TOUJOURS MÉCONNAISSABLE, ULYSSE EN SA MAISON
Fraîche éclose, l’Aurore aux doigts de rose se leva, Télémaque noua ses sandales et saisit sa forte lance dans son poing pour aller au bourg :
— L’oncle, dit Télémaque, je vais en ville, pour que ma mère me voie ; je crois bien qu’elle ne cessera pas ses pleurs, ni ses sanglots ni ses larmes, avant de m’avoir revu. Toi, conduis à la ville le malheureux étranger, qu’il aille y mendier son repas. Qui voudra lui donnera, qui du pain, qui une coupe : je ne peux me charger des malheurs de toute l’humanité.
Ulysse plein de ruse lui répondit :
— Ami, je n’ai pas envie d’être retenu ici. Cet homme me guidera, sur ton ordre, une fois que je me serai chauffé au feu et que le soleil sera chaud. Mes vêtements sont si mauvais ; j’ai peur que la gelée du matin ne m’accable ; le bourg est loin, selon vous.
Télémaque, quant à lui, partit à pas rapides. Il arriva à la confortable demeure, appuya sa lance à une grande colonne et passa le seuil de pierre.
La première à l’apercevoir fut la nourrice Euryclée, comme elle étendait des toisons sur les fauteuils bien travaillés. Puis la très sage Pénélope sortit de sa chambre ; en pleurant elle serra son fils dans ses bras, lui embrassant la tête et les yeux. Télémaque lui raconta son voyage, l’accueil de Nestor et de Ménélas, et la beauté d’Hélène.
Cependant les prétendants jouaient au lancer de disques ou de javelots devant la maison d’Ulysse, sur le sol de terre battue, avec leur violence habituelle. Ce fut l’heure du repas. Les moutons vinrent de partout, de la campagne, menés par les bergers. Alors Médon, le héraut préféré des prétendants qui mangeait avec eux, les avertit :
— Jeunes gens, vous vous êtes amusés à ce jeu ; rentrez maintenant à la maison pour que nous préparions le repas : ce n’est pas mauvais de dîner à l’heure !
Eux se lèvent, écoutent son avis et, une fois rentrés au bon logis, jettent leurs manteaux sur les lits et les fauteuils, abattent des moutons, des chèvres grasses, des porcs, une vache du troupeau, pour apprêter le repas.
De leur côté Ulysse et le brave porcher se préparaient pour se rendre en ville. Le chef porcher invita Ulysse au départ :
— Étranger, tu désires te rendre en ville aujourd’hui, comme me le disait mon maître. Moi, je t’aurais bien gardé comme garçon d’étable, mais les reproches des maîtres sont toujours désagréables. Allons, le jour est derrière nous ; le soir qui vient sera froid.
— J’ai compris, dit Ulysse, allons. Mais avant, si tu as un gourdin tout coupé, donne-le-moi pour que je m’appuie dessus, la route est périlleuse, me dis-tu.
Ils partirent tous les deux, le porcher conduisant le Maître, semblable à un malheureux mendiant, à un vieillard. Quand, en descendant par la route escarpée, ils furent proches du bourg, ils arrivèrent à la fontaine d’eau courante où les citadins viennent puiser l’eau. Entourée d’un bois de peupliers d’eau formant cercle, son eau froide dévale du rocher en cascade ; elle est surmontée d’un autel dédié aux Nymphes où tous les passants déposent leur offrande. Là, ils rencontrèrent Mélanthios, le chevrier ; dès qu’il les aperçut il les injuria :
— Voilà un pauvre gueux qui en conduit un autre ! Où conduis-tu ce parasite, porcher lamentable ? Il va user ses épaules à tous les chambranles ! Si tu me le donnais comme gardien d’étable, pour charrier le fumier, porter la verdure aux chevreaux ? À boire le petit-lait, il s’endurcirait les cuisses. Mais il ne connaît que les mauvais coups, il ne veut pas se mettre au travail ; ce qu’il veut, c’est aller mendier dans le pays de quoi remplir son ventre de goinfre.
Il dit cela et, passant à côté de lui, avec brutalité il lui décocha un coup de pied à la hanche, mais il ne réussit pas à bousculer Ulysse hors du sentier. Ulysse hésita à bondir sur lui et à l’assommer d’un coup de gourdin ou à lui briser la tête contre le sol, mais il se contint. Le porcher se dressa et injuria Mélanthios. Le chevrier répliqua :
— Un jour, moi, sur un bateau noir bien ponté, je t’emmènerai loin d’Ithaque, et j’obtiendrai de toi un bon prix !
Sur ces mots il s’éloigna à grands pas. Ulysse et le porcher le suivirent, à leur train. Une fois arrivés devant la maison, ils s’arrêtèrent tous deux et s’éleva autour d’eux le son de la cithare creuse, car Phémios commençait à chanter.
