ET LA PAIX RÈGNE ENFIN À ITHAQUE
Ils descendent de la ville et atteignent le domaine mis en valeur par Laerte. Le héros l’avait réalisé à force de peine. Il avait là sa maison, entourée de tous côtés par les réfectoires et dortoirs des ouvriers contraints à travailler sa terre. Une vieille femme venue de Sicile s’occupait de lui ; il demeurait à la campagne, loin de la cité, avec Dolios et ses fils.
Ulysse dit à ses serviteurs et à son fils :
— Allez directement à la maison bien bâtie, sacrifiez le meilleur porc pour le repas. Moi, je vais aller éprouver mon père, pour voir s’il me reconnaît après une aussi longue absence.
Il leur confia son armure et s’approcha du verger chargé de fruits ; il pénétra dans le grand jardin et n’y trouva ni Dolios ni ses fils, ni les serviteurs : ils étaient loin, à ramasser des pierres pour le mur du verger. Il ne rencontra dans le verger bien cultivé que son père qui binait autour d’un arbre. Il portait une tunique sale, rapiécée, autour de ses jambes des guêtres de cuir de bœuf, rapiécées elles aussi, le protégeaient des écorchures ; aux mains, des gants contre les ronces, sur sa tête un bonnet de peau de chèvre.
Quand Ulysse le vit ainsi accablé par la vieillesse, il en eut grand chagrin. Il s’arrêta près d’un poirier vigoureux et hésita : devait-il embrasser son père, le serrer dans ses bras et tout lui raconter ? Il lui parut meilleur de l’éprouver d’abord par des paroles de moquerie :
— Vieillard, tu t’y entends en travaux de jardinage ! Tout est soigné, arbres, figuiers, vigne, oliviers, poiriers, potager. Mais toi, sans vouloir te vexer, tu n’es guère soigné. Tu n’as pourtant pas l’air d’un esclave, mais d’un noble, d’un ancien dont le souci ne devrait plus être que de se baigner, manger et se coucher dans du moelleux. Dis-moi aussi si vraiment je suis en Ithaque. Jadis un hôte m’est venu. Il prétendait être d’Ithaque, être fils de Laerte, petit-fils d’Arkésios ; quand il partit, je lui fis des cadeaux de choix : sept talents d’or ciselé, un cratère d’argent parsemé de fleurs, douze manteaux simples, autant de tuniques et quatre ouvrières expertes en tissage.
Son père lui répondit en versant des larmes :
— Étranger, tu as atteint le pays dont tu parles, mais ce sont des brutes arrogantes qui en sont désormais les maîtres. Si ton hôte vivait encore, il t’aurait comblé de présents, comme c’est la règle. Mais dis-moi tout, franchement. En quelle année as-tu accueilli ton hôte malheureux, mon fils ? Lui, loin de sa famille et de sa patrie, les poissons l’ont mangé dans la mer, ou ce sont les fauves et les oiseaux, sur terre. Ni sa mère ni son père n’ont pu l’ensevelir, ni la très sage Pénélope. Mais toi, qui es-tu, quelle est ta cité, quels sont tes parents, où est le navire rapide d’où tu débarquas ?
Ulysse plein de ruse lui répondit :
— Je m’en vais tout te dire avec franchise. Je suis d’Alybas, je m’appelle Épérite. Je reviens de Sicile mais un dieu m’a détourné jusqu’ici malgré moi. Ulysse, cela fait quatre ans qu’il est parti de ma maison, avec l’heureux augure d’oiseaux volant sur sa droite.
À ces mots, un noir nuage de douleur enveloppa Laerte. Prenant de la poussière il la versait sur sa tête grise, sanglotant sans fin. Le cœur manqua à Ulysse quand il vit son père ainsi et les larmes lui vinrent aux yeux. Il se précipita, l’embrassa et lui dit :
— C’est moi, Ulysse, celui que tu réclames, revenu au bout de vingt ans dans ma patrie ! Assez de pleurs et de larmes, car je me suis vengé en tuant les prétendants dans ma maison.
— Si tu es vraiment Ulysse, mon fils, dit Laerte, donne-moi un signe clair, pour que je te croie.
— Regarde cette cicatrice, répondit Ulysse, que j’ai reçue de la blanche défense d’un sanglier sur le Parnasse. Encore, je vais te dire les arbres que tu m’as donnés dans ce verger bien cultivé, quand j’étais tout petit et que tu me disais leur nom : tu m’as donné treize poiriers, dix pommiers, quarante figuiers. Tu m’avais promis cinquante rangs de vigne, à vendange décalée.
À ces mots Laerte sentit défaillir ses genoux et son cœur en reconnaissant la vérité de ces signes. Il mit ses bras autour de son fils, perdant le souffle. Mais il se reprit :
— J’ai une crainte terrible : les gens d’Ithaque ne vont-ils pas marcher contre nous ? Ils vont envoyer des messagers dans toutes les cités des îles !
— Courage, répondit Ulysse, entrons d’abord dans la maison, j’y ai envoyé Télémaque, le bouvier et le porcher pour préparer le repas.
