POUR ENTRER DANS LE MONDE DE l’ODYSSÉE

À la différence de celui de L’Iliade, le monde de L’Odyssée est un univers de petites gens pour qui le premier souci est de se remplir le ventre. Paysans et marins côtoient les nobles dont le luxe est de manger de la viande tous les jours. Ulysse lui-même est un petit prince, un paysan dont la fierté est de faucher plus longtemps qu’un autre et de tracer plus droit son sillon.

Les palais de Ménélas et d’Alcinoos conservent l’éclat des civilisations crétoise (XXe-XVe siècle av. J.-C.) et mycénienne (XVIe-XIIe siècle av. J.-C.), mais la demeure d’Ulysse n’est qu’une grande maison paysanne, avec un beau tas de fumier à côté de la porte. La maison possède une cour de terre battue, entourée d’un mur d’enceinte percé d’un large portail. La pièce principale est le mégaron, vaste salle à colonnes où se déroulent banquets et réceptions. Cette grand-salle n’est éclairée que par quelques embrasures et l’ouverture de la porte. Elle est chauffée – et enfumée – par le foyer placé en son milieu. Autour du mégaron sont disposées la salle du trésor royal, la chambre conjugale, la chambre du grand fils et les pièces réservées aux suivantes. L’appartement particulier de Pénélope, lui, se trouve au premier étage.

Éparpillés sur des îles nombreuses et circulant difficilement dans ces contrées montagneuses, les Achéens empruntent leurs bateaux pour se rendre d’un point à un autre de la côte ou d’île en île. Longs et effilés, ces bateaux sont pontés et peuvent embarquer jusqu’à cinquante rameurs. On les appelle « bateaux noirs » à cause de leur coque rendue étanche à la poix. Les flancs, ou bordés, sont peints en rouge et la proue est bleu sombre. Elle est recourbée, comme la poupe sur laquelle se trouvent le capitaine et le pilote. Celui-ci manœuvre la rame qui sert de gouvernail. Si elles avancent remarquablement vite, ces embarcations tiennent mal la mer et il faut les tirer sur la plage quand on accoste. Pour repartir, on les pousse vers un trou d’eau, puis l’équipage embarque et rame jusqu’à un endroit où l’on peut hisser la voile et se laisser porter par la brise. Il existe aussi des navires marchands, plus larges et plus stables, qui marchent surtout à la voile mais qui possèdent également un équipage de vingt rameurs.

La circulation entre les îles et les cités exige que les voyageurs ne soient ni molestés ni dépouillés, et qu’on leur porte secours quand ils sont en détresse. Dans ce monde brutal, l’hospitalité est la seule garantie qu’un naufragé puisse obtenir. La langue grecque utilise d’ailleurs le même mot pour désigner l’étranger et l’hôte, l’invité. Le voyageur se présente en suppliant devant la personne dont il espère la protection ; il s’agenouille, lui entoure les genoux d’une main et lui saisit le menton de l’autre. Si l’étranger est un riche personnage, les cadeaux sont de rigueur et les liens ainsi établis sont si forts qu’ils durent plusieurs générations. La courtoisie veut qu’on laisse l’hôte se baigner et se restaurer avant de le questionner sur son nom, sa famille et sa cité. Le système de l’hospitalité permet les échanges entre peuples civilisés et c’est pourquoi Zeus la protège tout particulièrement. Ignorant cette loi, les Cyclopes, eux, vivent à l’état sauvage.

Dans le monde de L’Odyssée, les femmes jouent un rôle déterminant. Ce sont des déesses qui reçoivent Ulysse ; mais c’est aussi Nausicaa qui accueille le naufragé sur l’île, et c’est sa mère, Arété, qui régit tout dans la maison. C’est Pénélope, enfin, qui tient tête aux prétendants depuis trois ans et parvient à retarder le mariage grâce à des ruses multiples. Convoitée pour sa beauté, Pénélope l’est aussi parce qu’elle est reine ; en l’épousant, Antinoos deviendrait roi d’Ithaque…

À côté de ce monde étriqué, l’univers merveilleux des récits d’Ulysse fait éclater de vives couleurs. Ses fanfaronnades de vétéran de la guerre de Troie nous font pénétrer dans l’atmosphère héroïque des combats devant la cité de Priam, des raids de pirates sur le delta égyptien. Mais ce sont surtout les contes narrés avec tant de talent par Ulysse chez les Phéaciens qui nous conduisent dans cet autre univers où les déesses tombent amoureuses des héros, où les magiciennes changent les hommes en bêtes, où l’on enferme les vents dans une outre, où les mortels peuvent descendre tout vifs aux Enfers… et en revenir. Le chiffre rituel de neuf jours détermine l’entrée d’Ulysse dans cet univers, et sa sortie. Neuf jours de tempête avant de pénétrer dans cet outre-monde, neuf jours encore avant d’arriver sur l’île des Phéaciens, qui sert de « sas » entre le monde des merveilles et la vie quotidienne à Ithaque.

Contrairement à ce que l’on croyait au début du siècle, la Méditerranée occidentale était connue des navigateurs achéens du XIIe siècle av. J.-C. qui y ont laissé des traces de leur passage. Il est donc vain de chercher dans L’Odyssée des instructions nautiques qui indiqueraient à des ignorants les routes maritimes et les escales.

Notre Odyssée, censée décrire l’époque du retour de la guerre de Troie, soit vers 1240 av. J.-C., se constitue en fait vers 725 av. J.-C., plus de cinq siècles après la prise de Troie. Elle présente un monde composite où voisinent les mœurs du temps d’Homère, les vestiges des splendeurs du XIIIe siècle et des contes de marins plus anciens encore. Plutôt que d’y chercher les reflets d’un monde disparu, il vaut mieux se laisser prendre aux mirages de l’imagination du poète.