Les lames de deux bâtons de hockey s’entrechoquèrent violemment, propulsant une balle de tennis effilochée haut dans les airs.
Une dizaine de types, chacun serrant son bâton, s’immobilisèrent, les yeux levés vers le ciel, attendant la chute de la balle. Lorsqu’elle retomba, ce fut la ruée.
Ils s’affrontaient au milieu d’un terrain vague de terre battue sur les hauteurs de Ramallah. Leur aire de jeu était délimitée d’un côté par la rue et, pour les trois autres, par des murs lépreux couverts de graffitis rédigés en arabe. Au loin s’étendait le panorama rocailleux des collines de Cisjordanie.
Les joueurs d’une équipe chargeaient maintenant vers l’un des buts. Un colosse chauve dirigeait l’assaut et il fonçait comme une locomotive dont les freins avaient lâché. Au moment où il allait tirer, un joueur adverse effectua un vol plané et harponna la balle du bout de son bâton avant d’aller rouler sur lui-même dans un nuage de poussière.
La manœuvre arracha quelques cris admiratifs.
Celui qui avait sauté se releva d’un bond et cessa de bouger le temps d’évaluer la situation. Il n’était pas le plus jeune d’entre eux. Des rides rayonnaient de chaque côté de ses yeux bleu clair. Il portait les cheveux mi-longs, noués sur la nuque. On pouvait deviner que son front avait déjà été mieux garni. Son dernier rasage remontait visiblement à plusieurs jours.
Comme un chat, il pivota sur lui-même pour capter une passe venue de sa défense et fonça à son tour vers le filet adverse. Un défenseur lui faisait face. Il feinta. La balle frappa une pierre et dévia de sa trajectoire. Il tendit un bras, la rattrapa de justesse et s’élança d’un revers désespéré. La balle trouva le fond du filet, ce qui déclencha les acclamations de son équipe.
Les autres de son camp se massèrent autour de lui, les uns lui frappant dans la main, les autres lui assénant de petits coups de bâton sur les cuisses. Il était grand et plutôt mince. Lorsqu’il se remit à courir vers sa zone en sautillant avec ses baskets, on aurait dit qu’il y avait quelque chose de caoutchouteux dans sa démarche.
La balle n’avait pas encore été remise au jeu quand les joueurs entendirent les sirènes des voitures de police.
Ils s’avancèrent vers la rue pour mieux voir.
Ils étaient de nationalités apparemment très diverses. Certains étaient arabes. Il y avait une tête rousse et une autre crépue. Tous portaient sur leur chandail un logo étonnant : ils avaient copié celui du Parti de Dieu libanais, le Hezbollah, sauf que le poing levé ne brandissait pas, comme sur l’original, une kalachnikov, mais plutôt un bâton de hockey. Pour tout équipement, la plupart n’avaient que des gants de protection. Les mieux pourvus avaient des genouillères et des casques.
Ils aperçurent, venant du bout de la rue, trois véhicules de police qui roulaient vers eux, précédés par deux motos d’escorte, tous gyrophares en action.
Arrivé à la hauteur du terrain vague, le convoi s’immobilisa comme s’il était arrivé à destination. Le premier motard, casqué et moustachu, coupa son moteur et demanda en anglais :
— Lequel d’entre vous est Paul Carpentier ?
Il y eut un instant de silence qui vint peser sur tous. Les regards des joueurs devinrent instantanément plus hostiles.
— C’est moi, dit celui qui venait de marquer un but.
— Vous devez nous suivre, déclara le policier.
Le dénommé Carpentier le regarda, interrogatif, conscient de la présence de ses camarades qui resserraient les rangs autour de lui.
Il n’avait aucune envie d’obéir à cette injonction. Mais il se sentait fortement intrigué. Ces policiers portaient l’uniforme de la Garde nationale palestinienne. Quelle qu’ait été leur intention, cela laissait présager des ennuis importants.
— Dites-moi d’abord pour quelle raison.
Le policier se retourna vers la première voiture derrière lui. On devina des ombres qui gesticulaient derrière les vitres teintées. Puis, une portière s’ouvrit.
— Ça va, laissez-moi sortir. Ils ne me mangeront pas ! clama en anglais une voix de femme venue de l’intérieur de la voiture.
Une dame d’un âge avancé en sortit, semblant se battre avec la portière, tandis que le policier descendu de sa moto se précipitait pour la lui tenir ouverte.
Son apparition fit écarquiller les yeux à ceux qui étaient là.
Elle portait un tailleur noir strict, un chapeau de paille assorti et un sac à main en cuir verni ; un rang de perles volumineuses pendait à son cou. Elle balaya les joueurs d’un regard bleu vaguement condescendant, et cette vision arracha un cri à Carpentier.