— Eumée, dit Ulysse, cette belle maison, c’est certainement celle d’Ulysse. Elle est facile à reconnaître entre toutes. La cour est bordée d’un mur hérissé de pointes ; la porte est munie de deux barres ; personne ne pourrait la forcer. J’ai l’impression qu’on y sert un festin pour de nombreux convives ; il y a de la fumée à l’intérieur, et on entend résonner la cithare que les dieux ont donnée pour compagne aux festins.
C’est ainsi qu’ils échangeaient ces propos. Alors un chien étendu là dressa tête et oreilles, c’était Argos, le chien du patient Ulysse, qu’il avait élevé lui-même sans en profiter avant de partir pour la sainte Ilios. Les jeunes prétendants le lâchaient à courre les mouflons, les faons, les lièvres ; maintenant il était étendu là, délaissé en l’absence du Maître, sur un gros tas de fumier de mulets et de bœufs, devant le portail. Les ouvriers d’Ulysse venaient y prendre de l’engrais pour fumer le grand domaine. C’est là qu’Argos était couché, couvert de tiques. Quand il aperçut Ulysse qui s’approchait, il remua la queue et baissa les deux oreilles, mais il n’eut pas la force de s’approcher de son maître. Ulysse, à sa vue, essuya une larme à la dérobée :
— Eumée, ce chien couché sur le fumier est bien étonnant ; il a une belle allure, mais était-il aussi rapide que beau ou était-ce simplement un de ces chiens d’appartement que les rois entretiennent pour la parade ?
Tu lui répondis alors, porcher Eumée :
— C’est le chien de cet homme qui est mort loin d’ici. S’il avait encore l’allure et l’activité qu’il avait quand Ulysse l’a laissé pour partir pour la Troade ! Aucune bête sauvage ne lui échappait au plus profond de la forêt. Maintenant il est malade, son maître est mort en pays étranger, les femmes ne le soignent pas. Quand le maître n’est pas là, les serviteurs ne montrent plus de sérieux.
Il dit et entra dans la confortable demeure. Mais l’ombre de la mort avait enveloppé Argos, qui venait de revoir Ulysse, après vingt ans.
Ulysse était demeuré à la porte. Il s’assit sur le seuil en bois de frêne. Télémaque dit au porcher, après avoir empli de pain et de viande la coupe de ses deux mains :
— Va porter cela à notre hôte et pousse-le à quémander auprès de chaque prétendant. La fierté ne sied pas quand on est dans le besoin.
Ulysse posa viande et pain sur sa vilaine besace et remercia :
— Zeus souverain, puisse Télémaque être heureux entre tous les hommes et obtenir tout ce que son cœur désire !
Puis il se mit à manger, tandis que l’aède chantait dans la salle. Quand il eut fini, le divin aède avait fini aussi ; les prétendants menaient grand bruit dans la salle.
Alors Ulysse commença à mendier, auprès de chacun, en tendant la main de tous côtés, comme s’il avait été mendiant de profession. Par pitié on lui donnait, tout en se demandant qui il était et d’où il venait.
Le chevrier Mélanthios leur dit :
— Écoutez-moi, prétendants d’une reine très illustre ! À propos de cet étranger, je l’ai vu tout à l’heure. C’est le porcher qui le guidait, mais je ne sais pas de quelle famille il se réclame.
Alors Antinoos s’en prit au porcher :
— Porcher trop bien connu, pourquoi amener cet homme en ville ? N’avons-nous pas assez de vagabonds, de mendiants, de parasites ?
Eumée répliqua :
— Antinoos, on ne parle pas ainsi quand on est un noble. Entre tous les prétendants tu es toujours agressif à l’égard des serviteurs d’Ulysse, surtout à mon égard, mais je ne m’en soucie pas, tant que la sage Pénélope et que Télémaque beau comme un dieu demeurent dans cette maison.
Télémaque intervint :
— Antinoos, tu as souci de moi comme un père de son fils : tu veux que je chasse l’étranger de ma maison. Non, plutôt, donne-lui à manger toi ; je ne t’en voudrai pas, et même, je te le demande. Mais ce n’est pas ta véritable pensée : tu préfères de loin te goinfrer plutôt que de donner à autrui.
Antinoos répliqua :
— Télémaque, grand discoureur, un peu de retenue ! Si tous les prétendants imitaient mon geste… il resterait loin de cette maison pendant trois mois !
Tout en parlant il tirait de sous la table le tabouret sur lequel il reposait ses pieds luisants. Tous les autres avaient donné, la besace était pleine de pain et de viande.
Ulysse arriva à la hauteur d’Antinoos :
— Donne, mon ami. Tu n’es pas le dernier des Achéens, me semble-t-il, tu es le premier ; tu as l’allure d’un roi. Il te faut donc donner plus que les autres, et moi je chanterai tes louanges sur la terre entière. Moi aussi j’étais un riche, autrefois, et j’ai souvent donné à des mendiants. J’avais des domestiques en grand nombre et toutes les facilités de la vie qui vous font appeler « riche ». Mais Zeus, le fils de Cronos, m’a trompé. C’est lui qui m’a poussé à partir pour l’Égypte avec mes corsaires, pour me perdre. La plupart d’entre nous périrent sous le bronze aigu ; les autres, les Égyptiens les ont capturés vivants. Moi, on m’a donné à un étranger de passage qui m’emmena à Chypre. C’était le prince de l’île. J’en arrive maintenant, après bien des malheurs.
