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Sa mère conduisait nerveusement. David pouvait le sentir. C’était la première fois que Rachel traversait la Ligne verte, la frontière séparant Israël de la Judée-Samarie, que les Palestiniens et le reste du monde appelaient Cisjordanie et considéraient comme un territoire « occupé ».

David se moquait bien de l’opinion du monde. « Comment un peuple peut-il être “occupant” de son propre pays ? » répétait Amos, son oncle.

Une émotion d’allégresse habitait plutôt David lorsqu’il contemplait les collines arides de la région. « Nous sommes revenus chez nous. »

Contrairement à sa mère, il était déjà venu sur cette route. Son oncle lui avait fait découvrir le pays, et il avait ressenti une grande fierté devant toutes les constructions neuves qui essaimaient et dominaient le paysage. Tous ces toits rouges, bien alignés, créaient un contraste agréable avec les constructions pauvres des villages délabrés des Arabes. Le peuplement juif était non seulement légitime, il contribuait à civiliser le territoire.

Rachel et David se parlaient peu depuis le départ de Paul. Sa mère avait bien tenté d’ouvrir le dialogue avec lui, mais David s’était renfrogné. Cette page était pour lui tournée à jamais et il en éprouvait un sentiment de liberté. Il ressentait comme une émancipation le fait de venir aujourd’hui vivre de ce côté de la frontière. Lui aussi, désormais, ferait partie de ceux qui participent à la reprise de possession du sol.

L’idée de s’installer chez son oncle avait fait son chemin. Sa mère devait, de toute façon, passer les prochaines semaines à Tel-Aviv pour y préparer son exposition. Il lui fallait habiter quelque part, et l’hospitalité sincère d’Amos avait finalement convaincu Rachel.

Ils venaient de dépasser l’immense colonie de Gush Etzion et rou­laient en direction d’Hebron. Tandis qu’ils longeaient les habitations palestiniennes, un objet percuta soudain la voiture. Rachel poussa un cri. David fut tiré de sa réflexion et vit trois jeunes Palestiniens en bordure de la route, visages cachés par leurs keffiehs, en train de les caillasser. Une autre pierre vint frapper le pare-brise, y laissant un éclat en forme de toile d’araignée.

— Accélère ! cria David à sa mère.

Mais une chèvre au milieu de la route lui fit plutôt appliquer les freins. La voiture fit une embardée et manqua de peu le fossé. Le moteur avait calé.

David se retourna et vit les Palestiniens qui accouraient.

— Vite ! Redémarre ! lança-t-il.

La main de Rachel tremblait et elle eut peine à se poser sur la clef du démarreur.

Une autre pierre frappa le toit.

C’est alors que David vit les lanceurs de pierres qui rebroussaient chemin et s’enfuyaient. Sur la route, le gyrophare bleu d’une jeep militaire fonçait vers eux. Ils étaient saufs.

• • •

Rachel et David s’étaient réfugiés auprès d’un mirador israélien qui gardait l’entrée du camp palestinien. Une bande de jeunes soldats se regroupaient autour d’eux, surtout autour de Rachel devant qui ils roulaient les mécaniques et s’efforçaient de paraître calmes et rassurants.

Alerté par téléphone, Amos avait rappliqué en catastrophe et constatait les dégâts sur le véhicule. Rachel avait retrouvé son calme, mais elle avait accueilli son cousin d’un regard noir et accusateur.

— C’est de ma faute, dit Amos, s’efforçant de prendre un air contrit. J’aurais dû vous dire d’éviter de venir le vendredi après la sortie de la prière. C’est toujours le moment où ils perdent la tête.

— Je ne sais plus si c’est une bonne idée, Amos.

— Mais si ! David ne demande pas mieux, et à Karmé Tsour, nous sommes vraiment en sécurité, tu verras.

— Mais il devra prendre cette route tous les matins pour aller à l’école !

— Le bus scolaire est blindé et le chauffeur est armé. Il n’y a jamais eu de blessés en vingt ans de transport scolaire. Allez, je vous conduis à la maison.

Amos renvoya sa voiture avec le chauffeur qui l’avait accompagné et prit place au volant de celle de Rachel.

Quelques minutes plus tard, ils gravissaient la pente menant vers le yeshouv (village) qui se trouvait, comme la plupart des colonies, au sommet d’une colline. À l’entrée, un garde armé actionna la grille électrique qui roula sur un rail pour leur ouvrir le passage.

Ils roulèrent dans Karmé Tsour qui, derrière les clôtures et les barbelés de son enceinte, ressemblait à un quartier de la banlieue californienne. Petits bungalows aux toits de tuiles rouges, jardins privés, parc et balançoires, enfants en tricycle dévalant la rue, rien n’y manquait.

