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 CHANT VINGT ET UN

LE DÉFI DES HACHES ET DE L’ARC

C’est alors qu’Athéna, la déesse aux yeux d’aigue-marine, incita la fille d’Icare, la très sage Pénélope, à proposer aux prétendants le jeu de l’arc et des haches. Elle descendit de sa chambre par le haut escalier, tenant la belle clé de bronze à poignée d’ivoire. Elle se dirigea tout au fond de la maison, vers la resserre, avec ses suivantes ; c’est là que se trouvaient les trésors du roi, bronze, or et fer bien travaillé, là aussi l’arc à double courbure et le carquois plein de flèches porteuses de sanglots.

Quand elle fut arrivée au seuil de chêne qu’un menuisier avait poli savamment en y ajustant des montants et des portes luisantes, alors elle dénoua la courroie du crochet, introduisit la clé. Les verrous jouèrent ; comme mugit un taureau en pâture dans un pré, aussi fort mugissaient les belles portes et vite elles s’ouvrirent. La reine, alors, monta sur une marche et, se hissant sur la pointe des pieds, elle décrocha du clou l’arc, dans son étui brillant. Elle s’assit sur place et, tenant l’arc sur ses genoux, elle pleurait et sanglotait.

Elle rejoignit enfin les prétendants. Debout près d’un pilier du toit, encadrée par deux sages suivantes, elle ramena sur ses joues son voile brillant et dit :

— Écoutez-moi, vaillants prétendants qui avez attaqué cette maison, pour y boire et manger sans cesse ni trêve, parce que le maître est absent depuis longtemps. Votre prétexte, c’était de me faire la cour. Eh bien ! prétendants, voici l’épreuve, voici le grand arc du divin Ulysse. Celui qui parviendra à tendre l’arc et à décocher sa flèche à travers les douze haches, celui-là je le suivrai, quittant cette belle maison, celle de mon premier mariage, celle dont je me souviendrai toujours, même en rêve.

Elle dit et ordonne à Eumée, le brave porcher, de déposer auprès des prétendants l’arc et les fers de hache. Eumée pleurait et le bouvier pleurait aussi, de revoir l’arc du maître. Mais Antinoos les interpella :

— Paysans stupides, jolie paire de peureux ! Pourquoi pleurer et bouleverser cette femme ? Sa peine d’avoir perdu son époux est déjà bien assez grande. Restez et mangez en silence ou allez pleurer dehors en nous laissant l’arc. Ce sera une épreuve difficile pour les prétendants, car j’ai vu de mes yeux ce que valait Ulysse et je m’en souviens encore, j’étais pourtant petit enfant.

C’est ce qu’il disait mais, dans son cœur, il espérait bien tendre la corde et traverser les haches. En fait c’est lui que toucherait bientôt la première flèche partie des mains d’Ulysse.

 

Télémaque alors leur adressa la parole :

— Cessez de gagner du temps, ne différez pas plus longtemps l’épreuve de l’arc, voyons un peu ! Moi-même, j’essaierais bien cet arc : au cas où je l’armerais et traverserais les haches, ma mère n’aurait pas à quitter la maison, pour mon chagrin, pour suivre un autre homme et moi, je serais l’égal de mon père !

Sur ces mots, il rejeta son manteau de pourpre et détacha son épée de son fourreau d’épaule. Il disposa les haches droites à la file, en tassant la terre autour d’elles. Les Achéens furent surpris de le voir les disposer selon les règles ; pourtant, il ne l’avait jamais vu faire auparavant. Il alla se placer sur le seuil de la grand-salle et essaya l’arc. Trois fois il l’ébranla, mais trois fois la force lui manqua. Il l’aurait armé, en essayant une quatrième fois, mais Ulysse l’arrêta d’un signe. Alors Télémaque s’écria :

— Hélas, est-il dit que je serai un homme faible ou suis-je encore trop jeune pour me fier à mon bras et repousser un homme qui m’insulterait le premier ? Allons, vous qui me dépassez en force, essayez l’arc, poursuivons l’épreuve !

Sur ces mots, il déposa l’arc à terre, l’appuyant au panneau de la porte et plaçant la flèche contre le crochet. Alors le fils d’Eupeithès, Antinoos, leur dit :

— Debout, tous à la file, par la droite, commençons par le côté où l’on nous verse à boire !

Ainsi parla Antinoos et tous furent d’accord.

Léiodès se dressa le premier ; c’était leur devin, c’était lui qui était toujours assis tout au fond, près du cratère ; il était le seul à critiquer l’arrogance des prétendants. Il se plaça près du seuil et essaya d’armer l’arc. Il fatigua ses mains douces et délicates, mais n’y parvint pas. Il dit alors aux prétendants :

— Compagnons, je n’y arriverai pas, qu’un autre le prenne ! Mais nombreux sont les chefs auxquels cet arc va prendre et le souffle et la vie. Bien sûr en ce moment chacun espère encore épouser Pénélope. Mais quand il aura essayé l’arc et compris, qu’il courtise alors une autre femme parmi les Achéennes aux beaux voiles et lui offre des cadeaux. Quant à Pénélope, qu’elle épouse celui qui lui offrira le plus et sera envoyé par le destin !

Sur ce, il retourna s’asseoir. Antinoos l’interpella alors avec violence :

— Léiodès, quelle parole s’est échappée de la barrière de tes dents ? Tu me mets en colère quand tu prédis que cet arc prendra à de nombreux chefs et le souffle et la vie, simplement parce que tu ne peux pas le tendre ! Mais nous, les prétendants, nous allons y arriver !