— Sarah !
Il parut le plus étonné des hommes. Il venait de voir débarquer la femme qui payait son salaire et à qui il avait omis de se rapporter depuis des jours.
— Il m’a fallu du temps pour vous trouver… Mais le colonel Omar est un homme aussi efficace que galant, dit-elle avec le sourire en se tournant vers l’officier qui venait de descendre à son tour.
Celui-ci porta la main droite à son cœur pour le saluer.
Carpentier bafouilla en se tournant vers le reste de l’équipe et commença les présentations.
— Madame Sarah Steinberg, je vous présente mon ami Samer. C’est lui qui a monté cette équipe.
Samer, le grand chauve, sourit de tout son être.
— Il travaille comme cameraman pour la télévision canadienne. Et comme il connaît tous les Canadiens ici, il leur a lancé le défi de former la première équipe de hockey en Palestine !
Sarah Steinberg sourit aimablement devant une entreprise aussi gamine pendant que Carpentier faisait le tour de chacun de ses camarades pour les lui présenter.
• • •
Le cortège policier remontait maintenant une des côtes abruptes qui forment le paysage de la capitale provisoire des Palestiniens. Le colonel Omar avait pris place devant, à côté du chauffeur. Sur la banquette arrière, Sarah Steinberg se mit à admonester Paul Carpentier. Dix jours sans allumer son cellulaire ! Dix jours sans laisser d’adresse !
— J’avais pris soin de vous prévenir, dit Carpentier, comme pour s’excuser.
— Mais oui ! Une seule phrase sur le répondeur : « Je serai absent pour une période indéterminée. »
— Tout de même, j’avais ajouté de ne pas vous inquiéter…
— Ah ! Mais quelle attention délicate ! Ce que vous pouvez être loquace quand vous décidez d’en mettre !
Carpentier s’esclaffa et Sarah l’imita brièvement avant de se recomposer un visage plus sévère.
— Où pouvons-nous parler sérieusement ? Et discrètement ?
Les voitures et motos débouchèrent bientôt dans une petite rue sur les hauteurs.
— J’habite ici, dit Carpentier en désignant une habitation cossue. C’est la maison de Samer.
Les voitures s’arrêtèrent, et ils se dirigèrent vers l’édifice.
— Vous voyagez souvent sous escorte de la Garde nationale palestinienne ? demanda Carpentier quand ils se furent éloignés des policiers.
— Tout s’achète, Paul. Sauf vous, bien entendu. Je vous paie assez cher pour le savoir !
Paul Carpentier accueillit cette pique plutôt flatteuse avec le sourire. Il était vrai qu’il était fort bien rémunéré et que, s’il avait abandonné une vie de journaliste indépendant afin de venir travailler avec cette femme pour la fondation qu’elle s’activait à mettre sur pied en Israël, il n’en avait pas moins gardé une grande liberté. Il lui vouait en retour un immense respect.
C’était à cause de Sarah Steinberg que Paul Carpentier avait accepté, deux ans auparavant, de venir vivre dans ce pays du Moyen-Orient et d’y transplanter sa famille. L’amitié de Paul et de Rachel pour Sarah avait pesé lourd dans cette décision. Cette amitié remontait à près de deux décennies quand, en Afrique du Sud, aux derniers jours du régime d’apartheid, leurs routes s’étaient croisées et que Sarah avait contribué à sa façon à la naissance de leur amour.
Elle était alors la femme du magnat sud-africain du diamant Max Steinberg. Elle en était désormais la veuve et l’héritière richissime. Sa fortune personnelle s’élevait à plusieurs milliards de dollars.
Sarah Bloomenfeld-Steinberg avait décidé de mettre son argent au service de la rédemption de son pays d’adoption – Israël. Elle était convaincue que celui-ci se dirigeait vers l’abîme si les Juifs qui avaient de l’argent et du pouvoir d’influence ne commençaient pas à agir pour que cesse l’occupation de la Palestine, sa colonisation et les conséquences inévitables de cette politique. « J’ai vu mourir un apartheid. J’en vois naître un autre », répétait-elle souvent.
La Fondation Steinberg pour la paix, qu’elle avait créée, était sans aucun doute la seule organisation pacifiste à avoir son siège social dans la tour de la Bourse du diamant, à Ramat Gan, en banlieue de Tel-Aviv.
Elle avait eu besoin d’embaucher un agent de confiance et elle s’était naturellement tournée vers Paul Carpentier. Celui-ci avait fini par accepter son offre.
Ils se retrouvèrent dans un salon couvert de tapis, chacun assis dans un des fauteuils alignés le long des murs selon la mode arabe. Sarah enleva son chapeau et le déposa sur un fauteuil à côté d’elle avant de se tourner vers Carpentier.
