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La flamboyante Ronit Fogel trouva Saul Hoffman en train de se ronger les sangs. Elle l’avait rejoint au bureau des Amitiés Canada-Israël, rue Sparks, dans le quartier du parlement. Kippa sur la tête, Hoffman était assis derrière son bureau, l’air songeur ; il avait enlevé ses lunettes et lissait de sa main une barbe sculpturale.

— J’ai accepté de recevoir Carpentier. Il dit travailler pour la Fondation Steinberg.

— Je sais. Les relevés téléphoniques de Boileau montrent qu’il a tenté de joindre cet homme avant de se rendre à Gaza. Il a aussi communiqué avec cette vieille détraquée, Sarah Steinberg. Mais il ne semble pas qu’il les ait vus avant de mourir. Peut-être s’est-il dit qu’il se reprendrait après son incursion à Gaza…

— Pourquoi s’est-il tourné vers eux ?

— Sans doute voulait-il se trouver des appuis alors que son monde ici s’effondrait. Mais je ne crois pas que ce Carpentier, ni Sarah, n’aient eu le temps d’être mis dans ses petits secrets.

— Sauf qu’ils viennent ici pour tenter d’en savoir plus ! ajouta Hoffman, la voix presque agitée de trémolos.

Ronit Fogel cacha son agacement. Hoffman était trop émotif. Elle tirait plutôt un certain plaisir à voir évoluer la situation. Néanmoins, elle avait tout de même été mise en alerte par une information qu’elle gardait pour elle-même : Paul Carpentier communiquait avec un téléphone crypté de manière très sophistiquée et dont le brouillage ressemblait beaucoup à celui utilisé par la sécurité intérieure israélienne… Sarah Steinberg était redoutable.

Fogel portait un chemisier chatoyant de couleur crème et une jupe fourreau noire. Elle restait debout, le dos contre le mur, les bras croisés, ses cheveux roux se confondant avec les nervures des boiseries.

— Quelle menace représente-t-il ? Aucune en fait. Au pire, la presse pourrait faire ses choux gras de ton conflit avec Boileau. Il avait encore certains appuis et ceux-ci se feront certainement un plaisir de diffuser ce prétendu scandale. C’est peut-être déjà fait d’ailleurs…

— Je préfère ne pas y penser.

— Tu devrais t’y préparer, au contraire. Tu n’as rien à te reprocher,sinon d’avoir voulu t’assurer que l’argent des contribuables de ton pays n’était pas détourné vers des groupes qui fraient avec les islamistes.

— Ce sera plutôt présenté comme « la mainmise du lobby juif sur les institutions canadiennes » !

— Quoi qu’il en soit, tu dois profiter de cette rencontre avec Carpentier pour en savoir davantage sur ses intentions et sur celles de Sarah.

• • •

On fit entrer Paul Carpentier dans le bureau.

Ronit avait tenu à rester pour le jauger. Elle le salua, presque avec effusion, en français malgré la présence de Hoffman qui ne le parlait pas.

— Vous travaillez pour mon amie Sarah ? ! Comment va-t-elle ?

— Elle est encore capable de me faire faire tout ce qu’elle veut. La preuve, je suis ici…

— Vous êtes venu pour les funérailles, je crois, dit-elle  elle était repassée à l’anglais. Pierre Boileau était un ami à vous ?

— Oui. Il l’était.

— Quelle terrible histoire ! Ce n’est pas avec les autorités en place à Gaza que nous pourrons découvrir ce qui s’est passé. Je crois que le ministre Craig a très bien résumé la situation…

— Je n’en suis pas si sûr, rétorqua Paul, suscitant un regard oblique à la fois surpris et intéressé chez Fogel. Je connais le Hamas chez qui je compte quelques amis, poursuivit-il en ignorant l’expression consternée qui se dessinait sur le visage de Hoffman, comme si celui-ci avait aperçu un loup-garou. Le Hamas a soif d’une chose : une reconnaissance internationale. Il voudra se montrer à la hauteur. Un étranger tué sur le sol où il prétend exercer une autorité de gouvernement est un événement assez grave pour que ses dirigeants veuillent faire la preuve de leur compétence. Ils refuseront toute coopération avec le Canada, certes. Mais ils voudront faire la lumière sur cette affaire… Ne serait-ce que pour leur propre compréhension de ce qui se passe chez eux.

Le silence de Ronit dura à peine une seconde, le temps qu’il lui fallut, sembla-t-il à Paul, pour méditer sur cette observation. Elle eut alors une petite moue approbatrice.

— Je comprends pourquoi Sarah travaille avec vous… J’aimerais bien poursuivre cette conversation, mais je dois vous laisser avec Saul.

Elle lui tendit la main.

— Quand rentrez-vous ?

— Je reprends l’avion demain, dit simplement Paul, sans préciser sa destination.

— J’espère vous revoir en Israël alors… J’y retourne dans deux jours. Je vous laisse ma carte. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit…

• • •

Ronit Fogel partie, Paul se retrouva seul avec Hoffman dans son bureau au nationalisme rayonnant. Une grande menorah, le chandelier à sept branches, était posée sur une étagère derrière lui. Une série de photos le montraient en compagnie de Shimon Peres, du premier ministre Netanyahou et de quelques personnalités moins connues, toujours sur fond de drapeaux israéliens. Paul était habitué à cet étalage de fidélité patriotique. Encore une photo : Saul Hoffman et le ministre Craig avec cette fois, en arrière-plan, le Dôme du Rocher de Jérusalem brillant sous un ciel d’azur.

