Sarah Steinberg abandonna voiture et chauffeur devant la maison de pierre et contourna celle-ci par un petit sentier de gravier. Elle se dirigea vers l’appentis qui, derrière la maison de Paul et de Rachel, servait d’atelier.
Elle savait qu’à cette heure matinale, Rachel y travaillait.
Parvenue au seuil de la porte, elle regarda par la fenêtre et s’arrêta pour mieux imprimer dans sa mémoire l’image qui s’offrait à elle.
Rachel était assise à son chevalet, complètement absorbée par ce qu’elle faisait. Une longue jupe de coton blanche très légère frôlait ses pieds nus. Ses sandales dénouées traînaient sur le plancher de lattes. Elle portait une simple camisole ajustée de couleur olive, maculée de peinture. Une tache violacée bariolait son épaule. Elle avait remonté ses longs cheveux noirs sur sa tête en un chignon négligé et elle semblait porter sur la toile devant elle un regard sévère.
Sarah resta un moment à l’observer. D’où elle se trouvait, elle ne pouvait pas voir ce que Rachel était en train de peindre, mais l’anticipation de le découvrir dans quelques instants lui procurait un plaisir d’enfant. Elle cherchait le mot juste qui puisse décrire à la fois l’émotion qui se dégageait de l’œuvre de cette femme et l’énergie au travail qui semblait la consumer en cet instant même…
Fureur spirituelle.
Oui, c’était bien cela : une fureur spirituelle.
Elle frappa.
Le visage de Rachel se transfigura en l’apercevant et elle vint l’accueillir à bras ouverts. L’effusion entre ces deux femmes n’était pas que politesses.
— Je n’ai pas pu résister ! Je voulais voir…
— Venez, Sarah. Ce n’est pas terminé mais…
— Oooooh !
Sarah retrouva pour la centième fois l’émerveillement que suscitait chez elle l’immense talent de Rachel. La toile qui venait d’apparaître sous ses yeux faisait danser – se tordre de douleur, aurait-elle dit – des formes fantomatiques. Ces êtres, étranges par leur immatérialité et par leur force d’expression, Rachel les appelait ses « âmes ». Rachel Mendelsohn se livrait, selon l’expression d’un critique israélien, « à la création d’âmes ».
Rachel avait joint les mains dans son dos et se dandinait nerveusement derrière Sarah, attendant son verdict.
— Mais c’est incroyablement fort !
Elle baissa les paupières et inclina la tête en souriant, visiblement émue et ravie.
— C’est aussi plus sombre que d’habitude, non ? C’est lié bien sûr à ce que vous vivez…
Un voile tomba sur le regard de Rachel. Sarah s’approcha et lui saisit une main, fixant sur elle un regard grave :
— Il va bien.
— Oh !
Rachel avait porté l’autre main à sa bouche pour étouffer un cri.
— Où est-il ?
— En ce moment même, en route pour le Canada.
Les larmes, immédiatement, lui montèrent aux yeux.
— Non, non, ce n’est pas ce que vous croyez. Il ne vous abandonne pas pour toujours. Il est parti là-bas en mission pour moi. Il reviendra. Soyez-en sûre.
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Devant un café, Sarah avait esquissé pour Rachel les grandes lignes des événements des derniers jours. En apprenant la mort du Canadien le lendemain même de sa visite inopinée, celle-ci avait été traversée d’un étrange sentiment de tendresse posthume.
J’aurais voulu, monsieur Boileau, vous accueillir plus chaleureusement, dans d’autres circonstances, s’excusa-t-elle en pensée, comme si elle eut pu dialoguer avec les morts.
— Mais pourquoi cela vous préoccupe-t-il au point d’envoyer Paul là-bas ?
— Nous ne savons pas qui a tué Pierre Boileau, reprit Sarah, mais nous savons qu’il était en guerre ouverte avec certains de nos pires opposants au Canada. Ce sont des gens qui, tout en se proclamant officiellement pour la création d’un État indépendant pour les Palestiniens, feront tout pour faire échouer les efforts de paix avec eux. Or, j’ai décidé depuis longtemps de m’opposer à ces gens.
