Le cours était commencé. Sophie Boulé était entrée avec quelques minutes de retard dans un amphithéâtre universitaire bondé d’étudiants de premier cycle. Le professeur cessa de parler pendant qu’elle traversait la salle et tous les regards se posèrent sur elle. C’était des garçons pour la plupart, tous coiffés de la kippa – Bar-Ilan était une université religieuse. Mais la clientèle ratissait dans un public assez large, à en juger par les tenues vestimentaires : quelques colons, reconnaissables à leur kippa crochetée, plusieurs orthodoxes aux barbes adolescentes encore en jachère, et de nombreux jeunes en jeans et t-shirts.
Les filles étaient toutes habillées « modestement », comme on disait ici, et Sophie ne regretta pas d’avoir pris la précaution de mettre un tricot à manches longues.
Devant la classe, Moshe Ayalon avait commencé son exposé depuis un moment. Une fois assise, Sophie démarra son enregistreuse puis s’appliqua à l’observer. Ayalon portait une chemise blanche ouverte, à manches courtes ; il était plutôt bedonnant et arborait l’air solide et placide d’un sphinx. Les cheveux coupés ras étaient grisonnants. Il fixait l’assistance de ses petits yeux perçants, presque rieurs, aux contours ridés surmontés de gros sourcils. Il parlait d’une voix lente, apparemment désintéressée, comme s’il savait que la force provocatrice de son propos lui épargnait la nécessité de le livrer avec emphase.
— N’oublions pas que les Arabes appartiennent au désert, disait-il, et que c’est leur vie nomade ancestrale qui a forgé leur caractère. Or, la Bible ne nous donne pas pire image que celle de l’homme du désert… Pourquoi ? Parce qu’il ne respecte aucune loi. Parce que, dans le désert, il fait tout ce qui lui plaît, il prend tout ce qu’il peut, quand il le peut. La tendance au conflit fait donc partie de l’essence de l’Arabe. Sa culture ne lui permet pas de faire des concessions. Lorsqu’il parle de compromis, c’est une forme de tromperie, une ruse pour conduire l’autre partie à baisser la garde et tomber dans son piège… C’est dans ce caractère hérité de la vie nomade – et non pas essentiellement dans le Coran qui n’est qu’une expression de ce mode de vie – qu’il faut chercher la source de l’attirance contemporaine pour le jihad chez les Arabes. Peu leur importe la résistance qu’on leur oppose. Peu leur importe le prix à payer, pour eux-mêmes comme pour leurs familles, leur existence en est une de guerre perpétuelle. Oui ?
Le militaire s’interrompit, le regard porté vers un étudiant à lunettes qui levait la main.
— Pardon, monsieur, mais ce sont là des stéréotypes et des préjugés. Ne devons-nous pas, justement, de manière générale, aller au-delà des préjugés ?
— Pas de lieu commun, s’il vous plaît ! Le préjugé est une des bases de l’intelligence. Sans préjugé, nous serions aveugles aux dangers du monde. Pendant toute l’Histoire, les savants se sont attachés à classer le monde : les plantes, les animaux, les hommes. Les genres, les espèces, les variétés… Cela s’applique aux taxons de la botanique comme aux cultures humaines. Connaître et classer, voilà une des toutes premières fonctions de la science naturelle et de l’esprit humain en général. C’est la base de tout ce qui nous permet de reconnaître à quoi et à qui nous avons affaire. Il permet au chasseur d’anticiper ce que fera sa proie comme il permet au soldat de prévoir ce que fera son ennemi. Sans préjugé, nous sommes tous morts !
Un murmure parcourut la salle. Il n’y eut pas d’autre question.
• • •
Le cours se terminait quand Sophie arrêta son enregistreuse. Elle hésitait entre le malaise que ces propos avaient fait naître en elle et la séduction charismatique qui émanait de cet homme. Était-ce son assurance physique ou sa logique brute qui lui faisait le plus d’effet ? « Sans doute la chimie des deux », se dit-elle alors qu’elle passait son sac fourre-tout en bandoulière et se dirigeait vers lui.
— Shalom ! Je m’appelle Sophie Boulé. J’écris pour les Amitiés Canada-Israël, c’est moi qui vous ai téléphoné ce matin.
— Ah ! Mais bien sûr ! dit Ayalon en lui tendant une patte d’ours, ses yeux marron la fixant avec une convoitise non dissimulée.
Sophie sut dès lors qu’elle avait affaire à un womanizer. Et à un macho, cela ne laissait planer aucun doute…
Cinq minutes plus tard, elle était assise devant lui, derrière la porte close de son bureau de professeur.