— Paul, pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ?
— La situation ne le permet pas.
Celle-ci tenta d’insister mais se fit immédiatement interrompre.
— Sarah, je sais que vous voulez notre bien. Mais Rachel m’a congédié. Elle m’a foutu à la porte. Alors, le dossier est clos. Parlons d’autre chose. C’est pour ça que vous êtes venue me trouver ici ?
— Vous connaissez un Canadien du nom de Pierre Boileau ?
— Bien sûr, répondit Carpentier, surpris d’entendre prononcer ce nom ici. Il a été mon professeur de droit international, puis il est devenu haut fonctionnaire du Canada. Pour autant que je sache, il est toujours directeur de l’Agence canadienne pour la démocratie. C’est une organisation paragouvernementale dont le but très excitant est de disséminer les « valeurs canadiennes » dans le monde…
Sarah l’interrompit :
— Je sais ce qu’est l’Agence canadienne pour la démocratie, Paul. Ils financent plusieurs ONG chez les Palestiniens, de même que des groupes israéliens de défense des droits que moi-même je soutiens. Vous êtes lié comment à ce Boileau ?
— Nous sommes restés amis… de loin.
— Eh bien, je suis désolée de vous apprendre que votre ami est mort.
Paul Carpentier accusa le coup en silence, dévisageant Sarah. Mais tout de suite, il sut qu’il y avait davantage qu’un avis de décès dans cette déclaration. Sarah Steinberg ne s’était assurément pas déplacée en territoire palestinien sous escorte policière pour lui annoncer la mort d’un ami qu’il n’avait pas revu depuis au moins deux ans…
— Comment est-il mort ?
— Assassiné.
— Assassiné ? !
— Il y a trois jours… Et si vous ne vous étiez pas débranché la cervelle de tout ce qui se passe dans le monde, vous en auriez entendu parler. L’affaire crée un certain bruit au Canada car, après tout, Boileau dirigeait une agence publique. Il a été tué par balles dans la bande de Gaza. On l’a retrouvé au petit matin dans une impasse de Jabaliya. Cela a été confirmé par les Nations Unies qui s’occupent en ce moment des formalités liées au transfert de la dépouille en vue de son rapatriement au Canada.
« Quelle étrange nouvelle », songea Paul. Pierre Boileau était le type même de l’honnête homme. Il avait été un professeur cultivé, soucieux du droit, amateur de débats, drôle… Mais il était aussi, fondamentalement, un homme rangé. Il ne l’avait jamais vu autrement qu’en blazer marine, cravate ajustée. Il avait peine à l’imaginer gisant, le corps troué, dans une ruelle sordide d’un camp de réfugiés.
Si la bande de Gaza était la forteresse du radicalisme palestinien, le camp de Jabaliya en était le cœur spirituel, un bastion d’irréductibles descendants de réfugiés. Le Hamas et le Jihad islamique s’y disputaient les fidèles et les candidats au martyre. Il était difficile de concevoir ce qu’y faisait un fonctionnaire d’une agence du gouvernement du Canada.
Paul Carpentier connaissait Gaza qu’il avait visitée nombre de fois, naguère comme journaliste, puis, plus récemment, en tant qu’émissaire de la femme qui se trouvait devant lui. Sarah Steinberg le payait pour qu’il voyage en son nom partout où il était soit interdit, soit trop dangereux pour un Israélien de mettre les pieds. Ce qui, somme toute, faisait pas mal d’endroits au Moyen-Orient.
— Rien n’indique que son meurtre ait eu quoi que ce soit à voir avec ses fonctions…
Carpentier fronça les sourcils.
— Sauf que vous ne seriez pas ici si vous n’étiez pas convaincue du contraire…
— Je ne peux rien prouver. Mais Pierre Boileau avait pris contact avec moi à partir de Gaza pour solliciter un rendez-vous urgent, en disant qu’il préférait ne pas mentionner ses raisons au téléphone.
Sarah Steinberg ouvrit son sac au cuir luisant et y plongea la main. Il lui fallut un moment pour en brasser le contenu et trouver ce qu’elle cherchait. Elle en ressortit une clef USB qu’elle tendit à Paul.
Celui-ci la prit et la considéra un moment : Sarah indiqua du doigt le minuscule objet.
— Ceci contient une tonne de fichiers de correspondance de même que des rapports internes du gouvernement du Canada portant spécifiquement sur Pierre Boileau, y compris des échanges avec le Conseil privé, c’est-à-dire le bureau de votre premier ministre…
— Je n’ose pas vous demander comment vous vous les êtes procurés.