Rachel savait déjà cela. C’était pour travailler avec Sarah que Paul les avait conduits, elle et David, dans ce pays où elle se sentait étrangère malgré tout ce que l’on pouvait bien dire ou penser de l’appartenance des Juifs à cette terre.
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— Pourquoi, merde, sommes-nous venus vivre ici ?
— C’est toi-même qui l’as proposé ! Tu disais qu’il serait sain que David découvre l’autre part de son identité.
— Je ne pouvais pas savoir qu’il en deviendrait fou !
— Arrête, Paul ! Notre fils n’est pas fou. Il est désorienté. Comme tous les garçons de son âge…
Leur querelle dure depuis que David a été arrêté par la police lors d’une contre-manifestation de jeunes nationalistes juifs venus provoquer des pacifistes israéliens à Jérusalem-Est.
La voix de Rachel se fait plus douce, comme une invitation à la trêve.
Mais Paul n’a pas fini.
— Il est comme un homosexuel refoulé qui a si peur de lui-même qu’il collectionne les conquêtes féminines. Son ascendance goy le fait tellement vomir qu’il se prend pour Moïse.
— Ne sois pas injuste. Toi, à son âge, n’as-tu jamais été troublé ?
Paul abdique. Pour cette fois.
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— Où est David ?
— À l’école. Je devrai peut-être l’en changer, d’ailleurs. Je songe à déménager. Avec le départ de Paul, je ne veux pas rester seule ici. Mon cousin Amos a une grande maison. Il est veuf depuis l’année dernière et il y aurait chez lui amplement de place pour David et pour moi.
— Où habite-t-il ?
— À Karmé Tsour.
— Vous n’y pensez pas ! C’est une colonie de sionistes religieux !
— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je reçois des conseils de partout. David pourrait poursuivre l’école à Efrat. Il y a déjà des amis.
Rachel se détourna et entreprit de nettoyer et de ranger son matériel.
Je sais, bien sûr, ce que cela signifie. Toi aussi, tu désapprouverais, je le sais. Tu dirais que je vais là-bas pour agir contre toi, pour te provoquer. Mais ai-je vraiment d’autres options ? Que nous as-tu laissé comme choix quand tu es parti ?
— De toute façon, Sarah, je dois passer les deux prochaines semaines à Tel-Aviv pour préparer l’exposition. Je dois trouver une place pour David en attendant.
— Bon, oublions cela pour le moment. Je suis justement venue pour parler de l’exposition. La galerie Mohammed-Klein a bien avancé avec la presse et il y a une ouverture pour publier une interview avec vous dans Haaretz quelques jours avant le vernissage.
— Je n’aime pas ça, Sarah, vous le savez. Ce n’est pas moi que j’expose. Ce sont des toiles.
— Hélas, cela va ensemble, ma chère. Ces toiles sont le reflet de votre univers intérieur. Les gens veulent savoir qui vous êtes et, pour dire franchement, une curiosité très aiguisée prend forme à votre sujet. Ce n’est pas tous les jours qu’une femme issue des haredim apparaît sur la scène de l’art, et votre beauté ne vous dessert pas, bien entendu. Tout cela est très commercial, mais aussi tout à fait légitime.
— Je vais y réfléchir. Nous en reparlerons, voulez-vous ? Je n’ai pas les idées claires en ce moment.
Sarah prit un air franchement contrit.
— Pourquoi vous faire tant de mal tous les deux ? Vous ne voulez pas en parler ?
— Pas maintenant. Je ne peux pas.
• • •
Sarah partie, Rachel était restée seule dans son atelier à déambuler à travers la pièce inondée de la lumière pénétrant par les grandes fenêtres que Paul avait posées pour elle.