— C’est curieux, murmura Rachel à mesure qu’ils progressaient vers le sommet de la colline. J’ai l’impression… d’un corps étranger.

Amos appliqua les freins et tourna vers Rachel un regard furieux, lui qui d’ordinaire se voulait affable envers elle.

— Ne dis jamais cela, Rachel ! C’est ce qu’affirment nos ennemis pour qui le Juif n’a aucun droit. Dois-je te rappeler que les nazis nous traitaient de cellules cancéreuses ? Que ces terroristes arabes se voient comme des anticorps chargés de nous anéantir ? Tu es, pour eux, un corps étranger et tu le resteras toujours quoi que tu fasses, où que tu choisisses de vivre.

David avait assisté à cette sortie en silence. Rachel n’en rajouta pas.

Ils arrivèrent chez Amos quelques instants après et descendirent avec les bagages du garçon.

L’intérieur de la maison était celui d’un homme qui vit seul. La table de la salle à manger était recouverte de livres ouverts et de journaux. La décoration murale se résumait à quelques affiches politiques. L’une réclamait la libération de Jonathan Pollard, l’espion israélo-américain détenu par les États-Unis. Il y avait aussi une affiche des Femmes en vert, le puissant mouvement des femmes des colonies, réclamant l’annexion pure et simple de la Judée et de la Samarie à Israël.

— Pose tes affaires dans ta chambre, David. Je l’ai préparée pour toi.

David passa dans cette chambre qu’il avait déjà occupée. Elle était austère, comme le reste de la maison. Mais cela lui était indifférent. Il allait commencer ici une nouvelle vie. Et la mission que lui avait confiée son oncle était tout ce qui comptait.

Il défaisait sa valise lorsqu’il entendit sa mère dire à Amos :

— Je songe partir au Canada. Revenir à temps pour l’exposition.

— Qu’irais-tu y faire ? Chercher un homme qui t’a abandonnée ? Ne te fais pas encore plus de mal, Rachel. Tu as une âme si belle mais si sensible. Tu dois te ménager.

Le silence de sa mère troubla David. Il savait combien elle souffrait, et cela ne fit qu’accroître son ressentiment envers son père.

Il resta dans sa chambre, gêné par l’idée de ressurgir devant sa mère, qu’il entendait maintenant pleurer.

• • •

— Bienvenue dans ma modeste demeure, Ô DavidHaMelech, le grand roi David !

Amos rayonnait.

Rachel était partie, prenant dans sa voiture une famille qu’elle avait accepté de conduire à Jérusalem pour le sabbat. L’homme était armé et connaissait bien la route. Il serait son escorte pour le trajet.

— David HaMelech ! Viens dans mes bras !

David, un peu gauche, accepta l’accolade de son oncle. Ce surnom le flattait. Et il y avait entre son oncle et lui une complicité qu’il ne ressentait plus avec son père.

Amos invita David à passer au sous-sol.

La pièce comptait plusieurs pupitres occupés par des ordinateurs. On pouvait travailler ici en groupe.

Ils s’installèrent tous deux à l’un des appareils. David fut en quelques instants sur une page Twitter. Cette fois, c’est lui qui s’anima.

— Voilà ma trentième identité ! dit-il en riant. Je m’appelle PlombDurci !

Amos éclata de rire. David se créait ainsi une série de pseudonymes qui intervenaient sur les réseaux sociaux et prenaient la défense d’Israël sous des identités diverses et fictives. Dans cette pièce même se tenaient les réunions du réseau de hasbara de Karmé Tsour. De là partaient des chaînes de messages et de discussions qui faisaient le tour du monde. Comme David parlait et écrivait un excellent français, Amos l’avait mis en charge de diffuser tout ce qui pouvait miner la crédibilité de la télévision publique française, un des nombreux médias classés comme « hostiles » par le mouvement des colons.

— Regarde : PlombDurci a déjà 323 abonnés ! En moins de deux semaines, c’est excellent !

— Fantastique, mon champion. Tu es le meilleur ! Mais nous allons nous arrêter ici, car le sabbat va commencer bientôt et il faut nous préparer. Toutefois, avant toute chose, j’ai un cadeau pour toi…

Le visage de David marqua plus d’étonnement que de joie.

L’oncle Amos s’éclipsa un moment pour passer dans une pièce adjacente. Il en revint avec une boîte en carton. Elle n’était pas enveloppée comme on le fait habituellement pour les cadeaux. Ce n’était pas, de toute façon, dans les manières frustes d’Amos.

Il la tendit au jeune homme en disant simplement :

— Tu as désormais l’âge pour ces choses…

David saisit la boîte et en souleva le couvercle.

Au fond, il y avait un revolver.