images
 CHANT VINGT

LE DERNIER FESTIN DES PRÉTENDANTS

Le divin Ulysse se coucha dans le vestibule, étendant une peau de vache non tannée, et, par-dessus, beaucoup de toisons de moutons. Eurynomé, l’intendante, vint le couvrir d’une couverture. Ulysse restait éveillé, méditant la mort des prétendants. Athéna alors vint le trouver, sous la forme d’une femme ; Ulysse l’interrogea :

— Comment vais-je châtier ces prétendants sans honneur, si je suis seul ? Ils sont si nombreux ici !

Athéna la déesse aux yeux d’aigue-marine lui répondit :

— Malheureux, on a confiance dans un compagnon de rien, un mortel aux idées courtes ; moi, je suis une déesse et je monte la garde près de toi. Allons, dors.

Ce disant, elle versa le sommeil sur ses paupières et regagna l’Olympe. Mais Pénélope s’éveilla et s’assit dans son lit pour pleurer en implorant Artémis :

— Artémis, déesse reine, fille de Zeus, prends ma vie en me décochant une flèche dans la poitrine. Cette nuit j’ai encore rêvé qu’il dormait à côté de moi, tel qu’il était quand il partit avec l’armée, et mon cœur était en fête parce que je croyais que ce n’était pas un rêve, mais la réalité vraie.

Ainsi parlait-elle quand survint l’Aurore au trône d’or. Le divin Ulysse avait entendu les pleurs de sa femme. Il crut qu’elle l’avait déjà reconnu et allait venir près de lui. Rassemblant couverture et toisons dans lesquelles il avait dormi, il les empila sur un siège, emporta la peau de vache dehors et pria, demandant à Zeus un signe favorable. Zeus Maître de sagesse l’entendit, aussitôt il tonna du haut du lumineux Olympe. Une femme alors qui moulait le grain tout à côté poussa une exclamation. Sur les douze ouvrières qui peinaient à moudre farine d’orge et de blé, toutes dormaient, tâche faite, sauf une qui ne s’était pas encore arrêtée, car elle était la moins forte. Elle arrêta sa meule et prononça cette parole, présage pour son maître :

— Zeus Père, qui règnes sur les dieux et les humains, tu as tonné depuis le ciel étoilé, sans nuages. Exauce mon vœu : que ce soit aujourd’hui le dernier et l’ultime repas que les prétendants prendront dans la maison d’Ulysse. Je suis brisée de fatigue à leur moudre cette farine !

Ulysse se réjouit du coup de tonnerre et de ce cri qui lui annonçaient le châtiment des coupables.

Les servantes se rassemblèrent dans la maison, allumant le feu infatigable dans le foyer. Télémaque sortit de son lit et apparut, avec son allure de dieu, bien vêtu, son épée aiguë au baudrier d’épaule, de belles sandales nouées à ses pieds luisants. Il prit sa forte lance, coiffée de bronze pointu, et dit à Euryclée :

— Bonne mère, comment a-t-on honoré notre hôte dans la maison ? A-t-il eu un lit, ou ne s’est-on pas occupé de lui ? Tu sais comment est ma mère. Elle est bien avisée, mais tantôt elle se toque du premier venu, une canaille, tantôt elle rejette sans égards un homme de bien.

Euryclée le rassura et Télémaque partit rejoindre les Achéens à l’agora. Pendant ce temps Euryclée dirigeait les servantes :

— Allez vite, balayez la maison avec soin, placez les tapis de pourpre sur les fauteuils ; vous autres, essuyez les tables avec les éponges, nettoyez les cratères et les coupes à deux anses ; vous, allez chercher de l’eau à la Source Noire. Les prétendants vont venir tôt matin, c’est fête publique.

Les prétendants arrivèrent sur ces mots. En gens de métier ils fendirent les bûches. Les femmes revinrent de la fontaine, puis le porcher apparut, menant trois porcs gras. Tandis qu’il conversait avec Ulysse, voici que vint Mélanthios, le chevrier, conduisant ses chèvres, les meilleures du troupeau. Il les attacha sous le porche sonore et apostropha Ulysse :

— Étranger, tu es encore là à ennuyer les gens en mendiant dans la maison. Quand partiras-tu ? Tu veux donc goûter d’abord de mes poings ? Tu mendies à l’excès ; il y a d’autres banquets chez les Achéens !

Ulysse ne répondit rien. Survint alors Philaitios, le chef bouvier, conduisant une génisse et des chèvres grasses. Les passeurs les avaient transportées depuis le continent, comme c’est leur tâche quand on vient les trouver. S’approchant d’Ulysse il le salua de la main droite et lui dit ces mots, comme des flèches ailées :

— Salut, père, étranger ; puisse revenir le temps de ton opulence ! Tu me parais être accablé de maux. Zeus Père, il n’est pas de dieu plus funeste que toi. Sans pitié pour les humains, tes enfants, tu les lances dans le malheur et la douleur. À te voir, mes yeux s’emplissent de larmes, car je pense qu’Ulysse aussi est revêtu de loques semblables aux tiennes et va à l’aventure dans le monde, si même il vit encore et voit la lumière du soleil. Moi, je ne serais pas resté ici si je n’avais l’espoir de son retour.

