Le bureau de l’inspecteur Mohammed Hanyeh, qui se trouvait au commissariat central de la police de Gaza, se transformait périodiquement en salle d’audience, en gare de triage administratif ou en tribunal des petites doléances, dans une ville où ni les instances juridiques, ni l’administration civile n’arrivaient à ordonner un tant soit peu la vie quotidienne.
Une demi-douzaine d’hommes – policiers et civils – étaient assis sur des fauteuils alignés le long des murs et attendaient leur tour pour présenter leur requête ou recevoir les ordres de l’officier.
Le policier siégeait au bout de la pièce, sous un grand portrait de Yasser Arafat posé sur un drapeau palestinien. À titre de directeur adjoint, Mohammed Hanyeh pouvait en mener assez large, et sa signature signifiait quelque chose.
Les tables basses en verre, devant les fauteuils des visiteurs, étaient recouvertes de plateaux de biscuits et de tasses de café, vides pour la plupart. Mais pas de cendrier. Le bureau de l’inspecteur principal Hanyeh était le seul de tout le commissariat où on ne fumait pas. Cela présentait l’avantage d’inciter les quémandeurs qui y entraient à faire vite pour pouvoir ressortir en griller une rapidement.
Il était en train de signer une autorisation quand Mustafa, son second, entra, un dossier sous le bras.
Hanyeh demanda aux occupants de sortir et d’attendre à l’extérieur. Personne n’osa soulever d’objection.
Lorsqu’ils furent seuls tous les deux, Mustafa résuma à son patron le fruit de ses plus récentes recherches. Il avait passé en revue toutes les informations disponibles sur les activités canadiennes à Gaza. À part le financement d’UNRWA, il n’y en avait pas tant que ça.
Les ONG travaillant à Gaza devaient se rapporter aux autorités et remettre une déclaration sur les projets qu’ils y menaient et sur les sources de leur financement. Cette procédure avait été menée de façon plutôt irrégulière ces dernières années, compte tenu des nombreuses crises de violence qui avaient éclaté sur le territoire, la dernière étant cette guerre opposant les Israéliens et le Hamas entre 2008 et 2009.
— Les déclarations sont quand même assez à jour, expliqua Mustafa. Quelques églises canadiennes et des groupes de soutien à la Palestine aident des projets éducatifs ou encore l’hôpital Al Shifa. Mais j’ai trouvé ceci qui est intéressant…
Mustafa tendit un formulaire administratif. L’enregistrement d’une ONG dont il n’avait jamais vu le nom auparavant : Myosotis.
— Ce groupe allemand mène, en collaboration avec le ministère de l’Éducation, un projet d’intervention auprès des enfants victimes de la guerre. Or, ce projet a été financé en partie par l’Agence que dirigeait le Canadien assassiné.
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Une demi-heure plus tard, les deux policiers se trouvaient dans l’école de Jabaliya, fraîchement reconstruite à la suite de son bombardement dans le cadre de l’opération israélienne Plomb durci.
La directrice les avait conduits dans une classe aux murs tapissés de dessins d’enfants, les priant d’y attendre quelques instants. Mohammed Hanyeh s’approcha pour examiner l’exposition.
Tous ces dessins, sans exception, représentaient la guerre. Des bombes tombaient du ciel et incendiaient les maisons. Des soldats aux casques frappés de l’étoile de David tiraient à bout portant sur des hommes déjà par terre, la poitrine ensanglantée. Des femmes, bras levés au ciel, se faisaient fusiller. D’autres dessins se voulaient plus positifs et montraient les combattants des brigades Al-Qassam défendant ardemment leurs positions et levant le drapeau palestinien face à l’ennemi.
Hanyeh inclina la tête. Revivre ces événements lui était douloureux. Il avait encore fraîchement en tête l’image qui s’était offerte à lui lorsqu’il s’était rué vers le commissariat après son bombardement. Il s’en était absenté pendant une heure à peine quand l’aviation israélienne, qui considérait la police de Gaza comme une cible militaire, avait frappé, dès le début des hostilités. Dans les premières minutes de la guerre, presque tous les postes de police avaient été bombardés, dont la centrale de Gaza. Devant l’édifice effondré où se précipitaient les secouristes, il avait heurté quelque chose sur le trottoir avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’un pied humain. Le pied d’un collègue, selon toute vraisemblance.
Il avait participé des heures durant à extraire les cadavres et à tenter de retrouver des blessés. Il en était ressorti abattu, couvert de sang, et s’en était allé vomir à l’écart.
Une femme corpulente vêtue d’une abaya et coiffée d’un hijab fit son entrée dans la classe. Elle était suivie d’une cohorte d’enfants de huit à douze ans, mobilisés pour venir commenter leurs œuvres au bénéfice des policiers.
L’inspecteur Hanyeh lui fit comprendre que tel n’était pas le but de sa visite. Les enfants furent renvoyés et la femme, une enseignante de l’école, resta avec eux.
Elle avait travaillé, expliqua-t-elle, avec ce groupe allemand. Ils avaient fait dessiner les enfants pour leur permettre d’exprimer ce qu’ils avaient vu et ressenti pendant la guerre. Il s’agissait d’une méthode de travail éprouvée de Myosotis. Une fois les enfants mis en confiance par le dessin, ils étaient amenés à parler davantage de leur expérience en présence de psychoéducatrices. Puis, au fil des conversations, on détectait ceux chez qui les traumatismes de cette période avaient laissé des blessures psychologiques profondes nécessitant une intervention plus poussée.
Cette phase de dépistage était maintenant terminée. Les ateliers de dessin avaient cessé et deux des psychoéducatrices – elles avaient été trois – étaient reparties. Les psychologues qui poursuivaient le travail étaient des Palestiniens. Seule la directrice allemande du projet était restée, pour consigner le rapport final. Elle se nommait Amanda Speer.
— Une femme admirable, dit l’enseignante.
— Où pouvons-nous la trouver ?
— À vrai dire, je ne sais pas. Amanda a disparu.
Les deux policiers se regardèrent.
— Que voulez-vous dire ? demanda Hanyeh.
— Nous sommes sans nouvelles d’elle depuis plusieurs jours.
— Depuis combien de temps, exactement ? C’est important.
L’enseignante les pria d’attendre et sortit, le temps de vérifier.
Elle revint rapidement, munie d’un agenda.
— Nous avions prévu une réunion avec elle lundi. Et elle n’est jamais venue. Nous avons essayé de lui téléphoner mais nous n’avons pas eu de réponse. Une collègue s’est même rendue chez elle et elle n’y était pas. Nous sommes sans nouvelles depuis.
L’inspecteur se tourna vers son assistant :
— Lundi, c’est le lendemain du meurtre.
Celui-ci réfléchit un instant avant de conclure à la prochaine étape de ses recherches.
— Si elle est sortie de Gaza par les voies régulières, nous le saurons très rapidement. Si par contre elle se cache quelque part à Gaza, nous la retrouverons sans l’ombre d’un doute.
— Yalla ! Vite !