Les grandes orgues de la cathédrale d’Ottawa écrasaient l’assistance sous un déluge d’harmonies dramatiques. Une petite foule vêtue de couleurs grises se serrait sur les bancs autour du cercueil sur lequel on avait posé une gerbe blanche et le portrait d’un Pierre Boileau plutôt jovial compte tenu des circonstances.
Paul avait pris place à l’arrière, à la droite de la nef. Il reconnaissait, ici et là, quelques visages de l’époque universitaire. Pour le reste, il se trouvait en présence d’une majorité d’inconnus parmi lesquels une dame en noir dont il ne voyait pas le visage, assise au premier rang, manifestement la veuve de Pierre. Il ne l’avait jamais rencontrée, et cela soulignait à ses yeux le fait que l’amitié qu’il avait entretenue avec Boileau n’avait jamais franchi le seuil de l’intimité.
À côté de la veuve, Paul reconnut Peter Craig, le ministre des Affaires étrangères, titulaire par le fait même de l’Agence canadienne pour la démocratie, qu’avait dirigée Pierre Boileau. Il se tenait droit, le menton relevé, dans une pose de solennité accentuée. À ses côtés se trouvait une jeune femme blonde portant de fines lunettes, qu’il ne connaissait pas.
Debout à l’avant de l’église, un garde du corps qui avait fait son entrée avec le ministre dressait sa silhouette rectangulaire face à l’assistance. Un autre homme de la sécurité avait pris place derrière Craig.
Paul observait distraitement un cameraman au blouson à l’emblème de Radio-Canada en train de filmer quelques plans. Avec le ministre dans l’assistance, on en tirerait bien une brève pour les bulletins de l’après-midi. Un autre cameraman se baladait à travers les allées en transportant une caméra légère montée sur un trépied. Au bout d’un moment, Paul remarqua la différence notable entre le travail des deux techniciens de l’image. Alors que celui de la télévision nationale s’affairait à collectionner les plans les plus divers de la foule, du cercueil, de l’autel et des symboles religieux, l’autre, qui ne portait pas d’identification visible, se contentait de fixer individuellement les participants avec son objectif, comme s’il avait voulu archiver les visages de chacun. Lorsque vint son tour d’être ciblé, Paul en ressentit un agacement mais ne broncha pas.
L’effet du décalage horaire lui rendit l’homélie insupportable, et il était sur le point de succomber au sommeil quand l’irruption d’un homme à ses côtés le tira de sa torpeur. Celui-ci s’assit. Il était vêtu d’une canadienne et tenait une tuque grise entre ses mains. L’homme, qui portait des lunettes aux montures dorées, avait la peau très sombre et mate des gens du sous-continent indien. Il tourna vers Paul un visage amène. Il lui tendit la main et se présenta en chuchotant :
— Je m’appelle Sami Ul Haq.
La main était froide. L’homme arrivait de dehors. Il s’agissait bien de celui qu’il était venu rencontrer. Le contact de Sarah Steinberg.
Ul Haq attendit que finissent les témoignages des parents et des collègues à l’endroit du défunt pour en dire plus. Lorsque l’orgue donna l’ordre du recueillement final, il se pencha vers Paul :
— Commençons par un absent. Il y a ici plusieurs employés et membres du conseil de l’Agence canadienne pour la démocratie mais non pas son président. La veuve a clairement fait savoir qu’elle ne voulait pas de la présence de Saul Hoffman. Elle sait ce que son mari a enduré à cause de lui. Mais la femme qui se trouve derrière le ministre est la vraie patronne de Hoffman. Elle se nomme Ronit Fogel.
Paul avait déjà remarqué cette élégante, une rousse flamboyante qui portait un rouge à lèvres écarlate et des lunettes de prix. Avant la cérémonie, elle avait salué le ministre Peter Craig comme un proche, prononçant son prénom assez clairement avant de l’embrasser et de lui chuchoter quelque chose. Elle avait aussi salué la jeune femme blonde qui accompagnait le ministre, provoquant chez elle un subtil raidissement.
— Fogel est Canadienne et Israélienne, poursuivit Ul Haq. Elle n’est pas étrangère aux malheurs de Pierre. Je vous expliquerai tout à l’heure.
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Paul et Sami Ul Haq se retrouvèrent sur le parvis de la cathédrale avec la foule qui quittait la cérémonie. En aparté, le ministre Craig se préparait à parler aux quelques journalistes regroupés autour de lui. Les deux hommes s’approchèrent pour mieux entendre.
Le ministre, suivant le nouveau protocole en vigueur, parla d’abord en français.
— Pierre Boileau a toujours été un serviteur exemplaire de son pays. Il est aujourd’hui une victime du terrorisme. Le Canada condamne de manière non équivoque le régime de terreur mis en place par le Hamas et sous lequel vivent les Palestiniens de Gaza.