Paul se demandait ce qu’il était venu chercher ici. C’est Sarah qui avait insisté pour qu’il rencontre Hoffman. Il relisait mentalement un passage des notes rédigées pour lui par son bureau.

« Saul Hoffman est un théoricien du droit issu du courant nationaliste-religieux. Sa thèse de doctorat défendait le droit de propriété des Juifs sur la vieille ville de Jérusalem en s’appuyant sur le droit international. Il a étendu son travail à la justification du droit de propriété des Juifs sur la Judée et la Samarie  la Cisjordanie des Palestiniens –, toujours en se fondant sur une interprétation des traités internationaux et, de ce fait, il rejette le concept d’Occupation. Il enseigne à l’Université de Calgary et fréquente assidûment l’Université d’Ariel, dans les territoires occupés, à titre de professeur invité. Sa famille possède une résidence secondaire dans cette colonie. »

Paul n’y alla pas par quatre chemins :

— Quel était votre problème avec Myosotis ?

Hoffman eut une petite moue étonnée, hochant la tête en signe de dénégation  de façon un peu trop appuyée, nota Paul.

— Ce groupe en particulier n’est qu’un de ceux sur lesquels nous nous sommes penchés et au sujet desquels nous avons demandé des explications à Pierre Boileau.

— Le cas de Myosotis a tout de même donné lieu à des échanges virils au conseil…

— Je ne sais pas qui vous informe. Le contenu de ces réunions est confidentiel. Mais soit, nous avions un problème avec cette ONG allemande.

— Une organisation qui est assez crédible, d’après ce que j’entends.

Était crédible, rectifia Hoffman. C’est un groupe qui a eu son heure de gloire en travaillant auprès des enfants soldats en Sierra Leone. Psychologues, pédopsychiatres… Souvent, des gens très qualifiés. Tout s’est gâté quand ils ont sombré dans l’idéologie altermondialiste.

— Et qu’ils ont voulu intervenir auprès des enfants palestiniens…

— Les a-t-on vu offrir leurs services aux enfants israéliens de Sderot qui vivent dans la terreur des missiles lancés à partir de Gaza ? C’est le problème avec ces organismes : deux poids, deux mesures. La souffrance est toujours du même côté ! Celui des Palestiniens…

Hoffman s’animait. Paul tentait de résister à l’envie de polémiquer avec lui, sachant qu’il ne gagnerait rien d’un affrontement avec un tel personnage.

Mais Hoffman n’avait pas besoin de réplique pour s’emporter un peu plus.

— J’ai beaucoup documenté un nouveau phénomène que l’on appelle désormais le lawfare… comme dans warfare. Il s’agit de l’utilisation du droit comme tactique de guerre. C’est une perversion du droit. Les Palestiniens se servent des tribunaux du monde entier pour attaquer et délégitimer Israël, qui est ironiquement le seul État de droit au Moyen-Orient.

— Quel est le rapport avec Myosotis ?

— Ce groupe soi-disant d’assistance psychologique se sert de ses recherches pour alimenter les poursuites contre Israël. Ses membres ont transmis à Pierre Boileau des allégations calomnieuses sur ce qu’ils appellent « des crimes de guerre commis par Israël à Gaza ». C’est ce que j’appelle la peste Goldstone, et elle a contaminé l’ensemble des ONG. Vous connaissez le rapport Goldstone ?

Paul baissa les paupières.

— J’habite en Israël…

— Et moi, je suis Canadien, ne l’oubliez pas !

Le ton de Hoffman venait encore de monter d’un cran. Paul le considéra d’un air franchement interloqué.

— Et pourquoi sentez-vous le besoin de me le rappeler à ce moment-ci ?

Hoffman ne fit aucun effort pour paraître sympathique lorsqu’il enchaîna :

— Monsieur Carpentier, je sais que vous étiez un ami de Pierre Boileau. Et je sais que vous pensez qu’il a été victime, d’une manière ou d’une autre, de forces étrangères  incidemment juives  qui ont voulu s’immiscer dans la politique canadienne en remettant en cause le bien-fondé de ses décisions concernant le Moyen-Orient. Eh bien, sachez que c’est à titre de Canadien et uniquement à titre de Canadien que je me suis intéressé à la bonne gestion administrative de l’Agence pour la démocratie. Et je suis convaincu qu’une majorité de Canadiens, comme moi, ne sont pas d’accord pour que l’on investisse leur argent dans la cause palestinienne par l’entremise de groupes comme Myosotis.

— Mais nous parlons ici de mort d’homme…

— Je n’ai aucune idée de ce qui a pu lui arriver, je vous le jure. Je ne sais même pas ce qu’il allait faire à Gaza. En tant que président du conseil, j’aurais dû être informé de son départ. Or, Pierre n’a pas cru bon de m’en avertir, ce qu’il…

— Sa confiance avait été mise à rude épreuve, le coupa Paul en se levant pour prendre congé.

Saul Hoffman le retint.

— Votre femme et votre fils sont juifs…

Paul arrêta son mouvement.

— Prenez garde de ne pas creuser un précipice entre eux et vous.

Paul perçut la menace sourde derrière cet avertissement. Il réprima l’envie de lui mettre son poing sur la figure et sortit sans le saluer.

• • •

Ronit Fogel marchait en face du parlement, fonçant résolument à travers les lames de vent, lorsque le signal d’entrée d’un message texte la fit s’arrêter.

Elle ouvrit son sac et consulta son téléphone.

Cela venait de Saul : « Il est sur Myosotis. »