— De manière très cachère en fait. Tout ce qu’il y a de plus légal. Ces documents ont été obtenus par Boileau lui-même et m’ont été transmis par une tierce personne. Votre ami se savait menacé. Peut-être pas de perdre la vie, mais à tout le moins de perdre son job. Depuis quelques mois, il avait le lobby sur le dos…
Sarah n’avait pas besoin de préciser de quel lobby il s’agissait.
— Le lobby en mène très large chez vous, Paul. Avec pour résultat que votre gouvernement a entrepris le grand ménage dans tout ce que le pays compte d’organismes qui bénéficient de fonds publics et qui sympathisent un peu trop avec la cause palestinienne. Une sorte de maccarthysme est en train de s’installer. Même vos bonnes Églises chrétiennes se font couper les vivres dès qu’elles osent organiser une conférence sur les Palestiniens. L’Agence canadienne pour la démocratie n’a pas échappé à la purge, comme vous le verrez en lisant ces documents très instructifs : tout se passe en coulisses. C’est un travail de sape patient mais très efficace. Le gouvernement a commencé par changer la composition du conseil d’administration de l’agence de Boileau à mesure que les précédents administrateurs arrivaient au terme de leur mandat. Et qui sont les nouveaux élus ? Ils proviennent tous de la même constellation : dirigeants des Amitiés Canada-Israël, chrétiens évangélistes… Le nouveau président du conseil se nomme Saul Hoffman. Pour vous donner une idée du type, il vient passer ses vacances dans la colonie de Gush Etzion.
Paul Carpentier fit une moue de dédain. Il n’avait pas besoin de longues explications sur ce que ces manœuvres pouvaient signifier pour un administrateur, fût-il un gestionnaire expérimenté de la fonction publique. L’organisme dont Pierre Boileau était le directeur exécutif s’était fait imposer une tutelle, et ce, dans le cadre d’un nettoyage idéologique. Il avait dû passer un moment assez désagréable.
— Boileau a vécu un enfer depuis un an, poursuivit Sarah comme si elle lisait dans ses pensées. Chacun de ses gestes a été scruté par le conseil d’administration dont les séances sont devenues des interrogatoires. On l’a accusé de subventionner le « nouvel antisémitisme » – c’est ainsi qu’on appelle désormais la critique d’Israël, dit-elle en levant les yeux au ciel. C’est un scandale, Paul ! Son président,Saul Hoffman, lui a même reproché d’avoir serré la main d’un diplomate iranien lors d’un forum à Genève ! Ils voulaient sa peau. Mais Boileau s’est accroché.
Paul considéra ces informations qui déboulaient pêle-mêle dans sa tête. Il revoyait Pierre Boileau, un intellectuel désintéressé et intègre. C’est ainsi qu’il l’avait connu et apprécié.
— Je voudrais, premièrement, que vous vous rasiez, et ensuite que vous partiez sans tarder pour le Canada pour que nous découvrions les motivations de Boileau lorsqu’il a entrepris son voyage, poursuivit Sarah. Quelle était cette information qu’il voulait nous confier.
Paul se rebiffa.
— Ma vie privée est dans l’état que vous savez…
— Je ne sais rien, justement, car vous ne voulez rien m’en dire !
— Sarah, si je pars pour le Canada, ce sera pour m’éloigner d’ici à tout jamais, et surtout pas pour me replonger dans les problèmes israélo-palestiniens. D’ailleurs, avant même de vous voir débarquer ici, je me préparais à vous envoyer ma démission. En fait, je ne travaille plus pour vous. Je suis désolé.
Paul était soulagé d’avoir enfin énoncé ce qui lui trottait dans la tête depuis un bon moment. Mais il se sentait tout de même triste de voir se consommer ainsi sa rupture avec cette septuagénaire qu’il admirait et aimait sincèrement.
Le visage de Sarah ne sut pas réprimer la vague de déception que ces paroles firent déferler sur elle.
« J’ai aimé ce travail », songea Paul.
Mais Israël était devenu en même temps son cauchemar, la source de ses ennuis et de l’éclatement de sa famille. Il voulait quitter ce pays. Pour ne plus y revenir.
Sarah se leva et replaça son chapeau.
— Vous ferez cette enquête, Paul. Si vous ne le faites pas pour moi, vous le ferez au moins pour votre ami Boileau. Du moins par respect pour ses dernières volontés…
— Bon, encore un punch ?
Sarah eut un petit soupir amusé, comme si elle savourait déjà quelque victoire anticipée.
— Si ce monsieur Boileau s’est adressé à mon bureau, ce n’est pas parce qu’il voulait me voir, moi. En fait, comme nous tous ces derniers temps, il avait perdu votre trace. Bref, Pierre Boileau ne venait pas en Israël pour me rencontrer. La veille de sa mort, il était passé chez vous. Il venait pour vous voir !