— La question se pose ainsi : Boileau était-il, oui ou non, représentant du Canada lorsqu’il s’est rendu à Gaza ?
Les regards se tournèrent vers le visage de jeune premier du chef de cabinet Nigel Strong, qui avançait le torse, les avant-bras posés sur la grande table en acajou autour de laquelle le ministre des Affaires étrangères, Peter Craig, et sa garde rapprochée s’étaient réunis. Le portrait de Sa Majesté Elizabeth II d’Angleterre présidait à la réunion, mais un drapeau canadien oublié dans un coin de la pièce permettait de croire que l’on se trouvait bien à Ottawa.
Le Service canadien du renseignement de sécurité, le SCRS, avait dépêché un de ses agents supérieurs du nom de Tom Gallagher, engoncé dans un costume de couleur taupe. On avait aussi fait venir de Ramallah Barbara Fowler, la représentante du Canada auprès de l’Autorité palestinienne.
— Les circonstances nous donnent la latitude de dire qu’il s’y trouvait à titre privé, poursuivit Strong de sa voix de présentateur de télévision. N’oublions pas que les fonctionnaires canadiens ne sont autorisés à entrer sur le territoire de Gaza que s’ils sont escortés par un policier militaire. C’est une escorte non armée, bien entendu, mais cette présence est requise pour tous les officiels canadiens. Or, Boileau n’en avait pas…
— Mais ne risque-t-on pas de susciter un surcroît de curiosité à son endroit s’il appert qu’il était en contravention des règles et que nous désavouons sa mission ? objecta Frédéric Cormier, l’attaché de presse au nœud papillon et aux cheveux ondulés au gel « tenue extra-forte ». Jusqu’à preuve du contraire, Boileau paraît avoir été tué par des criminels alors qu’il se trouvait dans un secteur mal famé d’un territoire que la communauté internationale considère généralement comme une zone de non-droit, une sorte de Somalie arabe. Regrettable, mais plausible.
— Gaza n’est pas un endroit particulièrement dangereux en termes de sécurité publique, rectifia Fowler, la déléguée canadienne en Palestine. On est loin du coupe-gorge que les gens imaginent…
— Justement, laissons-les imaginer, dit Cormier en pelletant des nuages de la main. Si cette mort corrobore leurs préjugés, ce n’est pas à nous de les persuader qu’ils ont tort et que Gaza est un endroit où il fait bon se promener seul dans les rues au clair de lune.
Le ministre Craig reprit les rennes de la discussion avec l’autorité naturelle que lui conférait sa carrure de footballeur :
— Je vais m’arranger avec la formulation du compte-rendu. Mais je voudrais bien qu’on fasse le point sur ce qui s’est vraiment passé. Barb ?
Barbara Fowler sentit le poids de l’attention qui retombait sur elle.
Elle était la plus jeune et la seule femme autour de la table. Être blonde était un handicap dont elle semblait s’accommoder, si on en jugeait par la longue torsade de cheveux dorés qu’elle laissait retomber sur sa poitrine. Elle n’était pas maquillée et affectait une attitude studieuse en penchant ses yeux bleus, derrière ses fines lunettes, sur ses notes.
De tous ceux qui se trouvaient là, elle était celle qui avait le plus à perdre avec cet incident. Ramallah était son premier poste de chef de mission. Et l’affaire Pierre Boileau était le ressort qui se tendait sous son siège éjectable : un sujet d’enquête journalistique dont on pouvait facilement remonter le fil jusqu’à elle.
Pierre, je vous aime.
Non, elle ne l’avait pas dit.
Ou plutôt si… « Mais c’était il y a longtemps, à mes débuts au ministère », plaidait-elle dans sa tête.
Elle n’avait pas attendu qu’on la rappelle à Ottawa pour sauter dans l’avion. Un coup de fil au ministre Peter Craig avait suffi à la dédouaner.
— Je ne veux pas diminuer la valeur de nos services, monsieur le ministre, dit-elle en se retournant cependant vers le représentant du SCRS. Mais pour tout ce qui a trait à Gaza, nous sommes complètement dépendants de nos amis du renseignement israélien et de l’Autorité palestinienne de Ramallah qui, malgré sa rupture avec le Hamas à Gaza, conserve des réseaux d’informateurs sur ce territoire. Des deux côtés, ils reconnaissent qu’il s’agit d’un incident critique du point de vue canadien et ils nous assurent qu’ils vont tout mettre en œuvre pour en savoir plus. Mais nous ne pouvons pas compter sur une collaboration enthousiaste des Palestiniens. Ils nous en veulent toujours pour notre campagne contre leur accession à l’ONU…
Elle regretta aussitôt ce préambule superflu qui semblait avoir pour but de la disculper des insuffisances du rapport plutôt chiche qu’elle allait leur servir.
