idée de se cramponner des deux mains, d’un seul bond, à la pierre. Il laissa passer la grande vague mais le reflux l’emporta, comme une pieuvre arrachée à son repaire, des graviers collés aux mains. Il se mit alors à nager le long de la côte, regardant s’il trouverait une plage. Or, il arriva à l’embouchure d’une belle rivière, sans rochers, sans vent. Il pria en son âme :

— Écoute-moi, Seigneur, qui que tu sois ! Même les Immortels ont pitié d’un pauvre errant comme moi. Je te supplie, Seigneur, aie pitié de moi.

Le fleuve aussitôt arrêta son cours, bloqua la vague et aplanit son flot. Ulysse arriva sur la grève. Ses genoux et ses bras puissants fléchirent. Sa peau était gonflée, l’eau de mer ruisselait de sa bouche et de ses narines. Il avait perdu le souffle et la voix. Une fatigue horrible l’envahit. Mais il reprit haleine et détacha le voile divin, le flot l’emporta au large et Ino le reçut entre ses bras.

Ulysse s’éloigna du fleuve, se coucha dans les roseaux et embrassa la terre porteuse de blé. Il réfléchit et estima que le meilleur parti était d’aller se cacher dans le bois non loin de l’eau ; il y avait là un berceau formé par un olivier greffé et un olivier sauvage qui ne laissaient passer ni le vent ni la pluie, tant leurs branches étaient entrelacées. Ulysse s’y glissa et se fit un lit de l’épaisse couche de feuilles qu’il trouva. Elle était suffisante pour protéger deux ou trois hommes, même au cœur de l’hiver. Ulysse se coucha au milieu et se recouvrit d’une couverture de feuilles.

Comme au fin fond de la campagne où l’on est sans voisins, quand on recouvre la braise de cendre noire pour conserver le feu, c’est ainsi qu’Ulysse était recouvert de feuilles. Athéna versa sur ses yeux le sommeil et, pour le délivrer de son épouvantable fatigue, ferma doucement ses paupières.