— Bouvier, répondit Ulysse, tu m’as l’air d’un homme de bien et de bon sens. Je vais te dire, et j’en fais le grand serment par Zeus : pendant que tu resteras ici, Ulysse reviendra et tu le verras de tes yeux, si tu veux, massacrer les prétendants qui jouent aux maîtres ici.

— Puisse le fils de Cronos accomplir cette parole, répondit le bouvier. Tu verrais alors ce que valent et ma force et le poids de mes bras.

 

Les prétendants sacrifièrent les grands moutons et les chèvres grasses, les porcs gras et la vache du troupeau. Ils firent griller les abats et les partagèrent, mélangèrent le vin dans les cratères. Le porcher répartit les coupes et Philaitios distribua le pain. Télémaque avait installé Ulysse près du seuil de pierre, avec un siège sans ornements et une petite table, une part d’abats à côté de lui et du vin dans sa coupe :

— Reste assis là à boire avec les hommes. Moi, je te garderai des injures et des coups des prétendants. Cette maison n’est pas un lieu public, c’est celle d’Ulysse. Vous, prétendants, du calme. Qu’il n’y ait ni querelle ni dispute.

— Encaissons la tirade, Achéens, dit Antinoos, même si elle est raide. Ce sont des menaces à présent ! Zeus fils de Cronos ne l’a pas permis, sinon nous l’aurions fait taire, malgré son éloquence.

On fit griller les morceaux de choix puis on les retira du feu. On partagea les parts pour un merveilleux festin et l’on plaça devant Ulysse la même portion que devant les autres, sur l’ordre de Télémaque.

Parmi les prétendants, il y avait un nommé Ctésippos, qui habitait à Samé, un impie, confiant dans ses biens immenses. Il s’adressa aux prétendants arrogants :

— Écoutez-moi, nobles prétendants. L’étranger a reçu sa part, comme nous. Il ne serait ni correct ni juste de léser les hôtes de Télémaque, quand ils viennent chez lui. Allons, moi aussi je veux lui faire mon présent d’hospitalité.

Il dit et lança de sa forte main un pied de bœuf qu’il avait pris dans une corbeille. Ulysse l’esquiva en penchant la tête et sourit en son cœur, sardoniquement. Le pied frappa le mur bien bâti.

Télémaque s’écria :

— Ctésippos, tu as de la chance de ne pas avoir atteint mon hôte. Car moi, je t’aurais atteint en plein de ma javeline pointue et ton père aurait préparé tes funérailles et non ton mariage !

Tous se taisaient. Agélaos fils de Damastor leur dit :

— Amis, ne bousculez ni l’hôte ni les serviteurs d’Ulysse. Mais je voudrais donner un conseil amical à Télémaque et à sa mère. Tant que votre cœur espérait voir revenir Ulysse, le bien avisé, dans sa maison, il n’y avait pas à redire si elle faisait attendre les prétendants. Mais maintenant il est clair qu’il ne reviendra plus. Allons, va t’asseoir près de ta mère et dis-lui tout cela.

Télémaque, en garçon avisé, lui dit en face :

— Agélaos, par Zeus et par les souffrances de mon père qui est mort ou qui erre à l’aventure loin d’Ithaque, je ne retarde pas ce mariage. Qu’elle épouse qui elle veut ! Mais j’ai scrupule à la contraindre à quitter la maison malgré elle.

Pallas Athéna alors déclencha un rire inextinguible chez les prétendants et frappa leur esprit. Ils riaient et le contrôle de leurs mâchoires leur échappait. Leurs yeux se remplissaient de larmes, leur cœur songeait aux sanglots. Les viandes paraissaient souillées de sang.

Alors le devin Théoclymène, un nouvel hôte de Télémaque, intervint :

— Pauvres malheureux ! Quel malheur vous frappe ? La nuit recouvre vos têtes, vos visages, vos genoux ; vos pleurs vous brûlent ; les murs et la charpente dégoulinent de sang ; le vestibule est plein de spectres, pleine aussi la cour ; ils s’en vont vers les ténèbres des Enfers ; le soleil s’éteint dans le ciel, l’obscurité de la mort recouvre tout.

Les prétendants éclatèrent de rire ; Eurymaque s’écria :

— Cet étranger perd la raison. Allons, les jeunes, conduisez-le dehors, puisque ici tout ressemble à la nuit.

— Eurymaque, répondit Théoclymène, pas besoin de me fournir de guides, j’ai mes yeux, mes deux oreilles, mes deux pieds et un cœur solide dans ma poitrine. Je vais les utiliser pour partir, car je vois le malheur qui s’approche et personne n’y échappera parmi les prétendants.

Et il quitta la maison.

Ces jeunes présomptueux, se regardant l’un l’autre, provoquaient Télémaque :

— Télémaque, personne n’a moins de chance que toi avec les hôtes ! Le premier, vagabond affamé de pain et de vin, n’est qu’un bon à rien ! Et voilà l’autre qui se lève et qui joue au devin ! Crois-moi, jetons ces étrangers dans un bateau bien garni de rames et expédions-les en Sicile, pour en retirer un gros prix.

Les prétendants parlaient, mais Télémaque ne s’en souciait pas.