Une question fusa :
— Le Canada envisage-t-il de collaborer à une enquête avec les autorités de Gaza ?
— Aucune enquête crédible ne peut émaner de ce régime, et nous n’avons aucun accord de coopération policière avec lui. C’est une situation que nous déplorons et dont la responsabilité incombe entièrement au Hamas. Merci.
Le ministre recula, encadré de son escorte, tandis que son attaché de presse, le type filiforme aux cheveux gominés et au nœud papillon, lançait à la ronde :
— Est-ce que vous avez tous reçu le communiqué émis ce matin ?
Ul Haq entraîna Paul à l’écart.
— Vous avez déjà ce communiqué. Je vous l’ai fait suivre par courriel avant d’entrer dans l’église. Prenez le temps de le lire… Cela donne une idée du ton que prend cette affaire.
Paul alluma son appareil et déroula le texte :
« Le ministre des Affaires étrangères, monsieur Peter Craig, a tenu à condamner fermement le Hamas palestinien, qu’il tient pour responsable de la fin tragique du fonctionnaire canadien Pierre Boileau. M. Craig a fait la déclaration suivante :
« “Pierre Boileau supervisait une partie du financement canadien des programmes de l’UNRWA, l’agence des Nations Unies qui vient en aide aux réfugiés palestiniens. Comme il convient de le rappeler, le Canada soutient financièrement l’UNRWA depuis des décennies.
“Selon les autorités israéliennes, Pierre Boileau est entré sur le territoire de Gaza à partir d’Israël, par le passage d’Erez, muni de toutes les autorisations nécessaires pour les experts internationaux qui travaillent avec l’UNRWA.
“Malheureusement, le territoire de Gaza ne permet pas d’enquête criminelle indépendante. Ce territoire est sous la gouverne de terroristes. Nous condamnons sans équivoque l’absence de la règle du droit à Gaza sous le régime du Hamas, de même que le mépris de la vie humaine qui y prévaut.
“Je tiens à saluer la mémoire de Pierre Boileau qui a fréquenté cette région hostile au mépris du danger, et ce, dans le but d’y aider le peuple palestinien au nom du Canada et de promouvoir la démocratie. Mes pensées et celles de notre gouvernement vont à la famille.” »
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La capitale canadienne en novembre semblait être restée figée dans la guerre froide. Sous la bruine, Paul et Sami Ul Haq croisèrent un groupe de militaires qui forçait le pas vers le QG du ministère de la Défense. Ils marchèrent un moment le long de la promenade du canal, cols relevés et mains dans les poches. Les feuilles roussies des chênes et des érables tapissaient les pelouses du parc. Les manoirs en grès rouge d’Écosse dressaient leurs silhouettes austères derrière les troncs noircis par la pluie.
Ul Haq s’était coiffé de son bonnet gris à pompon, et sa bouche exhalait de petits nuages quand il parlait.
— Je suis du Bangladesh. Demain, je repartirai pour Dhaka. En fait, j’ai retardé mon départ à la demande de madame Steinberg pour vous rencontrer.
— Comment êtes-vous lié à cette histoire ?
— Je fais toujours partie du conseil d’administration de l’Agence canadienne pour la démocratie. La charte de l’organisme prévoit que trois des sept membres du conseil proviennent de l’extérieur du Canada, en particulier de pays où l’on cherche toujours à instaurer ou à améliorer la démocratie. Mon mandat se termine dans six mois à peine. J’ai été nommé à une époque antérieure à la purge actuelle.
— Et pourquoi cette purge a-t-elle lieu maintenant, d’après vous ?
— D’un point de vue général, vous avez un gouvernement qui déteste la gauche et veut revoir toute la philosophie canadienne concernant l’aide à l’étranger, en particulier lorsque les intérêts d’Israël sont en jeu. Peter Craig, en passant, fait partie d’une cellule informelle de trois membres du Conseil des ministres voués à ce que les intérêts d’Israël ne soient jamais compromis par le Canada. Craig est un chrétien évangéliste : pour lui, le soutien envers Israël est un devoir prescrit par la Bible, dans laquelle les prophètes avaient prédit le retour des Juifs en Israël après l’exode. La Bible est donc dorénavant une source de la politique étrangère du Canada. Fascinant, non ?
Ul Haq l’avait entraîné plus à l’ouest, dans une ancienne rue commerciale qui ne payait pas de mine. Une vieille maison en briques rouges avait été convertie en mosquée, selon un écriteau placé sur la façade. Ils passèrent par le côté de l’édifice et empruntèrent une porte latérale qui donnait sur un escalier menant au sous-sol.