Il lui demanda d’éteindre son magnétophone avant de poursuivre.
— Les Juifs et les Arabes sont aujourd’hui comme deux chèvres qui se rencontrent au milieu d’un pont trop étroit qui enjambe un torrent. L’un des deux doit sauter, mais il risque de se tuer. Le plus fort fera sauter le plus faible… C’est ainsi que le pouvoir juif va l’emporter.
Ayalon savourait son énième formule choc sur les Arabes quand Sophie conclut qu’elle en savait assez sur l’idéologie du personnage. L’idée que ce type participe à la fondation d’une chaire d’études avec des évangélistes canadiens l’exaspérait. Elle connaissait la fascination messianique de ces chrétiens pour le retour des Juifs en Terre sainte, une confirmation éclatante, selon eux, des prophéties bibliques. Mais que ces illuminés viennent investir leur âme et leur argent dans la politique de colonisation israélienne lui laissait un goût amer. Elle n’en laissa rien paraître toutefois, préférant aborder le sujet de façon neutre.
— Pourquoi cette chaire d’études en association avec des évangélistes ?
Le général à la retraite lui décocha un sourire espiègle qui lui donna l’impression qu’il ne prenait guère cette entreprise au sérieux.
— Ce sont les amis les plus sincères d’Israël. Ils veulent nous aimer. Leur gouvernement les soutient. Comment refuser ? Avons-nous tant d’amis en ce monde ?
Elle ne voulait pas polémiquer avec lui sur ce sujet. Elle se pencha sur son carnet de notes avant de le relancer avec des questions de nature biographique.
— Vous étiez dans les blindés, je crois…
— Déjà dans le Sinaï, avec Ariel Sharon !
— Comme lui, vous semblez être un dur à cuire ! Est-ce le propre des hommes des blindés d’avoir eux-mêmes une cuirasse ?
— Ha ! ha ! Beau thème de psychanalyse, en apparence ! Mais il n’est pas besoin d’être un homme de ma carrure pour avoir de la carapace… Je suis certain que vous-même, vous savez tenir votre bout de territoire. Et quand deux blindés se frappent, le choc peut être violent et spectaculaire.
Sophie sourit à la remarque suggestive, bien que l’image de l’accouplement des blindés ne suscite pas chez elle de fantasme particulier.
Elle laissa le général raconter la bataille du Sinaï, pendant la guerre du Kippour, celle qui avait assuré en son temps la survie de l’État d’Israël.
— Votre dernier fait d’armes, c’était en 2008-2009 à Gaza, non ?
— En effet. Nous avons pulvérisé le Hamas. Le plus cynique, c’est qu’ils ont eux-mêmes présenté cette défaite comme une victoire et que la presse internationale a donné crédit à cette fiction grotesque.
— Mais ils sont encore plus forts aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Ce ne sera jamais fini.
Sophie enchaîna avec ce qu’elle savait être sa question la plus délicate, tirée d’une recherche rapide qu’elle avait faite sur Internet :
— N’êtes-vous pas sous le coup d’une enquête pour la façon dont vous avez mené cette opération ?
Ayalon ne sembla nullement troublé.
— Là-dessus, je ne peux pas commenter. Cela relève du secret militaire. Par ailleurs, l’enquête de Tsahal est terminée, et rien n’a été retenu contre moi ni contre mes hommes. Ça, vous pouvez l’écrire.
Sophie savait qu’elle ne tirerait rien d’autre de lui à ce sujet. De toute façon, elle n’était pas payée pour faire du journalisme d’enquête. Elle allait renoncer à poursuivre dans cette veine, mais Ayalon lui-même avait trop envie d’en rajouter pour fermer complètement ce chapitre.
— Pour comprendre cet épisode, je vous recommande de chercher les réponses dans un livre que j’ai écrit il y a des années de cela…
Il se leva, passa derrière elle en posant sa main sur son épaule au passage et se dirigea vers sa bibliothèque. Il en tira un livre qu’il lui tendit. Sophie lut le titre et son sous-titre : La loi du désert et le Code d’Hammourabi. La psychologie bédouine des représailles.
— Cela vous aidera à comprendre la mentalité de la guerre qui dicte encore la réalité dans cette partie du monde. Une réalité que les Occidentaux, en particulier les chrétiens, ont tant de mal à comprendre et qui fausse leur jugement sur nous.
— Je ne suis pas chrétienne.
— De culture, vous l’êtes, forcément. Mais cela n’est pas un reproche. Rappelez-moi quand vous l’aurez lu, ajouta le militaire avec un sourire suave. J’aimerais beaucoup en discuter avec vous…