Antinoos donne cet ordre à Mélanthios le chevrier :

— Vite, allume du feu dans la grand-salle, Mélanthios, place à côté un grand tabouret recouvert de peaux de moutons ; rapporte une grosse boule de suif pour que nous chauffions et graissions la corde, afin de réussir à tendre l’arc.

Mais malgré cela, les jeunes prétendants ne parvenaient pas à tendre l’arc, ils en étaient même bien loin. Bientôt il ne resta plus qu’Antinoos et Eurymaque, les chefs des prétendants ; c’étaient de beaucoup les plus forts. Eurymaque eut beau tourner et retourner et retourner l’arc en le chauffant à la lumière du feu, il ne put l’armer. Furieux il dit alors :

— Honte sur moi et sur vous tous ! Ce n’est pas tant ce mariage que je regrette, même si j’en ai chagrin. Il y a bien d’autres Achéennes, même à Ithaque. Mais sommes-nous donc tellement inférieurs à Ulysse, incapables de tendre son arc ? Beau sujet de moquerie pour les générations à venir !

Ulysse alors prit la parole :

— Écoutez-moi, prétendants de cette reine très glorieuse, donnez-moi l’arc bien poli pour que j’essaie, moi aussi, mes mains et ma force, pour que je voie si la vigueur de mes muscles est encore telle qu’avant ou si ma vie errante et le manque d’exercice l’ont anéantie.

Antinoos alors le prit à partie :

— Tu déraisonnes, misérable étranger, reste à boire sagement et ne cherche pas à rivaliser avec les jeunes gens !

La très sage Pénélope intervint alors :

— Antinoos, il n’est pas correct ni régulier que l’on vexe les hôtes de Télémaque, quels qu’ils soient.

Eurymaque, fils de Polybe, répondit :

— Fille d’Icare, très sage Pénélope, nous aurions honte d’entendre hommes et femmes, jusqu’au dernier des Achéens, aller répétant : ces faiblards courtisent la femme d’un héros sans reproche et ils ne sont même pas capables de tendre son arc poli, tandis qu’un vagabond passe à l’aventure, tend facilement l’arc et traverse les haches.

Mais Pénélope insista :

— Pour moi je vous le dis et c’est ce qui sera : si Apollon donne à l’étranger la gloire de tendre l’arc, je le vêtirai d’un manteau et d’une tunique, je lui donnerai un épieu pointu contre les hommes et les chiens, une épée à double tranchant, des chaussures, et je le ferai reconduire où son cœur le désirera.

Télémaque lui fit cette réponse avisée :

— Mère, cet arc, personne parmi les Achéens n’en est plus maître que moi, pour le donner ou le refuser à qui je veux. Retourne à ta chambre veiller à tes tâches, tissage et filage, et surveiller tes servantes. L’arc est l’affaire des hommes et d’abord la mienne. C’est moi qui suis le maître dans cette maison.

Tout émue, Pénélope regagna sa chambre, gardant dans son cœur les sages paroles de son fils. Elle rejoignit l’étage avec ses suivantes, pleurant encore Ulysse, son mari, jusqu’à ce qu’Athéna, la déesse aux yeux d’aigue-marine, vînt verser sur ses paupières un doux sommeil.

 

Eumée alla porter l’arc à Ulysse, puis il s’en fut dire à Euryclée, la nourrice :

— Télémaque t’ordonne, très sage Euryclée, de fermer les portes aux vantaux pleins dans la grand-salle ; si on entend des cris ou des chocs à l’intérieur, que personne n’y aille voir. Restez tranquillement à travailler.

Quant au bouvier, il était sorti en silence de la maison et avait fermé le portail de l’enceinte de la cour ; il y avait sous le porche un câble de marine en papyrus, il en lia les vantaux et revint s’asseoir à sa place.

Ulysse maniait l’arc, le retournant en tous sens, l’examinant sous tous les angles, craignant que les vers n’aient mangé la corne durant son absence. Chacun des prétendants disait à son voisin :

— Voilà un expert, un amateur d’arc. À voir comment ce vagabond le tourne et retourne dans ses mains, ou bien il en a un pareil en son logis, ou bien il a envie de s’en faire un.

Or, tandis que parlaient les prétendants, Ulysse plein de ruse avait équilibré le grand arc et tout examiné. Comme un aède, expert en cithare et en chant, tend aisément une corde sur une cheville neuve, ajustant aux deux bouts la corde de boyau bien tordu, c’est ainsi que, sans effort, Ulysse arma le grand arc ; de la main droite il pinça la corde qui chanta juste, comme un cri d’hirondelle.

Une grande terreur s’empara des prétendants, ils blêmirent ; Zeus déclencha un violent coup de tonnerre et Ulysse se réjouit de ce signe. Il prit la flèche rapide, déjà posée sur la table, les autres étaient restées dans le carquois et les Achéens allaient pouvoir bientôt en goûter. La posant contre la poignée de l’arc, il tira à lui l’empennage et la corde, de sa place, assis sur son siège. Visant droit il décocha son trait, sans manquer le premier anneau des haches. Sans dévier, la flèche, lourde tête de bronze, passa à travers toutes les haches.

Ulysse s’exclama :

— Télémaque, cet étranger fait-il honte à ta demeure ? Je n’ai pas manqué le but, je n’ai pas fatigué à armer l’arc ! Mais c’est maintenant l’instant de préparer un souper d’un autre genre pour les prétendants.

Ce disant, Ulysse fit signe à son fils qui mit à l’épaule son épée aiguë et saisit sa lance armée de bronze sombre.