Une intense bouffée de chaleur humide les enveloppa et un mur de buée se déposa sur les lunettes du Bangladais qui les enleva aussitôt. Devant eux se trouvait un petit réfectoire bondé, traversé par des femmes voilées qui servaient à manger à une foule majoritairement composée de musulmans venus, à en juger par les barbes, les couvre-chefs, les shalwar kamiz et la peau noire de certains Africains, de toutes les régions de l’oumma, du Maghreb au Pakistan.
— C’est une soupe populaire hallal, expliqua Ul Haq, énonçant une évidence.
Ils s’attablèrent. La présence de Paul déclencha quelques regards obliques aux tables voisines, mais il ne ressentit aucune hostilité.
Le lieu choisi par son compagnon pour se sustenter lui sembla incongru mais il ne le releva pas. Chose certaine, ce n’était pas la condition économique de Sami Ul Haq qui l’avait entraîné chez ces défavorisés. Paul remarqua les montures signées de ses lunettes lorsqu’il les posa sur la table pour les assécher, de même que la Rolex à son poignet. L’homme appartenait visiblement à cet aréopage de fonctionnaires internationaux qui gravitent autour des grandes agences mondiales et collectionnent les mandats au sein des conseils d’administration prestigieux. Ul Haq lui avait résumé une carrière parsemée d’acronymes rébarbatifs commençant généralement par les lettres U et N…
— La bataille à laquelle notre ami commun a dû faire face, poursuivit ce dernier, fait partie d’une guerre de propagande féroce et s’inscrit dans ce que les Israéliens appellent la hasbara. C’est un terme hébreu qui signifie « explication » – ou carrément « propagande ». Cela consiste à diffuser par tous les moyens imaginables le point de vue israélien dans l’opinion mondiale pour contrer l’influence de bien-pensants comme vous et moi qui sympathisons avec la cause palestinienne.
Paul se rebiffa devant le caractère inclusif de la tournure, mais il fit mine de l’ignorer, tenant pour acquis qu’Ul Haq serait plus enclin à parler à quelqu’un qu’il considérait comme un allié idéologique.
— On peut dire qu’aujourd’hui, le Canada est, de tous les pays, le plus engagé dans la hasbara… Vous connaissez le rapport Goldstone ?
— Je vis en Israël…
Il était en effet impossible d’habiter Israël et d’ignorer la commotion provoquée dans ce pays par le rapport de ce juge juif sud-africain, mandaté par les Nations Unies pour enquêter sur l’opération militaire israélienne Plomb durci de 2008-2009 à Gaza.
— Bien sûr, excusez-moi. Tout de même, ne perdez pas de vue l’importance de ce contexte : après Plomb durci, le rapport de Richard Goldstone a créé une explosion d’indignation dans la droite israélienne. Vous savez pourquoi, évidemment : on y dénonce des crimes de guerre des deux côtés ; Israël se retrouve sur le même pied que le Hamas !
— Rapport qui a été renié depuis par le juge Goldstone lui-même…
— Vous savez comme moi à quel genre de pressions il a été soumis. Même sa synagogue à Johannesburg ne voulait plus l’y voir ! Mais l’important n’est pas là.
Sami Ul Haq s’interrompit pour interpeller une des femmes qui servaient. Ils attendirent que les assiettes de mouton et de riz fumant soient déposées devant eux.
— L’important, dit le Bangladais en baissant la voix, c’est que le gouvernement israélien a désigné le « phénomène Goldstone » – c’est-à-dire l’opinion mondiale accusatrice – comme une menace stratégique au même titre que la prétendue bombe nucléaire iranienne.
Le nettoyage idéologique en cours à l’Agence canadienne pour la démocratie, continuait-il, faisait partie d’une contre-offensive de la propagande israélienne à l’échelle de l’Occident ciblant tout ce qui avait inspiré Goldstone : l’atermoiement des ONG rangées derrière la cause palestinienne, la compromission et le financement par les pays occidentaux de ces mêmes ONG, les résolutions antisionistes des Nations Unies, etc.
— Ronit Fogel, la femme rousse que vous avez vue à l’église, est au cœur de cette lutte.
— Une belle et riche Israélienne…
— Une femme de pouvoir redoutable, en fait. C’est une vedette médiatique de la droite en Israël, commentatrice recherchée… Je suis sûr que vous l’avez déjà vue à la télévision.
Le visage avait effectivement paru familier à Paul, même s’il regardait peu la télévision en hébreu.
— Elle est officiellement directrice d’une chaire sur l’éthique de la guerre au terrorisme ; vous devinez que ce n’est pas pour faire le procès de l’armée israélienne. Mais son vrai bébé, c’est un think tank baptisé Palestine Watch. C’est elle qui l’a mis au monde. Il coordonne les activités internationales de centaines de volontaires voués à enquêter sur les ONG et à diffuser des informations, vérifiables ou pas, qui peuvent nuire à ces groupes et détruire leur crédibilité. Ils inondent les médias sociaux de citations de la hasbara, mais là où ils sont le plus efficaces, c’est dans le lobbying auprès des gouvernements occidentaux. En particulier au Canada.