Je ne parlerai jamais de l’événement du Temple, je te le jure. Pas même à Sarah en qui j’ai une confiance absolue. Mais ce qui est arrivé ce jour-là restera toujours entre nous. On ne pourra jamais l’effacer, Paul. Nous devrions pouvoir le regarder en face, et essayer d’en parler pour l’exorciser.
Depuis que Paul était parti, elle n’arrivait pas à faire taire en elle le monologue intérieur obsédant de sa propre voix.
Je ne te demande pas de t’excuser. Je sais que tu es trop fier. « S’excuser, c’est s’avilir », me répètes-tu souvent…
Elle sourit malgré elle au souvenir de cette phrase. Mais c’était un sourire amer. Car son homme était prisonnier de son orgueil au point de tout détruire.
Rachel s’assit devant sa table de travail et défit son chignon. Ses cheveux retombèrent en cascade sur ses épaules. Devant elle était ouvert un long parchemin fixé à deux rouleaux. Sur le papier, un texte écrit dans les anciens caractères hébraïques. La Torah. Elle laissa courir sur le texte de la Bible ses longs doigts sculptés comme ceux d’une pianiste. La calligraphie des caractères, finement tracés à la plume d’oie, ne cessait de l’enchanter.
Elle saisit un petit pot de terre cuite, en retira le couvercle et en sortit un cube de résine brune. Du hachisch. Depuis qu’il lui avait fait découvrir cette drogue, elle l’avait adoptée. Et même si Paul lui disait qu’elle en abusait désormais, elle éprouvait en cet instant le besoin irrésistible de ressentir son effet euphorisant.
Lorsqu’elle eut fini d’égrener le hachisch et qu’elle l’eut délicatement roulé dans une cigarette avec un peu de tabac, elle la fit glisser sous son nez, fermant les yeux pour en apprécier le parfum et anticiper le goût subtil de sa fumée. Elle l’alluma et en tira une longue bouffée avant de renverser la tête pour l’expulser vers le plafond de l’atelier.
La drogue fit rapidement effet et Rachel s’en trouva apaisée.
Par la fenêtre ouverte, la mélopée plaintive d’un appel à la prière se fit entendre. Elle ferma les yeux pour s’en pénétrer.
Elle se voyait, dans ce passé encore si proche, nue contre son corps après l’amour, tous les deux ravis par la magie inquiétante du muezzin…
Il est étrange que ce soit toi, un athée, qui nous aies conduits dans cette terre de religion.
Nous sommes – ou devrais-je désormais dire « nous avons été » ? – une famille avant d’être juifs ou chrétiens. Je dis « chrétien » pour parler de toi, même si je sais depuis toujours que tu ne t’es jamais défini ainsi.
Mais oui, tu es « chrétien » par ta culture et par tes origines, si différentes des miennes. Si je dis « village », la première image pour toi est celle d’un clocher d’église de la campagne québécoise. Alors que pour moi, la croix du mont Royal a toujours suscité un certain malaise, le souvenir d’une menace obscure, jamais formulée mais présente. Celle qui vient de ces Autres qui pourraient de nouveau se retourner contre nous, juifs, et se déchaîner. Cela peut arriver.
Parce que oui, je suis juive et je le suis restée. Et que oui, pour nous, les Juifs, les Autres auront toujours quelque chose de menaçant.
J’ai longtemps cru avoir rompu avec ce que j’étais. Je suis allée vers toi, à l’encontre de tout ce que ma famille m’avait inculqué, à l’encontre de ce principe cardinal : rester entre nous, demeurer dans notre ghetto pour préserver notre héritage envers et contre tous.
Jamais je n’ai regretté d’être partie avec toi.
J’ai renoncé à beaucoup de choses, Paul. Mais je n’ai pas renoncé à Dieu. Jamais un seul instant tu ne m’as demandé de le faire. La liberté est ton âme et tu n’as jamais fait autrement que de me convaincre de prendre la mienne.
Je ne pourrai jamais faire autrement que de t’en être éternellement reconnaissante.
J’arrête de te parler parce que je pleure.