— Pierre Boileau, poursuivit-elle, a reçu cinq balles, vraisemblablement de kalachnikov, en pleine poitrine vers 23 h 45 dans la nuit de dimanche à lundi. Cela s’est passé dans une ruelle à deux pas de la place centrale de Jabaliya. C’est une banlieue de la ville de Gaza, si l’on peut dire, peuplée en grande partie de réfugiés de 1948 et de leurs descendants. Le calibre de l’arme – ou des armes – du crime est de peu d’importance compte tenu du fait que c’est le fusil universel là-bas. Et si on retrouvait les balles, il n’y aurait aucune analyse balistique possible à Gaza. Il n’y a bien évidemment eu aucune autopsie.
— Et pas d’enquête non plus ! ironisa le chef de cabinet.
— Au contraire, Nigel, reprit Fowler. Nous ne reconnaissons pas officiellement qu’il y a une police à Gaza, mais… l’enquête a été confiée à l’inspecteur en chef de la criminelle – ce n’est pas son titre exact –, Mohammed Hanyeh. C’est un policier d’expérience qui a été formé en Égypte, dans les Émirats, à Londres et… au Canada.
L’information déclencha une vague de rires dissimulant les calculs que chacun faisait pour tenter d’évaluer les conséquences possibles de cette information.
— Pour le moment, c’est tout, conclut la diplomate en reculant sur son siège et en attendant les attaques.
Elle se sentait vulnérable. Le fait qu’elle ait connu Pierre Boileau l’exposait à tous les dangers. Pour le moment, elle seule savait. Mais pour combien de temps ?
Ils sont dans ce café proche du marché By. Pierre est élégant, comme toujours.
Elle a les yeux rougis car elle sait ce qu’il va lui dire.
Pourtant, il ne le lui dit pas.
Pierre n’est pas du genre à vouloir provoquer une scène avec sa maîtresse en public.
Il ne lui dit donc pas que plus rien ne les liera désormais. Non. Il a plutôt cette sorte de lâcheté qui consiste à lui dire ce qui va subsister entre eux. Et que même s’ils n’échangeront plus les caresses des amants, ils seront unis par-delà l’union de leurs corps, par une fidélité commune au secret partagé.
Ce secret, elle en est désormais dépositaire. Et si elle le pouvait, elle le passerait au broyeur à déchets.
Qu’était-il allé faire à Gaza ? Le seul fait de traverser sans escorte lui aurait valu un billet de retour immédiat et un blâme de premier niveau. Dans le service, elle pourrait faire passer cette escapade sur l’indiscipline bien connue des Frenchies, qui avaient la réputation d’être des cowboys en matière de sécurité et de bafouer allègrement les règles au nom de leurs bonnes relations avec les locaux. Mais on ne faisait surtout pas ça à Gaza, entité classée terroriste à la puissance 10. Avant de s’envoler pour Ottawa, elle avait rédigé là-dessus une note de service bien sentie à tout le personnel de la délégation canadienne en Palestine.
Elle connaissait cependant assez Pierre Boileau pour soupçonner que son motif était grave. Tout cela était sans doute en lien avec la disgrâce dont il était l’objet et qui alimentait la rumeur dans les cercles du ministère.
— Et ses effets personnels ? demanda Gallagher, l’homme du SCRS. Nous les avons ?
— Non, répondit Fowler. Nous les avons réclamés par l’intermédiaire de l’ONU qui s’est fait répondre par les autorités du Hamas que ses bagages étaient nécessaires à la poursuite de l’enquête.
— Foutaises ! lança une voix.
— Cela signifie que le Hamas a désormais en main un ordinateur portable de notre ministère. Je ne crois pas qu’ils aient la possibilité de briser les codes d’accès, mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils le fassent passer aux mains des Iraniens qui, eux, peuvent y arriver.
Un silence. Comme si chacun autour de la table tentait de faire appel à des forces ésotériques capables de lui faire voir dans les tréfonds du laptop de Pierre Boileau les lourds secrets qu’il détenait.
Barbara Fowler enchaîna :
— J’ai par ailleurs une demande de renseignement qui nous est venue d’Israël il y a deux heures à peine…
Tom Gallagher releva la tête. Comment se faisait-il qu’une demande passe par le bureau de cette fille ? Il était aux aguets.
— Cette demande concerne un Canadien.
Le ministre Craig leva à son tour un sourcil.
— Il se nomme Paul Carpentier.
Elle laissa planer un silence sur ce nom.
— Une recherche préliminaire nous indique qu’il s’agit d’un ancien journaliste qui vit en Israël. Il est consultant, si je peux employer cette expression, pour la Fondation Steinberg. J’ai préparé une note sur ce groupe.
Elle défiait cette fois Gallagher.
— Et j’ai aussi transmis par écrit au SCRS, quelques minutes avant notre réunion, une demande de suivi sur ce sujet…
— Elle aura une suite, dit simplement l’agent qui tenait encore à la main le iPhone sur lequel il venait de pianoter le nom de Carpentier.