— Qu’est-ce que Myosotis ?
— Ah ! Vous connaissez déjà ce nom… Après la guerre à Gaza, Pierre Boileau a accordé un financement à ce groupe, et c’est ça qui a mis le feu aux poudres. C’est une ONG ancienne, siège social à Berlin, qui se consacre à l’assistance psychologique aux enfants qui ont vécu la guerre de près. Ils ont une réputation impeccable et ils ont des missions dans bien des pays. Ils ont déjà travaillé chez nous, au Bangladesh. Et bien sûr, ils sont intervenus dans la bande de Gaza après le coup de massue des Israéliens. Or, le groupe de Fogel,Palestine Watch, a transmis un rapport au gouvernement canadien – à Craig, en fait – accusant Myosotis de soutenir et de promouvoir le boycott d’Israël. Bref, d’être une organisation antisémite.
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Ils avaient fini leur repas et la salle se vidait progressivement. Il leur faudrait bientôt quitter aussi les lieux.
— Pourquoi sommes-nous venus ici ?
Le Bangladais afficha un petit sourire.
— Je me demandais quand vous finiriez par le demander !
Il se retourna vers la cuisine et appela la femme qui les avait servis plus tôt. Celle-ci vint les rejoindre et demanda la permission de s’asseoir. Elle portait un hijab blanc très strict qui lui encerclait tout le visage, lui donnant l’air d’une lune un peu triste. Elle ne portait aucun maquillage.
— Je m’appelle Céline Boissonneault, dit-elle en français, sans tendre la main vers Paul.
Celui-ci ne cacha pas sa surprise. Il savait bien sûr que des Canadiennes françaises s’étaient converties, la plupart du temps pour épouser un musulman. Mais jamais encore il n’en avait rencontré, et surtout pas qui soient vêtues de manière aussi sévère.
— Je sais que je suis une énigme pour vous et que, sans doute, vous me jugez…
Paul retint un geste de dénégation quand il se rendit compte qu’elle avait probablement raison.
— … ce n’est pas important, conclut-elle en souriant, s’apercevant qu’il avait imperceptiblement rougi. Sami m’a demandé de vous rencontrer parce que je connais une femme qui s’appelle Amanda Speer.
Amanda Speer, dit-elle, était une Allemande qui avait monté pour le groupe Myosotis un projet d’assistance psychologique pour les enfants victimes de la guerre à Gaza. Elles s’étaient connues alors que Céline Boissonneault étudiait à Berlin en travail social. C’était elle qui avait suggéré à Amanda Speer de tenter d’obtenir du financement canadien. Elle avait lancé les premières démarches auprès de Pierre Boileau avec l’aide de son ami Sami Ul Haq.
— J’ai perdu le contact avec Amanda, dit la femme, qui paraissait maintenant inquiète. Elle ne répond plus à mes courriels. En fait, depuis la mort de monsieur Boileau, elle est introuvable.
— Elle est aussi une convertie ?
Céline Boissonneault s’esclaffa.
— Pas du tout ! C’est une libertaire. Vous savez, nous pouvons transcender nos différences et rester amies, ajouta-t-elle sur un ton condescendant qui irrita Paul. Mais nous sommes aussi unies derrière la cause palestinienne, oui. Et je suis convaincue que Pierre Boileau est une victime du sionisme.
— De gros mots un peu clichés, non ?
— Ne vous moquez pas. Le groupe Myosotis est pour les sionistes une cible prioritaire, pour des raisons que j’ignore mais qu’Amanda – et Pierre Boileau – ont peut-être découvertes.
Myosotis. Paul évalua de nouveau ce nom comme on s’attarde à celui d’un pays que l’on va visiter pour la première fois.
Il eut la forte impression que Myosotis serait bientôt une destination pour lui.
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Ils étaient ressortis ensemble tous les trois et se préparaient à prendre congé à la sortie de la mosquée quand Paul les arrêta brusquement.
De l’autre côté de la rue, dans une voiture stationnée, il avait bien vu : un type était en train de les photographier.
— Hé !
Il cria dans sa direction en avançant et l’homme baissa son objectif. Il embraya et la voiture s’ébranla dans un crissement de pneus.
Paul se retourna vers les deux autres.
— Il ne faut pas s’étonner, dit la musulmane. Cet endroit est constamment surveillé. Ils disent que c’est un foyer de recrutement terroriste…
— Sauf que j’ai déjà vu cet homme.
Ils le regardaient, interrogatifs.
— Ce matin, il nous filmait à la cathédrale.