Antinoos alors s’exclama :
— Quel dieu nous a amené ce trouble-fête ? Passe au large, écarte-toi de ma table ! Ou vite tu vas retrouver l’amertume de l’Égypte ou de Chypre.
Ulysse plein de ruse recula mais dit :
— Hélas, ta pensée ne reflète pas ton apparence ! Tu n’offrirais, chez toi, pas même le sel à un suppliant, toi qui, assis dans la maison d’autrui, ne me donnes même pas de pain ; tu en as pourtant près de toi.
Antinoos alors saisit le tabouret et le lança ; il l’atteignit à l’épaule droite, en haut du dos. Ulysse encaissa le choc, ferme comme un roc. En silence il roulait en son âme des pensées de mort. Il s’en revint au seuil, s’assit, posa sa besace bien pleine et dit aux convives :
— Écoutez-moi, prétendants d’une reine très illustre. On n’a ni chagrin ni peine au cœur quand on est frappé en défendant ses biens, ses bœufs, ses moutons blancs. Mais Antinoos m’a frappé à cause de ce maudit ventre qui cause tant de maux aux hommes. Si les mendiants ont eux aussi des dieux, qu’Antinoos, avant le mariage, en arrive à la mort !
Tous les autres se fâchaient contre Antinoos et ils se disaient les uns aux autres :
— Antinoos, ce n’est pas bien de frapper un pauvre vagabond, fou furieux que tu es. Ce pourrait être un dieu du ciel. Les dieux prennent l’apparence d’étrangers d’autres contrées, ils prennent toutes les formes et inspectent les cités, examinant la violence des hommes ou leur justice.
Mais la très sage Pénélope apprit qu’un étranger avait été frappé dans la salle. Elle dit à la nourrice :
— Bonne mère, je déteste tous ces prétendants, mais cet Antinoos ressemble à l’ombre de la mort. Un malheureux étranger va mendier dans la salle et voilà qu’Antinoos lui jette un tabouret !
Pénélope appela alors à elle le brave porcher :
— Va donc, Eumée, demande à l’étranger de venir me trouver ! Peut-être a-t-il des nouvelles du malheureux Ulysse, peut-être l’a-t-il vu de ses yeux. Il a l’air d’avoir tant couru les routes.
Tu lui répondis, porcher Eumée :
— Si seulement les prétendants voulaient bien se taire ! Il enchanterait ton cœur ; je l’ai hébergé trois jours et trois nuits dans ma cabane et il n’est pas encore arrivé à la fin du récit de sa misère. C’est comme lorsque l’on écoute un aède, inspiré par les dieux, qui chante des vers admirables ; on désire sans cesse l’entendre. C’est comme cela qu’il m’a enchanté, assis dans ma salle. Il dit qu’Ulysse est son hôte héréditaire, qu’il en a entendu parler chez les Thesprotes et qu’il va rentrer.
La très sage Pénélope lui dit :
— Va, appelle-le ici, pour qu’il me parle face à face ! Les autres passent leur temps à sacrifier bœufs, moutons et chèvres grasses, à boire de compagnie le vin couleur de feu. Si seulement cela pouvait être un présage de mort pour les prétendants !
Eumée alla chercher Ulysse. Mais ce dernier répliqua :
— Je veux bien, Eumée, dire toute la vérité à la fille d’Icare, la très sage Pénélope. Mais j’ai peur de cette foule de prétendants hostiles. Je ne faisais rien de mal dans la maison et cet homme m’a frappé. Télémaque ne m’a pas défendu, ni aucun autre. Aussi demande à Pénélope, malgré sa hâte, d’attendre le coucher du soleil. Qu’elle m’interroge alors sur son mari, sur son retour, pourvu qu’elle me fasse asseoir près du feu : j’ai des vêtements de misère !
Eumée alla porter la réponse à Pénélope qui dut convenir de la sagesse du mendiant :
— L’étranger est plein de bon sens ; il n’y a jamais eu d’hommes aussi brutaux et fous furieux.
Eumée vint à Télémaque, en approchant sa tête tout près, pour n’être pas entendu des autres :
— Ami, je m’en vais aller garder les porcs et ce que nous avons là-bas, toi et moi ; toi, veille à tout ici. Mais pense surtout à ta vie, prends garde aux mauvais coups.
Télémaque, en garçon avisé, lui dit en face :
— D’accord, l’oncle ; va-t’en, car le soir vient. Mais à l’aurore reviens et ramène des bêtes pour le sacrifice. Le reste, nous y veillerons, les Immortels et moi.