Quand Laerte rentra dans sa demeure, la vieille servante sicilienne le lava et le frotta d’huile d’olive ; elle l’habilla d’un beau manteau et Athéna rendit la vigueur au corps du vieux chef. Son fils fut étonné de le voir ainsi, semblable aux dieux. Laerte s’exclame alors :
— Zeus Père, Athéna, Apollon, pourquoi n’ai-je pas la force que j’avais quand j’ai pris la citadelle de Néricos, sur le continent ? C’est moi qui, couvrant mes épaules de l’armure, aurais anéanti les prétendants !
Comme on allait se mettre à table, Dolios entra avec ses fils. Il reconnut Ulysse avec joie et ses fils firent fête au Maître puis s’assirent sur les sièges bien polis.
Tandis qu’ils prenaient leur repas, la rumeur de la triste fin des prétendants avait couru en ville. La foule accourue de partout se groupait avec des gémissements devant la maison d’Ulysse. On emporta les cadavres et chacun les ensevelit. Les morts des autres cités furent placés sur des bateaux de pêche pour être remportés chez eux. Puis, le cœur affligé, la foule se réunit sur l’agora. Quand tout le monde fut là, Eupeithès se leva, une peine atroce dans l’âme, car c’était son fils Antinoos qu’Ulysse avait abattu en premier ; il parla en pleurant :
— Amis, cet homme a commis un grand crime envers les Achéens ; il a emmené avec lui l’élite du pays et il a perdu ses bateaux creux, perdu ses gens. Il revient maintenant et c’est pour tuer l’élite de nos jeunes gens. Allons, marchons avant qu’il ne se réfugie à Pylos ou en Élide ! Quelle honte pour nous si nous ne vengeons pas le meurtre de nos enfants ou de nos frères.
Ses paroles étaient mêlées de larmes et la pitié saisit tous les Achéens. Mais survinrent Médon et le divin aède, sortant de la maison d’Ulysse où ils avaient dormi.
Médon, le héraut avisé, prit la parole :
— Écoutez-moi, gens d’Ithaque, Ulysse a fait tout cela avec l’accord des dieux. J’ai vu moi-même un Immortel à côté d’Ulysse. Il ressemblait à Mentor, encourageait Ulysse et semait le trouble chez les prétendants.
Tous alors verdirent de terreur. Un autre orateur se leva, Halithersès, fils de Mastor, capable d’embrasser le passé et l’avenir, plein d’intelligence :
— C’est votre lâcheté, amis, qui a provoqué ces malheurs. Vous ne nous écoutiez pas, Mentor et moi ; vous n’avez pas mis un terme aux excès de vos enfants, dévorant le bien d’un héros, outrageant sa femme. Vous pensiez qu’il ne reviendrait pas. Maintenant, croyez-moi, ne marchons pas au-devant de la mort !
Avec un grand tumulte, plus de la moitié de l’assemblée se leva et se dispersa. Mais les autres, convaincus par Eupeithès, couraient aux armes et se formaient en bataille devant le bourg. Athéna alors interrogea Zeus :
— Fils de Cronos, notre Père Tout-Puissant, quel est ton dessein ? Veux-tu encore la guerre mauvaise et la mêlée brutale ou instaurer la paix entre eux ?
— Mon enfant, répondit Zeus, agis à ta guise. Le divin Ulysse a châtié les prétendants. Qu’il continue à régner. Faisons oublier le meurtre des fils et des frères ; qu’ils soient amis comme avant et que règnent la paix et l’abondance !
Ces paroles redoublèrent l’ardeur d’Athéna. Elle bondit depuis les cimes de l’Olympe.
Un fils de Dolios était allé se poster en sentinelle. Quand il vit la troupe des gens d’Ithaque, il donna l’alarme. Tous alors revêtent leurs armes, Ulysse et ses trois compagnons, les six fils de Dolios, Laerte et Dolios aussi, malgré leurs cheveux gris, combattants par nécessité. Ulysse encouragea Télémaque, à la grande joie de Laerte.
Alors Athéna la déesse aux yeux d’aigue-marine intervient :
— Fils d’Arkésios, prie la Vierge aux yeux d’aigue-marine et Zeus son père, puis brandis ta longue javeline et lance-la !
Elle insuffle alors une grande vigueur à Laerte. Le vieillard vise Eupeithès et l’atteint au casque qui cède sous le choc. Il s’écroule et ses armes résonnent autour de lui. Ulysse et son fils glorieux se jettent alors sur le premier rang, avec leurs épées et leurs piques à deux pointes. Ils les auraient massacrés si Athéna n’avait poussé un grand cri et tout arrêté :
— Arrêtez cette guerre, gens d’Ithaque, elle est horrible ; séparez-vous sans autre sang !
Ainsi parle Athéna, tous verdissent de crainte. Les armes leur échappent des mains, elles jonchent le sol. Ulysse pousse un cri épouvantable et bondit sur eux comme un aigle dans le ciel. Le Cronide alors lance sa foudre fumante aux pieds d’Athéna :
— Arrête, Ulysse, s’écrie la déesse, finis cette guerre qui n’épargne personne, de peur que Zeus à la grande voix ne se mette en colère !
Ainsi parle Athéna. Ulysse obéit, le cœur en fête. Et la déesse conclut entre les deux camps un pacte garanti par des serments, elle, Pallas Athéna, fille de Zeus Maître de l’égide.